21

Cemp regagna sans incident la salle qui contenait la Terre.

Tout en installant ses signaux pour que tous ses écrans protègent cette précieuse boule ronde, Cemp s’autorisa à espérer un peu.

Des secrets ! pensa-t-il encore et son espoir s’affermit.

La vie, dans son impulsion naturelle, n’avait pas de secrets.

Le bébé gazouillait ou pleurait ou manifestait ses besoins instant après instant selon les sensations qu’il éprouvait. Mais l’enfant, en grandissant, était progressivement grondé et inhibé, soumis à mille restrictions. Cependant, tout au long de sa vie, l’être vivant rêverait d’extériorisation, de libération de toute contrainte, lutterait pour se délivrer du conditionnement de l’enfance.

Le conditionnement n’était pas en soi la logique des niveaux, mais il s’y associait, à un échelon au-dessous. L’aspect était celui d’un centre de contrôle, c’est-à-dire une rigidité. Mais c’était un centre créé qui pouvait être constamment mobilisé par les stimulations adéquates. Cette partie-là était automatique.

Le fait décisif, c’était que puisque le Glis s’était conditionné au secret, il était donc conditionnable.

Ayant atteint le pénultième point de son analyse, Cemp hésita. En tant que Silkie, il était conditionné à réduire à l’impuissance plutôt qu’à tuer, à négocier plutôt qu’à réduire à l’impuissance, et à répandre le bien-être partout.

Même pour le Glis, la mort devrait être la dernière solution envisagée, pas la première.

Il transmit donc :

— Durant ta longue vie, tu as eu peur que quelqu’un apprenne un jour comment te détruire. Je dois te dire que je suis ce quelqu’un que tu craignais. Alors, à moins que tu ne sois prêt à revenir sur tes insolentes déclarations de tout à l’heure, tu dois mourir.

La réponse glacée parvint :

— Je t’ai laissé repartir sur ta planète Terre parce que je détiens les vrais otages sous ma domination totale, la nation Silkie !

— C’est ton dernier mot ? demanda Cemp.

— Oui. Cesse ces menaces ridicules. Elles commencent à m’agacer.

— Je sais d’où tu viens, ce que tu es et ce qui est arrivé à tes semblables.

Naturellement, Cemp n’en savait rien du tout. Mais c’était la technique. En affirmant la généralisation, il capterait de la perception et du réseau de mémoire de Glis, d’abord, la vérité. Puis, comme toutes choses vivantes, le Glis aurait immédiatement la réaction automatique de révéler l’information telle qu’elle était.

Mais auparavant, il lui faudrait exercer la restriction de secret. Et ce serait un schéma précis, une réaffirmation de semblables contraintes précises de son long, si long passé. Le problème de Cemp était de l’utiliser avant que le Glis dissimule, parce que tant que durerait le schéma, ce serait l’équivalent d’un gestalt de la logique des niveaux.

L’ayant mobilisé, selon la théorie, Cemp transmit le signal de déclenchement.

Une pensée étonnée vint du Glis :

— Qu’as-tu fait ?

Ce fut au tour de Cemp d’être sournois, retors, rusé. Il répondit :

— J’ai attiré ton attention sur le fait que tu ferais mieux de traiter avec moi.

Il était trop tard pour que le Glis se retienne, mais la ruse – si elle marchait – pourrait sauver bien des vies.

— Je tiens à te faire observer, dit le Glis, que je n’ai encore rien détruit qui ait du prix.

Cemp fut profondément soulagé d’entendre cela. Mais il n’éprouva pas de regrets. Avec une créature pareille, il n’avait aucun espoir de pouvoir répéter sa manœuvre. Une fois le processus enclenché, c’était tout ou rien.

— Que disais-tu déjà, à propos d’un marché ? demanda le Glis.

Cemp s’arma contre la pitié. Le Glis poursuivit :

— Je te donnerai tous mes secrets si tu me dis ce que tu me fais. J’éprouve un grave bouleversement interne et je ne sais pas pourquoi.

Cemp hésita. C’était une offre prodigieuse. Mais il devinait qu’une fois qu’il aurait fait une telle promesse il devrait la tenir.

Voici ce qui s’était passé : comme Cemp l’avait espéré, son dernier signal avait déclenché l’équivalent d’une colonie de gestalt, dans ce cas-ci le processus par lequel les formes de vie s’adaptent lentement au cours des millénaires aux modifications de l’environnement.

