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Il entra dans la grande maison au bord de la mer sous sa forme humaine, afin de courir plus aisément dans les couloirs. Et comme il s’était adapté à la structure sensorielle étrangère, son arrivée ne fut signalée qu’en partie.
Il trouva Joanne dans la grande chambre, à moitié déshabillée.
Elle ne lui avait jamais paru plus séduisante. Son sourire, chaleureux, engageant et amical, l’attira. Elle était dans un état d’excitation qui se communiqua à Cemp, faisant naître une impulsion si primitive qu’elle était comme un léger voile translucide enveloppant ses sens, brouillant sa vue de la réalité. La jeune femme, presque luminescente, radieuse, était étendue sur le lit rose et tout l’être de Cemp se tendit vers elle. Pendant un long moment rien d’autre n’exista. Ils étaient deux êtres profondément amoureux.
Haletant, ahuri par cette affreuse puissance instantanée, Cemp se força à songer au sort de la véritable Joanne, consacra toute son attention à sa peur pour elle… et rompit le charme.
La rage, la haine, la violence qui avaient monté en lui explosèrent.
Mais la radiation magnétiquement contrôlée que Cemp décocha sur la créature crépita, futile et vaine, contre un écran d’énergie magnétiquement contrôlée. Furieux, la bave aux lèvres, il se jeta sur l’être et lutta avec lui à mains nues.
Pendant quelques secondes ils s’empoignèrent, la femme presque nue et Cemp entièrement nu. Et puis Cemp fut violemment repoussé par des muscles dix fois plus puissants que les siens.
Il se releva d’un bond mais il était calmé, et capable de réfléchir de nouveau. Il envisagea alors tout le problème de la Terre en fonction de cette créature et du péril qu’elle représentait.
Le double de Joanne changeait. Le corps devint celui d’un homme conservant encore autour de ses hanches la mousseuse lingerie féminine, mais il n’y avait rien de féminin dans son attitude. Le regard chargé de l’infini potentiel de la violence mâle, l’entité regarda Cemp dans les yeux.
Cemp était malade d’angoisse pour sa femme mais l’idée ne lui vint même pas d’interroger cette créature à son sujet. Il gronda simplement :
— Je veux que tu partes. Nous communiquerons avec toi quand tu seras à un million de kilomètres dans l’espace.
La belle figure humaine de l’autre s’éclaira d’un sourire condescendant.
— Je vais partir. Mais je sens en toi le désir d’apprendre d’où je viens. Tu ne le sauras jamais.
Cemp répliqua d’une voix posée :
— Nous verrons ce que deux mille Silkies peuvent tirer de toi.
La peau de l’être étincelait de santé, rayonnait d’assurance et de puissance.
— Je devrais peut-être te dire que nous, les Kibmadines, sommes parvenus à un contrôle total de toutes les forces que les Silkies ne maîtrisent que partiellement.
— Beaucoup de rigidité peut envelopper une flexibilité, rétorqua Cemp.
— Ne m’attaque pas, conseilla l’autre. Le prix serait trop élevé.
Il fit un pas vers la porte. À ce moment, soudain, Cemp eut une autre pensée, une autre sensation… une répugnance à laisser partir cet être sans chercher au moins à l’atteindre à travers le gouffre qui les séparait. Parce que c’était le premier contact de l’homme avec une intelligence étrangère. Pendant quelques brèves secondes, Cemp se rappela les mille rêves qu’avaient faits les êtres humains d’une telle rencontre. Mais son hésitation prit inévitablement fin tandis que la réalité infiniment hostile emplissait le vide infini entre eux.
Quelques instants plus tard, l’étranger était dans le jardin, se dissolvait, se transformait… et disparaissait.
Cemp prit contact avec Baxter.
— Mets-moi en ligne avec un autre Silkie pour qu’il prenne la relève. Je suis vraiment très près de ma transformation.
Il fut mis en ligne par le réseau de communication avec un Silkie nommé Jedd. Cependant, Baxter annonçait :
— Je suis en route. On m’a attribué un grand pouvoir gouvernemental.
Cemp trouva Joanne dans une des chambres d’amis. Elle était couchée tout habillée et respirait lentement et profondément. Il envoya un rapide courant d’énergie vers son cerveau. Les réflexes qu’il déclencha le rassurèrent ; elle dormait tout simplement. Il capta aussi un peu de l’énergie étrangère qu’elle conservait encore dans ses cellules. L’information en surimpression sur cette énergie lui apprit immédiatement pourquoi Joanne était encore en vie : le Kibmadine s’était servi de son corps vivant pour la reproduire.
Cette fois-là au moins la créature avait visé un gibier plus gros, un Silkie.
Cemp n’essaya pas de réveiller sa femme endormie mais il se sentait immensément soulagé. Il sortit sur la terrasse dominant la longue plage de sable blanc et l’océan bleu immémorial. Il y resta assis jusqu’à l’arrivée de Baxter.
Ils avaient déjà communiqué mentalement. Baxter remarqua :
— Je sens un doute en toi.
Cemp hocha la tête. Baxter insista avec douceur :
— Que crains-tu ?
— La mort !
C’était un sentiment profondément enraciné. Assis là, Cemp prit une résolution, pour la seconde fois depuis qu’il avait eu des rapports avec l’étranger, celle de mourir s’il le fallait. Et, cette décision prise, il commença à actionner tous ses récepteurs, après avoir éliminé avec soin tous les bruits terrestres environnants. La télévision, la radio, les innombrables énergies des machines, tout devait être écarté de lui. Rapidement, alors, il se mit à « entendre » les signaux venus de l’espace.
Longtemps avant les Silkies, on avait su que l’espace était plein de messages, que tout l’univers intersidéral palpitait d’un nombre incroyable de vibrations. Heure après heure, année après année, les Silkies vivaient dans ce « bruit » incessant et la plus grande partie de leur premier entraînement était consacrée au développement du sommeil sélectif et des mécanismes de repos et d’éveil de chaque récepteur.
Maintenant, ceux qui étaient endormis se réveillaient, ceux qui était au repos devenaient attentifs.
Son esprit atteignit sa conscience de pointe et il commença à sentir les étoiles proches, les étoiles lointaines, les constellations, les galaxies.
Chaque étoile avait son propre signal complexe. Aucun n’était semblable, aucun n’était ressemblant même de très loin.
L’univers sur lequel il se brancha était entièrement composé d’individus. Cemp calcula la distance de chaque étoile, l’aspect unique de chaque signal. Un monde d’espace amical ! Chaque étoile étant exactement et précisément ce qu’elle était, l’immense univers stellaire prenait une signification. Il n’y avait pas de chaos. Il ressentit sa propre situation dans l’espace et le temps et cela lui apporta la certitude de la justesse fondamentale des choses.