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Pour Cemp il y eut, tout d’abord, un kaléidoscope d’images visuelles.

Il vit des corps et des figures de Nijjans, si la partie supérieure de la forme pyramidale pouvait être considérée comme une figure. Les images passaient, pas exactement silencieuses car des pensées émanaient de certaines.

Cemp avait l’impression de flotter dans un vide intemporel où chaque série de pensées des Nijjans lui parvenait distincte et séparée :

— Mais comment a-t-il fait ?

— Que se passe-t-il au juste ?

— Pourquoi ne pas le tuer et résoudre ensuite le problème nous-mêmes ?

— Parce que nous ne savons même pas quelle partie du cerveau Nijjan a été utilisée pour l’attaque, voilà pourquoi. D’ailleurs nous n’avons pas encore la preuve que nous pouvons le tuer. Chez ce Silkie, la logique des niveaux semble être un phénomène de temps. Chez nous, bien sûr, c’est spatial.

Tandis que ces pensées et d’autres parvenaient à la perception de Cemp, il avait conscience d’un trouble croissant dans les lointains du monde Nijjan. D’autres esprits, quelques-uns d’abord, puis beaucoup, des dizaines de milliers enfin tournèrent avec stupeur leur attention vers lui et eurent leurs pensées… et furent entraînés dans le désastre de G"Tono.

Comme une fourmilière dans laquelle on donne un grand coup de pied, le système Nijjan se mit à se soulever, à bouillonner d’innombrables réactions. Ce qu’ils craignaient retint brièvement l’attention ahurie de Cemp : deux corps ne peuvent occuper le même espace ou deux espaces le même corps ; et cela risquait d’arriver.

Plus fondamentalement, le continuum espace-temps, tout en étant un mécanisme auto-entretenu d’une complexité immense mais limitée, avait besoin des Nijjans pour durer, telle était la pensée. Si bien que si un Nijjan était sur-stimulé, l’espace aurait une réaction.

C’était comme ça que Lan Jedd avait été tué ; un Nijjan se sur-stimulant consciemment avait d’une manière précise provoqué une réaction de l’espace occupé par le corps de Lan.

Pousser l’univers, pousser l’espace. Un Nijjan pourrait être affecté. Pousser un Nijjan ; l’univers repousserait ou s’adapterait à la poussée d’une manière fondamentale.

Qu’est-ce qu’ils veulent dire ? pensait Cemp, saisi. Que racontent-ils ?

Entre l’univers et les Nijjans, un rapport symbiotique. Si l’un était instable, l’autre aussi. Et les Nijjans devenaient instables.

Cemp en était là de son raisonnement quand, en un éclair, un accord se fit à travers tous les esprits alarmés des Nijjans en observation. Sur quoi N’Yata transmit télépathiquement à Cemp :

— Je parle au nom de Nijja. Nous sommes en train d’être détruits par une réaction en chaîne. Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour nous sauver, un pacte que nous pourrions conclure ? En nous, la conscience du rapport entre la vie et tous les atomes de l’univers n’a pas été émoussée.

D’une façon ou d’une autre, au temps lointain du commencement des choses, nous avons automatiquement trouvé une méthode pour conserver la conscience sans nous mettre constamment en péril. D’autres formes de vie ont dû atténuer ou supprimer tout contact direct avec l’espace et son contenu. Les Nijjans peuvent donc être détruits si on leur impose un état d’ordre dans le chaos où, seule, la vie peut survivre, et c’est cette contrainte que vous avez exercée.

C’était l’histoire la plus invraisemblable que Cemp avait jamais entendue.

— Vous n’êtes qu’une bande de menteurs, répliqua-t-il avec mépris, et la preuve en est que G"Tono a pu être victime d’une overdose de contraires. La vérité, c’est que je ne pouvais croire à aucune de vos promesses.

Il y eut un silence, bref mais lourd et, finalement, un soupir mental de N’Yata.