Et les centres de contrôle complétant le cycle, les mécanismes de changement et d’évolution de l’être gigantesque étaient stimulés.

Les Silkies connaissaient la nature de la croissance, et par leur propre corps savaient énormément de choses sur le changement. Mais dans le schéma de la vie, les Silkies étaient très récents. En termes d’évolution, leurs cellules étaient aussi vieilles que les pierres et les planètes. Chaque cellule de Silkie contenait toute l’histoire de la progression de la vie.

Cela ne pouvait être vrai du Glis. Il était issu d’une ère lointaine et il avait arrêté le temps en lui-même. Ou du moins il n’avait pas transmis sa semence, ce qui était la raison même de l’évolution dans le temps. En lui-même, il manifestait de très anciennes formes primitives. De grandes formes, certes, mais le souvenir de chaque cellule devait être limité à ce qui s’était passé juste avant. Par conséquent, il ne pouvait pas savoir, en dissimulant ainsi, de quoi il se dissimulait.

— Je promets de ne pas descendre sur le système des Nijjans, dit le Glis. Regarde. Je m’arrête déjà.

Cemp sentit une cessation du mouvement de l’astéroïde, mais cela lui parut un acte mineur, sans signification.

Il nota simplement en passant l’identité de l’étoile que le Glis avait nommée, pensant que puisqu’il connaissait son nom il avait bien dû y aller déjà. Cela semblait impliquer que le Glis avait une raison de s’y rendre.

Peu importait ; ils s’en détournaient, ils ne l’atteindraient jamais. S’il y avait là une menace pour Cemp ou pour les Silkies, elle était maintenant écartée et elle n’avait servi qu’à le forcer à l’action sans se soucier des conséquences.

La volonté du Glis de réparer alors qu’il n’avait plus le choix n’était qu’une triste révélation de son caractère et venait bien trop tard. Bien des planètes trop tard, pensa Cemp.

Combien ? se demanda-t-il. Et comme il était dans le singulier état de quelqu’un dont toute la pensée, tout l’effort sont intensément concentrés sur un seul dessein, il posa la question tout haut, presque machinalement, dès qu’elle lui vint à l’esprit.

— Je ne crois pas que je devrais te le dire ; tu pourrais m’en vouloir, répondit le Glis.

Il dut sentir la résolution impitoyable de Cemp car il ajouta vivement :

— Mille huit cent vingt-trois.

Tant que ça !

Ce total ne choqua pas Cemp, il lui fit mal. Car parmi les innombrables morts, inutilement morts, sur ces planètes, il y avait Joanne. Et Charley Baxter.

— Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-il. Pourquoi détruire toutes ces planètes ?

— Elles étaient si belles !

Vrai. Cemp eut soudain une vision mentale d’une immense planète suspendue dans l’espace, son atmosphère se gonflant comme un ballon au-dessus des océans, des montagnes et des plaines. Il avait souvent vu ce spectacle, mais c’était toujours pour lui une merveille, une splendeur dépassant toutes les délices visuelles de l’univers.

La sensation passa, car une planète n’était belle que sous son soleil et non réduite à l’état de pièce de musée.

Avec ses planètes, le Glis était comme un chasseur de têtes du temps passé. Adroitement, il avait assassiné chaque victime. Patiemment, il avait réduit la tête. Amoureusement, il l’avait placée dans sa collection.

Pour le chasseur de têtes, chaque tête parfaitement miniaturisée était un symbole de sa virilité. Pour le Glis les planètes étaient… quoi ?

Cemp n’en avait pas la moindre idée.

Mais il se dit qu’il avait assez tardé. Il sentait une violence latente sur la longueur d’onde. Il dit précipitamment :

— Très bien, je suis d’accord. Dès que tu auras fait ce que je veux, je te dirai exactement comment je t’attaque.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— D’abord, laisse sortir les autres Silkies.

— Mais tu feras ce que j’ai demandé ?

— Oui. Quand tu les auras libérés, tu nous mettras la Terre et moi dehors, intacts.

— Et alors tu me le diras ?

— Oui.

Le Glis menaça :

— Sinon, j’écraserai ta petite planète. Je ne vous laisserai pas échapper, ni elle ni toi, si tu ne me le dis pas.

— Je te le dirai.