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Dans un groupe, seul le chef peut trahir. Et il doit trahir, ou être prêt à trahir, sinon il n’y a pas de groupe.

Tous les autres doivent s’incliner, obéir au règlement, être inconditionnels ; toute objection, même mentale, est interdite.

On doit jurer fidélité au chef « sans restrictions mentales ». On doit soutenir le code et, idéalement, rapporter à la police du chef toutes les violations commises par les autres ou soi-même.

À tout moment, pour le bien du groupe – et selon le seul jugement du chef – on peut être trahi (sacrifié) sans qu’aucune explication soit donnée.

Périodiquement, vous-même ou quelque autre conformiste doit être trahi par simple mesure politique, même si vous ne vous êtes pas écarté du code par quelque mode de jugement que ce soit.

La trahison même du chef, en soi, rend coupable celui qui a été trahi. Immédiatement, toutes les autres personnes du groupe doivent s’écarter de lui sans restrictions mentales.

La règle de trahison par le seul chef s’applique à tout système de groupe, y compris l’électif – qui représente le groupe des assistants immédiats du chef.

Quand un groupe prend de l’importance, le chef délègue ses droits de trahison à des personnes inégalement qualifiées qui agissent en son nom. Là où ce procédé de délégation se poursuit et se généralise, il y a des allègements, parce que les sous-chefs ne sont pas tous aussi sensibles que le chef aux dangers du non-conformisme.

Mais le chef qui peut lire les pensées et qui emploie le cycle de trahison selon une impitoyable méthode de contrôle policier peut rester chef… éternellement.

Ainsi la trahison, appliquée avec logique, gagne à tous les niveaux et le plus haut niveau est…

Pour Cemp, un événement combiné se produisait. Il avait l’impression qu’un être avec qui il était en totale communication mentale était petit. Si petit ! À moins – et il fut pris d’une perplexité soudaine – à moins qu’il ne fût lui-même immense ? Incroyablement grand, plus grand que l’univers ?… L’être dont Cemp captait les pensées rejetait le concept d’immensité. C’était plus confortable de se sentir… petit.

Satisfait de n’être qu’un simple point, l’être envisagea ce qu’il pourrait devenir. Il pensa, et Cemp reçut la pensée, N’Yata sera contente que j’aie cet instant de presque ultime réalité.

À son stade de développement, il ne pouvait espérer tenir qu’un temps très bref, en alignant ce qui lui était possible, en installant autant de lumières dorées qu’il pouvait dans le temps imparti… Pas une seconde à perdre.

Une à une, l’être, lui-même si petit, projeta des parcelles de petitesse plus infimes encore dans les ténèbres. Chaque parcelle était difficile à expulser, comme si leur attachement à lui, ou leur consanguinité, les empêchait de s’écarter. Les premiers mètres étaient terriblement durs, les premiers kilomètres durs, les premières années-lumière progressivement plus faciles, la distance d’une galaxie aussi aisée que pour une plume emportée par un tourbillon. Et les sombres années-lumière au-delà ne comporteraient pratiquement pas d’obstacles.

Soudain, un des points qu’il avait ainsi expulsés attira l’attention de l’être. Il pensa : Non, oh non, je ne dois pas !

Il luttait à ce moment contre un brusque éveil d’intérêt. Il essaya de se dire la vérité, que c’était lui qui avait projeté le point et que c’était lui qui projetait son intérêt sur ce point. Que la chose n’avait aucun intérêt en soi.

Mais une curieuse inversion se produisait : la conviction que le point en soi était intéressant, qu’il y avait là quelque chose de séduisant, indépendamment de la pensée qu’il lui accordait.

À l’instant de cette prise de conscience, Cemp sentit la haute et pure énergie de la créature commencer à baisser. Rapidement, sembla-t-il – pendant quel laps de temps, il n’aurait su le dire – l’être subit une transformation émotionnelle et passa d’une espèce de rayonnement au travers d’un brusque éclat de rage, à cette illusion : Je suis probablement dieu, ou au moins un demi-dieu. Donc toutes les choses doivent s’aligner sur moi. Il était revenu, pensa ironiquement l’être, au niveau de la trahison.

Enfin, toutes les bonnes choses ont une fin.

En pensant cela, il était déjà à l’autre point, celui qui avait si automatiquement éveillé son intérêt.

