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Le carillon de la porte sonna ses deux notes mélodieuses. Joanne Cemp interrompit ce qu’elle faisait dans la cuisine et pensa : Le moment de la révélation est venu. La nuit du non-souvenir s’achève.
Ayant eu cette pensée, distraitement, comme si c’était un concept ordinaire, elle se dirigea vers la porte. Et soudain, deux choses la frappèrent simultanément. Le choc de chacune d’elle provoqua une réaction d’une intensité telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé de pareille.
La première était une nouvelle pensée : La nuit du non-souvenir !… La révélation !… Mais c’est complètement fou ! Où est-ce que je suis allé chercher ça ?
La seconde, c’était qu’elle ne recevait aucune pensée de la personne qui sonnait à la porte.
Elle frissonna. Elle savait déchiffrer les pensées par la méthode télépathique directe mieux encore que son mari Silkie. Mais de la personne derrière la porte elle ne percevait rien. Il avait toujours paru surprenant que les Êtres Spéciaux soient si forts, dans ce domaine de la transmission de pensée… On attribuait cela à une combinaison unique de DNA-RNA dans les cellules de quelques êtres humains, combinaison qui ne se trouvait pas chez les humains ordinaires ni chez les Silkies.
Et cette faculté particulière ne percevait aucune présence derrière la porte. Rien. Pas un son, pas une pensée, pas une image.
Joanne tourna les talons, alla dans sa chambre et prit son pistolet. C’était bien peu de chose contre ce qu’elle imaginait être une Silkie de l’espace venant pour une seconde visite. Mais la première n’avait pas été mentalement silencieuse.
Cependant, contre un humain, le pistolet serait efficace ; d’autant qu’elle n’avait nulle intention d’ouvrir la porte. Joanne alluma la télé en circuit fermé et vit… Rien.
Elle eut donc cette pensée : On a sonné d’une distance de plusieurs années-lumière, pour te dire que quelqu’un va venir. Tu as fait ton devoir. Le douloureux changement en laboratoire de Nijjan en humaine va maintenant s’inverser… Dommage que les Nijjans n’aient aucun moyen naturel de passer d’une forme à une autre. Cependant, en changeant de forme par cette méthode difficile, tu as pu épouser un Silkie terrestre. Ce faisant, tu l’as « endormi » et compris ; et maintenant que les Silkies de l’espace se sont enfin révélés, nous pouvons finalement décider du sort de cette race dangereuse ; et ce que toi et les autres Êtres Spéciaux avez fait déterminera le destin de ces êtres qui menacent l’univers.
Joanne écouta le message les sourcils froncés mais ne répondit pas ; elle restait figée, silencieuse et troublée. Quelle espèce de folie…
La pensée poursuivit : Tu es sceptique, sans aucun doute, mais ce sera bientôt prouvé et tu peux dès maintenant poser toutes les questions que tu veux.
Le cœur battant, Joanne réfléchit, se souvint, prit sa décision et refusa de répondre.
Elle voyait un piège dans ce message, un mensonge, un leurre pour la situer si elle répondait. À vrai dire, même si c’était vrai ça n’avait pas d’importance. Elle appartenait totalement à la Terre.
Elle se dit : C’est l’ultime confrontation Silkie-Nijjan, ce n’est qu’un tas de sottises de Nijjans.
Elle n’avait pas à accepter une telle solution, même si elle descendait des Nijjans.
Pendant ces instants fébriles, Joanne avait gardé ses propres pensées hors de l’onde télépathique. Cependant, la peur était déjà installée en elle, elle comprenait que ce message, ou l’une de ses variantes, était sans doute perçu par tous les quelque 4700 Êtres Spéciaux de la Terre. Et elle était terrifiée à l’idée que parmi eux quelqu’un pourrait être assez bête, assez fou pour répondre.
L’horrible certitude lui vint qu’une réponse serait désastreuse pour tout le monde, dans la mesure où les Êtres Spéciaux sans exception en savaient tant sur les caractéristiques fondamentales des Silkies.
Alors même qu’elle s’inquiétait, quelqu’un répondait. Deux femmes et trois hommes projetèrent presque simultanément leurs protestations indignées, et Joanne perçut chaque nuance d’émotion qui accompagnait ces répliques inconsidérées.
Le premier dit :
— Mais combien d’Êtres Spéciaux sont morts depuis deux cents ans ?
Un second proclama :
— Donc ils ne peuvent pas être des Nijjans immortels !
Un troisième esprit déclara :
— Si ce que vous dites est vrai, ça prouve que les Silkies et les Nijjans pouvaient vivre ensemble.
Le quatrième, celui d’un homme, fut méprisant :
— Cette fois les tueurs déments que vous êtes allez vous heurter à plus forte partie que vous !
Vint la cinquième réponse humaine télépathique au piège Nijjan :
— Je ne sais pas ce que vous espérez gagner par ce mensonge, mais je n’y crois pas.
Les cinq condamnés ne purent aller plus loin. Le plus que l’on pût reconstituer par la suite fut que, dans chaque cas, la réponse avait situé l’individu pour les lointains observateurs des Nijjans. Aussitôt, un Nijjan arriva sur les lieux – dans la maison, la rue, n’importe où – et s’empara de la personne.
Au moment de l’enlèvement, un seul cri de désespoir mental fut lancé par une des femmes. Les quatre autres subirent leur sort en silence.
Il s’était passé ceci : Peu après avoir laissé Cemp dans le vaisseau près du corps de Lan Jedd, Ou-Dan, le Silkie de l’espace, avait perçu un mouvement rapide près de lui.
Ce fut tout ce qu’Ou-Dan eut le temps d’observer. En une fraction de seconde il fut soumis à une pression interne contre laquelle il n’avait aucune défense. Cela aurait pu être l’instant de sa mort, car il était totalement impuissant, pris par surprise. Mais le Nijjan G"Tono voulait un prisonnier et non un cadavre. Pas encore.
Quelques instants plus tard, Ou-Dan, sans connaissance, était sur sa propre planète.
L’étude des mécanismes internes du Silkie déçut quelque peu les divers Nijjans venus de loin pour l’examiner. Rien dans les diverses mémoires d’Ou-Dan n’expliquait comment Cemp avait échappé à la destruction lors de sa confrontation avec G"Tono.
Ses ravisseurs découvrirent rapidement les différences entre les Silkies terrestres et ceux de l’espace et apprirent d’Ou-Dan que Cemp était un Silkie terrestre. Les Nijjans en conclurent donc correctement que les Silkies de l’espace, jugés indignes de confiance, n’avaient pas été mis au courant du secret de la technique spéciale employée par Cemp.
Au cours de leur étude d’Ou-Dan, les grands êtres furent retardés pendant de longues minutes, peut-être même une heure entière, par une attitude émanant de lui. Ou-Dan réprouvait et méprisait tellement les rapports entre humains et Silkies que son émotion constituait presque une barrière. Ainsi, pendant ce laps de temps décisif, les Nijjans ne notèrent pas dans son esprit que les Êtres Spéciaux étaient un groupe humain unique.
Pendant cette période vitale, Baxter répandit l’information sur les Nijjans parmi les Êtres Spéciaux et Cemp et lui conférèrent avec les Silkies de l’espace et parlèrent à l’ordinateur. Ainsi, quand les cinq Êtres Spéciaux furent capturés, la Terre était déjà prête comme elle ne l’avait jamais été.
Les Nijjans soutirèrent la notion capitale à leurs cinq prisonniers humains. Quelques instants plus tard, la connaissance de la logique des niveaux se diffusait le long de la ligne des planètes des Nijjans, les multimillions d’entre elles.