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Trois heures de conférence…
Cemp, qui était le seul Silkie présent, occupait un siège près de l’extrémité de la longue table et commençait à trouver la discussion assommante.
Dès le début, il lui avait semblé que lui-même ou quelque autre Silkie devrait être envoyé sur l’astéroïde des Silkies pour découvrir la vérité, s’occuper de l’affaire d’une manière strictement logique mais humaine et faire ensuite un rapport à l’Autorité.
Si, pour une raison quelconque, la prétendue nation Silkie se révélait déraisonnable, alors une plus ample discussion s’imposerait.
En attendant que les quarante membres du comité aboutissent à la même décision, il ne pouvait s’empêcher de remarquer leur ordre d’importance autour de la table.
Les Êtres Spéciaux, parmi lesquels Charley Baxter, siégeaient à la tête. Plus bas, de part et d’autre, c’était des êtres humains ordinaires. Et puis à l’autre bout Cemp lui-même et, encore plus bas, trois assistants et le secrétaire officiel du triumvirat de l’Autorité Silkie.
Cette observation n’était pas nouvelle pour lui. Il en avait discuté avec d’autres Silkies, et on lui avait fait remarquer que c’était là un renversement du rôle du pouvoir tout nouveau dans l’histoire. Les individus les plus forts du système solaire, les Silkies, n’avaient encore droit qu’à un statut secondaire.
Il fut tiré de ses réflexions par un silence soudain. Charley Baxter, mince, les yeux gris, s’était levé et contournait la longue table. Il s’arrêta en face de Cemp.
— Eh bien, Nat, dit-il, voilà l’affaire telle que nous la voyons.
Il semblait embarrassé.
Cemp se livra à un play-back éclair de la discussion et s’aperçut qu’ils avaient effectivement abouti à l’inévitable conclusion. Mais il nota aussi qu’ils la considéraient comme une lourde décision. C’était beaucoup demander à quelqu’un, pensaient-ils. Le résultat risquait d’être un désastre personnel. Il savait que s’il refusait on ne le blâmerait pas.
— J’ai un peu honte de cette demande, dit Baxter, mais nous sommes presque dans une situation de guerre.
Cemp voyait bien qu’ils n’étaient pas sûrs d’eux. Il n’y avait pas eu de guerre sur la Terre depuis cent cinquante ans. Plus personne n’y était expert.
Il se leva, regarda tous les visages tournés vers lui et déclara :
— Calmez-vous, messieurs. J’irai, naturellement.
Ils parurent tous, soulagés. La discussion aborda rapidement les détails, la difficulté de situer un unique météorite dans l’espace, en particulier un corps céleste qui avait une période sidérale si longue.
On savait pertinemment qu’il y avait environ quinze cents grands météorites et astéroïdes, et des dizaines de milliers de plus petits objets sur orbite autour du soleil. Tous avaient des orbites ou des mouvements qui, tout en étant soumis aux lois de la mécanique céleste, étaient souvent très excentriques. Quelques-uns, les comètes par exemple, se rapprochaient périodiquement du soleil et puis repartaient dans l’espace pour revenir cinquante à cent ans plus tard pour un nouveau tour de manège trépidant. Il y avait tellement de ces cailloux de taille intermédiaire qu’ils n’étaient identifiés et leur trajectoire observée que pour des raisons spéciales. Jamais on n’avait vu la nécessité de les suivre tous.
Cemp avait réussi à atterrir sur des centaines de météorites isolés. Ses souvenirs de ces expériences étaient parmi les plus déplaisants de ses innombrables vols spatiaux… les ténèbres, la pierre absolument nue, le manque total de stimulation sensorielle. Bizarrement, plus ils étaient grands, plus la sensation était désagréable.
Il avait découvert qu’il parvenait à avoir une sorte d’affinité intellectuelle avec un caillou de moins de trois cents mètres de diamètre. C’était particulièrement vrai quand il rencontrait une masse inerte qui avait fini par être précipitée sur une orbite hyperbolique. Quand il calculait qu’elle était destinée à quitter à jamais le système solaire, il tentait d’imaginer depuis combien de temps elle était dans l’espace, jusqu’où elle était allée, comment elle allait maintenant se projeter hors du système solaire et passer des millénaires entre les étoiles, et il ne pouvait réprimer une sensation de perte, un vague chagrin.
Un représentant du gouvernement – un être humain nommé John Mathews – interrompit ses réflexions.
— Mr Cemp, je voudrais vous poser une question très personnelle.
— Je vous en prie.
— D’après les rapports, plusieurs centaines de Silkies terrestres ont déserté et sont déjà passés du côté de ces Silkies indigènes. Il est évident que vous ne pensez pas comme eux que cet astéroïde Silkie est la terre natale. Pourquoi ?
Cemp sourit.
— Eh bien, premièrement, je n’achèterais jamais chat en poche comme ils le font… Et puis, indépendamment de mes sentiments de loyauté envers la Terre, je ne crois pas que l’avenir des formes de vie sera amélioré par une adhésion rigide à l’idée que je suis un lion, ou que je suis un ours. La vie intelligente progresse, ou devrait progresser, vers une civilisation commune. Je suis peut-être comme le petit paysan qui s’en est allé à la ville, la Terre. Maintenant ma famille veut que je revienne à la ferme. Elle ne comprendra jamais pourquoi je ne peux pas. Alors je n’essaye même pas de le lui expliquer.
— Peut-être, dit Mathews, l’astéroïde est-il en réalité la grande ville et la Terre la ferme. Alors ?
Cemp sourit poliment mais secoua simplement la tête. Mathews insista :
— Encore une question. Comment doit-on traiter les Silkies ?
Cemp écarta les mains.
— Je ne crois pas que le moindre changement s’impose.
Il parlait sincèrement. Jamais il n’avait pu se passionner pour des questions de préséance. Pourtant, il savait depuis longtemps que certains Silkies s’irritaient de leur rôle qu’ils jugeaient inférieur. D’autres, comme lui, faisaient leur devoir, restaient fidèles à leurs femmes humaines et s’efforçaient de jouir des possibilités quelque peu limitées de la civilisation humaine, limitées pour les Silkies qui possédaient tellement de sens supplémentaires pour lesquels il n’existait pas de stimulation vraiment créatrice.
Les choses pourraient aller mieux, sans doute. Mais en attendant, elles étaient ce qu’elles étaient. Cemp reconnaissait que toute tentative de changement provoquerait de la peur, un bouleversement chez les êtres humains. Pourquoi risquer cela, dans le seul but de satisfaire l’orgueil de moins de deux mille Silkies ?
Du moins, le problème s’était ainsi posé jusqu’à présent. L’arrivée des Silkies de l’espace allait faire apparaître un nombre infini de nouveaux egos, se dit Cemp ; pas assez cependant pour bouleverser les statistiques.
— À ma connaissance, dit-il, et dans toutes les circonstances concevables, il n’y a pas de meilleure solution au problème Silkie que celle que nous avons en ce moment.
Charley Baxter choisit cet instant pour clore la discussion.
— Nat, tous nos vœux, nos meilleurs vœux, t’accompagnent. Et sois assuré de notre entière confiance. Un vaisseau spatial va te placer sur l’orbite de Mercure et te donner une bonne avance. Bonne chance.