À chaque instant de ces remarquables événements Cemp livrait et observait, au moyen d’un autre aspect de sa conscience, un combat à mort qui n’avait aucune signification.

Personne ne le combattait.

Comme un homme qui tombe par une bouche d’égout qu’il n’a pas vue dans un cloaque d’eau profonde, tourbillonnante et dégoûtante ; comme un enfant saisissant un fil à haute tension et brusquement choqué par le courant ; comme quelqu’un qui met le pied dans un nœud coulant actionne une détente et se trouve aussitôt projeté à trente mètres du sol tandis que l’arbre courbé reprend sa position verticale… Cemp s’était manœuvré lui-même dans l’équivalent cosmique du déplacement d’air d’une fusée.

Il fut instantanément incapable de résister… il luttait contre une force naturelle transcendant son expérience. C’était une condition fondamentale de l’espace, dont l’existence n’avait jamais été soupçonnée par l’homme ou le Silkie.

Cemp dressa ses barrières, soutira de l’énergie du vaisseau-piège, remplaça ce qui était aspiré hors de lui.

Le point doré s’éteignit.

Et Cemp s’aperçut qu’il était dans une grande salle. Plusieurs êtres humains, assis devant un gigantesque tableau de commandes, se retrouvèrent et le regardèrent avec stupeur.

Alors que Cemp reconnaissait le haut personnel de l’Autorité Silkie, Charley Baxter bondit de sa chaise et se précipita en courant sur l’épais tapis.

Cemp s’aperçut d’autre chose ; son corps de Silkie paraissait instable, d’une manière jamais connue. Ce n’était pas désagréable ; il avait simplement l’impression qu’une partie de lui-même avait conscience d’un lieu lointain.

Une pensée alarmante lui vint : Je suis encore relié à l’autre lieu. Je pourrais être arraché d’ici d’un instant à l’autre.

Et ce qu’il y avait d’alarmant, c’était qu’il ne possédait plus d’autres défenses. À part une toute petite idée de retardement, il avait utilisé toutes ses possibilités.

En conséquence, c’était la véritable crise, à moins que…

Cemp se transforma en humain.

C’était un acte assez inconsidéré. L’idée lui était venue qu’un changement de structure le libérerait, ne serait-ce qu’un peu, de ce lointain… rapport. Comme c’était la seule possibilité qui lui restait, il effectua le changement immédiatement et, dans sa hâte, glissa et tomba à demi par terre.

Il nota avec soulagement que la transition semblait avoir fonctionné. La sensation d’être relié s’atténua, disparut presque. Elle était toujours là mais comme un chuchotement qui persiste quelques instants après des hurlements.

Charley Baxter le rejoignit et il lui cria :

— Vite ! Allons à l’ordinateur. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il faut que je sois déchiffré.

En chemin, quelqu’un tendit une blouse à Cemp. Il l’enfila sur son corps nu sans s’arrêter.

Il y eut une petite conversation, tendue, saccadée. Baxter demanda :

— Qu’est-ce qui a pu arriver ?

— J’ai gagné du temps, répondit Cemp.

Il s’expliqua ; c’était naturellement beaucoup plus que ça. Au lieu d’être instantanément vaincu, il avait manipulé et dérouté l’ennemi. Confronté à un être supérieur, il avait utilisé ce qu’il possédait de ruse et d’habileté. Maintenant il avait désespérément besoin de secours, de comprendre, de connaître la chose fantastique qu’il avait vécue.

— Combien de temps penses-tu avoir ? demanda anxieusement Baxter.

— J’ai l’impression qu’ils travaillent à toute vitesse. Alors une heure… pas plus.

À sa façon électronique rapide – mais trop lente au gré de Cemp – l’ordinateur l’étudia et donna ses quatre réponses au choix.

La première des deux plus importantes réponses – la trois – était fort étrange en vérité. « J’ai l’impression, dit l’ordinateur, que tout ce qui s’est passé se produisait dans l’esprit de quelqu’un. Cependant il y a une impression de quelque chose d’ultime dans ce concept. Quelque chose… eh bien, je ne sais pas… de vraiment fondamental à toutes choses. »

Naturellement, c’était difficile à accepter. Ultime-fondamental… c’était trop colossal.

L’ultime, axiomatiquement, ne pouvait être combattu ou repoussé par quelque chose de moindre.

