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Le couloir dans lequel Cemp se trouva était en béton et légèrement en pente. Il était aussi tout droit et assez bien éclairé. Cemp apercevait la jeune femme devant lui, à une soixantaine de mètres.

Elle courait, mais comme peut courir une femme portant une jupe droite, pas très vite. Cemp s’élança à son propre galop accéléré et en une minute il eut réduit de moitié la distance qui les séparait. Soudain, le béton cessa. Au-delà, c’était une caverne de terre, éclairée aussi mais avec des ampoules plus espacées.

En arrivant à cet endroit, la jeune femme envoya à Cemp un message sur une ligne de force magnétique.

— Si vous n’arrêtez pas de me poursuivre, il faudra que j’emploie la force de… (quelque chose que Cemp ne comprit pas).

Il se rappela l’énergie qui avait soulevé U-Brem dans les airs. Il prit la menace au sérieux et modifia aussitôt une onde magnétique pour rendre l’inconnue inconsciente.

Ce n’était pas un acte aussi cruel qu’il l’aurait été plus tôt. À présent, elle tomba comme une masse – ce qui était le signe du gestalt d’inconscience – mais sur de la terre et non sur du ciment. L’élan de son corps était tel qu’elle s’affala sur les genoux et glissa sur son épaule droite. Cela n’avait pas l’air trop grave pour elle, du moins Cemp le pensa en s’approchant.

Il allait maintenant au pas. Encore méfiant, il se pencha sur elle, résolu à ne laisser aucune « force » spéciale la lui arracher. Il avait vaguement honte – mais sans plus – de la méthode violente qu’il avait employée. Son raisonnement n’avait permis aucun autre contrôle sur elle. Le « sommeil » imposé à U-Brem n’avait pas empêché cet individu de diffuser le champ de force – comme le considérait Cemp – qui l’avait sauvé. Mais, tout simplement, il ne pouvait la laisser s’échapper.

Comme c’était une situation nouvelle, il agit immédiatement. À ce moment, il la tenait ; il y avait bien trop d’inconnues pour qu’il perdît du temps. Il s’accroupit à côté d’elle. Comme elle était inconsciente et non endormie, son système sensoriel restait ouvert à la situation externe. Mais pour qu’elle réponde, il faudrait la faire passer dans le sommeil afin que les perceptions internes coupées dans le sommeil puissent se diffuser.

Il resta assis là, manipulant alternativement son centre d’inconscience quand il voulait poser une question et son centre de sommeil pour obtenir la réponse. C’était un peu comme les radios amateurs d’autrefois, chacun disant « à vous » quand il avait terminé son message.

Et naturellement il devait s’assurer de surcroît qu’elle répondait bien à ce qu’il demandait. Il posait donc une question après l’autre et à chacune il modifiait une onde magnétique au moyen d’un message au gestalt des cellules cérébrales réagissant aux drogues hypnotiques. Le résultat fut une conversation mentale suivie.

— Quel est ton nom ?

— B-Roth.

— D’où viens-tu ?

— De chez nous.

— Où est-ce ?

— Dans le ciel.

Une image mentale arriva d’un petit caillou dans l’espace ; Cemp eut une impression de météorite de moins de trente kilomètres de diamètre. Elle ajouta :

— Sur le point de passer derrière le soleil, à l’intérieur de l’orbite de la première planète.

Ainsi donc, elle était bien venue sur Terre à l’avance. Ils étaient donc bien tous loin de « chez eux » et ne savaient apparemment pas qu’ils étaient dépassés par les Silkies terrestres. Cemp obtenait à présent l’information décisive.

— Quelle est son orbite ? demanda-t-il.

— Elle va aussi loin que la huitième planète.

Neptune ! Quelle distance fantastique… près de trente unités astronomiques !

— Quelle est sa vitesse moyenne ?

Elle répondit en se basant sur l’année de Mercure. En convertissant en temps terrestre, on obtenait cent dix ans par orbite.

Cemp sifflota tout bas. Une association d’idées lui était venue immédiatement à l’esprit. Marie Ederle avait mis au monde le premier bébé Silkie il y avait un peu plus de deux cent vingt ans, selon l’histoire officielle. Donc approximativement le double de la période orbitale du petit astéroïde des Silkies.

Renonçant brusquement à ces suppositions, Cemp demanda à B-Roth comment elle retrouverait l’astéroïde qui devait être perdu au milieu de milliers de corps semblables.

Seul un Silkie pouvait opérer suivant la méthode qu’elle expliqua. Elle avait dans le cerveau une suite de rapports et d’images-signaux de reconnaissance qui indiquaient pour elle l’emplacement de la planète des Silkies.