— Il est intéressant, dit-elle avec résignation, que la seule race que nous craignions par-dessus toutes les autres – les Silkies – ait pu effectuer maintenant une attaque réussie contre nous. À cause de l’incommensurable orgueil d’innombrables Nijjans, nous sommes particulièrement vulnérables. Chaque Nijjan, dès qu’il se met à l’écoute, a un cycle de logique des niveaux qui se déclenche en lui, et nous ne pouvons rien faire pour l’avertir. Ce que vous voulez me faire entendre, c’est que vous ne voulez engager aucune discussion là-dessus.

C’était bien plus que ça, Cemp le voyait. Entre ces deux races, il n’y avait aucun moyen de coopération. Ce serait vrai, songea-t-il, même si le sort de l’univers en dépendait. La-destruction des Silkies par les Nijjans avait été trop impitoyable.

Mais aussi, il n’y avait vraiment rien qu’il pût faire. La logique des niveaux, une fois mise en action, ne pouvait être interrompue. Le cycle se compléterait en eux et en lui et ferait tout ce qu’exigerait la logique.

Un mécanisme cérébral avait été déclenché. Le schéma de ce mécanisme avait été implanté depuis des ères, et il ne pouvait être que ce qu’il était.

Ses pensées n’eurent pas le temps d’aller plus loin.

Il se produisit deux interruptions. Deux événements survinrent presque simultanément.

Une émotion d’angoisse bondit de l’esprit de N’Yata à celui de Cemp :

— Ah ! Cela arrive !

— Qu’est-ce qui arrive ? lui cria l’esprit de Cemp.

Si elle répondit, il ne perçut rien. Car à cet instant précis il éprouva en lui un sentiment violent.

Ce fut le second événement. Il était sur la Terre avec Joanne. C’était au début de leur mariage et ils étaient là tous les deux, absolument réels. Dehors, le soleil brillait.

Tout s’assombrit brusquement.

C’était plus tôt, comprit-il. Plus de cent ans avant sa naissance.

C’est le changement de temps en moi, pensa Cemp. La logique des niveaux l’affectait, le transportait plus tôt dans le temps, en une espèce de voyage de mémoire génétique.

La nuit. Un ciel noir. Un Silkie descendait silencieusement des cieux… Cemp s’aperçut avec un sursaut que c’était le premier Silkie à venir sur la Terre, celui qui aurait été, on le prétendit plus tard, créé en laboratoire.

La scène si brièvement observée fit place à une vue de la ville à l’intérieur du météorite du Glis. Il y avait les Silkies de l’espace et lui-même était là aussi, semblait-il. Ce devait probablement être son ancêtre avec ses cellules transmorphiques, la mémoire DNA-RNA des premiers corps.

Ce fut ensuite une scène de l’espace. Un soleil blanc-bleu dans le lointain. D’autres Silkies autour de lui dans les ténèbres. Un bonheur paisible en eux tous.

Cemp eut l’impression qu’il s’agissait d’un temps vraiment très lointain, vingt mille ans terrestres ou plus, avant le contact avec les Nijjans.

Maintenant, une scène plus primitive encore. Des millions d’années plus tôt. Quelque chose, lui-même mais différent, plus petit, moins intelligent, plus animal, cramponné à un petit caillou dans l’espace. Obscurité.

Une autre scène. Des milliards d’années. Plus de ténèbres mais une lumière éclatante. Où ? Impossible de le savoir. À l’intérieur d’un soleil ? Il le soupçonnait vaguement, oui.

Il faisait trop chaud. Il était projeté par une éruption titanesque de matière dans les lointaines ténèbres.

Projeté encore plus en arrière.

En s’éloignant dans des temps plus reculés, Cemp se sentit en quelque sorte encore relié à G"Tono et aux autres Nijjans, en quelque sorte accroché à ce que, faute d’une meilleure compréhension de la chose, il considéra comme un rapport mental.

À cause de ce rapport et de cette interaction ténus, Cemp fut capable de percevoir le désastre des Nijjans d’une distance sûre dans le temps.

Il était donc possible qu’il fût le seul être vivant qui eût, d’un poste d’observation, assisté à la destruction de l’univers d’un diamètre de huit milliards d’années-lumière, dont la galaxie de la Terre n’était qu’une minuscule particule de poussière cosmique.