« C’est vraiment, dit l’ordinateur, tout ce que je peux vous dire. La manipulation de l’espace, dont les Nijjans semblent capables, est nouvelle. Il semblerait que les cellules de leur système ont eu à s’adapter à des conditions qui leur donnent un avantage sur les autres formes de vie ; une sorte de plus grande maîtrise de l’essence des choses. »

Ce fut un mauvais moment. Alors même que l’ordinateur avouait son échec, Cemp sentait en lui une altération. Le quelque chose là-bas s’adaptait à son propre corps humain. Il fut soudain convaincu que d’une seconde à l’autre un seuil serait franchi.

À mots précipités, il fit part de cette sensation à Baxter et conclut :

— J’espérais avoir le temps de rendre visite au quartier général terrestre des Silkies d’origine, mais je ferais mieux de redevenir Silkie tout de suite.

La réponse de Baxter révéla qu’il avait conscience du péril encouru par Cemp : se retrouver au milieu de quelque vide de l’espace dans son corps humain sans protection. Il demanda avec angoisse :

— Est-ce que tu ne t’es pas transformé en humain justement parce que comme Silkie tu étais encore plus vulnérable à ce qui cherche à t’entraîner ?

C’était vrai. Mais Cemp n’avait plus le choix. Sous forme de Silkie, il serait, provisoirement au moins, plus en sécurité dans un environnement dangereux.

Baxter reprit, d’une voix encore plus tendue :

— Nat, pourquoi ne prends-tu pas une autre forme ?

Cemp se retourna et le regarda fixement. Pendant un instant ils restèrent silencieux, face à face dans cette salle élégante, avec ses fauteuils profonds et ses petites saillies mécaniques, tout ce qui était visible de l’ordinateur géant. Enfin, Cemp dit :

— Charley, les conséquences de ce que tu suggères relèvent de l’inconnu.

— Nat, si nous ne pouvons pas te faire confiance pour t’en sortir, alors c’est que le problème est insoluble, de toute façon.

La sensation de changement imminent devint plus forte. Mais Cemp cherchait à gagner du temps. Ce que Baxter conseillait était aussi bouleversant que la menace des Nijjans !

Se transformer… en n’importe quoi !

N’importe quel corps. N’importe quelle forme. Être quelque chose d’entièrement différent des trois corps qu’il connaissait si bien.

Il croyait à ce que Charley avait dit. Mais c’était une vérité en rapport avec un passé connu, la situation humains-Silkies dans laquelle il avait été élevé. Ce n’était pas une vérité pour quelqu’un qui n’aurait pas ces antécédents. Ou-Dan, le Silkie « d’origine » du météorite, l’avait exprimé on ne peut plus clairement.

Cemp eut l’étrange certitude, la plus étrange de sa vie, qu’il était comme un homme à l’extrême bord d’une falaise dans la nuit totale, s’apprêtant à sauter dans le vide et dans le noir.

Ce serait, naturellement, un bond limité. Pour le moment, il n’y avait que trois changements qu’il pouvait effectuer. Il pourrait devenir un Kibmadine ou la créature qu’était devenu le Kibmadine… ou un Nijjan.

Il expliqua à Charley :

— Il faut avoir une image mentale pour se guider, avoir déjà « vu » l’autre être, et je n’en ai que quelques-unes.

— Change-toi en Nijjan ! dit Baxter d’une voix pressante.

Cemp demanda, presque nonchalamment :

— Tu parles sérieusement ?

Puis, comme il avait la sensation interne que quelque chose commençait à lui échapper – c’était une impression très nette – il repassa rapidement l’image du Nijjan telle qu’il l’avait enregistrée ; il la « joua » par l’intermédiaire de son système transmorphe.

Au même instant, chacune de ses cellules reçut une décharge d’énergie uniforme et simultanée qui agit comme l’explosion d’une amorce de cartouche, libérant l’énergie retenue dans la cellule.

La transformation fut très rapide parce que les énergies chimiques ainsi libérées avaient besoin de s’unir instantanément avec leurs homologues chimiques.

C’était une de ces situations où, en théorie, le processus entier ne devrait prendre qu’une seconde ou moins. Mais dans la réalité, naturellement, les cellules vivantes étaient plus lentes à s’adapter. Ainsi cinq secondes et demie s’écoulèrent avant que Cemp se trouve dans son nouvel état.

Et aussi, observa-t-il, en un lieu inconnu.