Cemp effectua une copie mentale précise de ces images. Il allait l’interroger sur d’autres sujets quand un phénomène d’inertie affecta son corps.

Il fut projeté à la renverse… comme s’il s’était trouvé dans un véhicule le dos tourné au sens de la marche et que ce véhicule s’arrêtait brutalement tandis qu’il continuait, emporté par l’élan.

Comme il était constamment protégé contre les chutes brutales, il fut déplacé de moins de trois mètres avant que se déclenche son champ magnétique, son unique mécanisme écran pendant sa période humaine.

Le champ qu’il déployait ne pouvait interrompre directement l’attraction gravifique mais il était dérivé de la force magnétique de la Terre et tirait sa puissance des lignes d’énergie passant par cet espace précis.

Cemp modula ces lignes ; elles s’attachèrent à des bandes de métal flexibles, tissées dans ses vêtements. Ainsi soutenu, il resta suspendu à un ou deux mètres du sol. De ce poste d’observation il put examiner la situation.

Le phénomène se révéla aussitôt absolument fantastique. Cemp détecta dans le cœur du champ gravifique un minuscule complexe moléculaire. Ce qu’il avait de fantastique, c’était ceci : la gravité était une invariable, dépendant uniquement de la masse et du carré de la distance. Il avait déjà calculé que l’attraction gravifique qu’il subissait équivalait à trois fois celle de la Terre au niveau de la mer. Ainsi, selon toutes les lois de la physique, cette particule incroyablement petite devait avoir une masse équivalant à trois Terres !

Impossible, bien sûr.

Ce n’était en aucune façon un complexe de macromolécule, pour autant que Cemp pût le déterminer, et ce n’était pas radioactif.

Il allait abandonner son examen et s’intéresser à sa propre situation quand il remarqua que le champ gravifique avait un autre aspect plus incroyable encore. Son attraction se limitait à la matière organique. Il n’avait aucun effet sur les parois du tunnel et même – Cemp le constata avec une nouvelle stupéfaction – le corps de la femme ne le subissait pas.

La gravité se limitait à une configuration organique particulière : lui-même ! Un corps, un être humain – Nat Cemp – était le seul objet sur lequel elle était orientée.

Il se souvint qu’il n’avait pas été touché par le champ qui avait soulevé U-Brem. Il avait senti la présence d’un champ mais seulement par le fait que les lignes magnétiques passant par sa tête en avaient été affectées. Même sous sa forme Silkie, tandis qu’il poursuivait le corps de son alter ego dans l’espace, cela avait persisté.

C’était pour lui un champ gravifique personnel, un petit groupe de molécules qui le « connaissaient ».

Comprenant tout cela en un éclair, Cemp tourna la tête et contempla la jeune femme. Ce qu’il vit ne le surprit pas. Son attention avait été détournée de force, si bien que la pression qu’il exerçait sur son centre d’inconscience s’était relâchée. Elle s’animait, elle reprenait connaissance.

Elle se redressa, regarda autour d’elle et vit Cemp.

Aussitôt, elle se leva avec une aisance de sportive. Elle ne se rappelait manifestement pas ce qui s’était passé pendant qu’elle était sans connaissance, elle ignorait qu’elle avait totalement révélé des secrets fondamentaux, car sa figure s’éclaira d’un sourire.

— Vous voyez ? dit-elle. Je vous avais prévenu. Eh bien, au revoir.

Visiblement d’excellente humeur, elle tourna les talons, s’éloigna dans le souterrain et finit par disparaître.

Après son départ, Cemp accorda de nouveau toute son attention au champ gravifique. Il supposa qu’il finirait par être retiré ou par s’atténuer. Il serait alors libéré. Il eut aussi la certitude qu’il n’avait sans doute que quelques brèves minutes pour l’examiner et découvrir sa nature.

Il maugréa mentalement : Si seulement je pouvais prendre ma forme Silkie, je pourrais réellement l’étudier.

Mais il n’osait pas, il ne pouvait pas. Du moins pas en conservant simultanément sa position sûre.

Les Silkies avaient une faiblesse, si l’on pouvait l’appeler ainsi. Ils étaient vulnérables à l’instant où ils passaient d’une forme à une autre. Tenant compte de cela, Cemp eut sa première conversation mentale avec Joanne. Il lui expliqua sa fâcheuse position, lui répéta ce qu’il avait appris et conclut :

— Je pense pouvoir rester ici toute la journée et voir ce que tout cela donne, mais je devrais probablement avoir un autre Silkie pour veiller au grain en cas d’urgence.

Elle répondit anxieusement :

— Je vais demander à Charley Baxter de te contacter.