62. L’écran des fantômes
7 h 23, 12, rue d’Ecosse
Le commissaire Paturel retint la main de
l’agent de police qui allait appuyer sur l’interphone.
« Marine Barbey –
315 - troisième étage ».
— On va sonner chez quelqu’un
d’autre pour se faire ouvrir la porte d’entrée, expliqua le
commissaire, et monter directement au troisième étage. Je tiens à
faire la surprise à cette Marine Barbey.
Les quatre policiers n’eurent aucun mal
à se faire ouvrir la porte par une voisine. Ils montèrent l’étroit
escalier de l’immeuble, 12, rue d’Ecosse. Un banal immeuble moderne
récemment rénové. Le commissaire était sur ses gardes : il
avait délibérément choisi, parmi les quatre suspectes, de s’occuper
de cette Marine Barbey. Une intuition, une association d’idées, un
rapprochement évident entre ces meurtres de matelots et ce prénom,
Marine. Un rapprochement trop évident ? Pas forcément. Le
commissaire ne croyait pas aux coïncidences.
Ils s’arrêtèrent. Il n’y avait aucun nom
sur la porte 315.
Gustave Paturel frappa.
Quelques secondes plus tard, la porte
s’ouvrit, retenue par une chaînette de sécurité :
— Marine Barbey ? Je suis le
commissaire Gustave Paturel. Vous venez bien de participer à
l’opération de plongée au large de La Bouille ? Nous aimerions
vous poser quelques questions complémentaires.
— Il y a un problème ? demanda
une voix féminine étonnée.
Ils avaient préparé l’argumentaire en
route.
— Non, non. Il n’y a aucun
problème. Nous pensons simplement que le criminel qui a été abattu,
Morten Nordraak, pouvait avoir un ou plusieurs complices sur place.
Nous avons une liste de suspects potentiels. Nous faisons le tour
des témoins pour savoir si certains visages vous disent quelque
chose.
La fille ne parut pas tout à fait
convaincue, mais ouvrit néanmoins sa porte. Les quatre policiers
entrèrent. Visiblement, Marine Barbey sortait de la douche :
elle portait un épais peignoir de bain blanc sur lequel
s’égouttaient encore ses longs cheveux blonds.
C’est elle, pensa Gustave
Paturel.
Le peignoir masquait la silhouette
réelle de Marine Barbey, mais elle correspondait parfaitement à la
description : grande, blonde, fine.
— Excusez-moi, fit Marine Barbey.
Je sors de la douche. Je viens de rentrer de La Bouille. Je me
sentais affreusement sale. C’est la première fois que je plonge en
Seine. Généralement, je plonge en piscine, ou en mer… Qu’est-ce que
c’est que cette histoire de témoignage,
inspecteur ?
— Commissaire... Voilà, l’agent Da
Costa va vous montrer une série de photographies. Il faudra
simplement nous dire si vous avez repéré un de ces individus ce
matin dans le périmètre de sécurité.
— Pourquoi ne pas nous l’avoir
demandé tout à l’heure ?
Paturel avait anticipé la
question :
— A ce moment-là, nous n’avions pas
encore l’information. Rassurez-vous, cela ne prendra que quelques
minutes.
L’agent Da Costa sortit le
trombinoscope des individus fichés dans la région qu’ils
avaient pris avec eux par souci de crédibilité. Le plan était
simple : pendant que l’agent Da Costa occupait Marine Barbey,
Gustave Paturel et les autres agents examinaient discrètement
l’appartement, dans l’espoir de trouver un indice, un élément
quelconque permettant de relier cette fille au quadruple criminel.
Attaquer frontalement Marine Barbey aurait été suicidaire :
ils n’avaient aucune certitude qu’il s’agissait de la fille qu’ils
recherchaient, et même si c’était elle, ils n’avaient pas le
moindre preuve !
Marine Barbey se montra coopérative.
Soit elle était sincère, soit elle entrait volontairement dans le
jeu des policiers pour ne pas leur donner de prise. Da Costa
faisait défiler les photos d’un vaste classeur en contenant
plusieurs centaines. Le commissaire Paturel, pendant ce temps,
tournait en rond dans l’appartement.
Rien ne dépassait. Ni bibelot, ni
poussière, ni photos personnelles dans des cadres.
Aucun indice.
Le salon était simplement meublé d’une
table sur laquelle Marine Barbey travaillait avec Da Costa, d’un
canapé de cuir blanc, d’une table de salon et d’un très grand écran
plasma encastré dans un mur. Sur les autres murs, seules quelques
photographies neutres de paysages marins égayaient un peu la
pièce.
Aucune aspérité ! Rien à quoi se
raccrocher.
Il fallait trouver une idée. Il fallait
tout d’abord avoir la certitude que Marine Barbey était bien la
« fille au bonnet ».
Gustave Paturel toussota :
— Excusez-moi de vous déranger
mademoiselle Barbey. Vous auriez un verre d’eau ?
Elle releva la tête en souriant,
naturelle :
— Je vais vous chercher ça,
commissaire.
Elle se leva et se dirigea vers la
cuisine. Paturel fit glisser son téléphone portable dans sa paume.
Pendant qu’elle levait la main pour prendre un verre sur une
étagère, le commissaire arma d’un doigt le mode photo.
Marine Barbey lui tourna le dos quelques
secondes pour remplir le verre à l’évier. Le commissaire visa,
couvrant le léger son du déclenchement de la photo par une toux un
peu forcée. Si Marine Barbey se rendit compte de quelque chose,
elle ne le montra pas.
Elle tendit, accompagné d’un gracieux
sourire, le verre d’eau au commissaire et retourna à la table
examiner les portraits des pseudo-suspects. Gustave Paturel sortit
de sa poche un comprimé d’aspirine et vida une partie du verre.
D’ailleurs, il avait vraiment mal à la tête ! Sans même
regarder son appareil, en quelques pressions sur les bonnes
touches, il envoya la photographie sur la messagerie d’Olivier
Levasseur. Il dissimula un sourire de satisfaction. Ce genre
d’exploit technique n’était pas vraiment son fort.
Le commissaire Paturel tourna encore
dans l’appartement, n’osant pas s’aventurer dans les autres
pièces.
— Excusez-moi encore, mademoiselle
Barbey, vous plongez souvent ?
— Pas aussi souvent que je voudrais… Je
suis plutôt en recherche d’emploi en ce moment. Donc
financièrement, la plongée…
Elle semblait parfaitement à l’aise…
Mais elle mentait ! Cet appartement n’était qu’un décor, une
façade, beaucoup trop lisse pour ne pas dissimuler quelque
chose !
Dissimuler quoi ? Où
chercher ?
Trois notes de musiques indiquèrent
qu’il venait de recevoir un message sur son téléphone
portable.
— Excusez-moi…
Gustave Paturel consulta le SMS.
C’était Olivier Levasseur, le message
était bref. Clair.
« C’est elle ».
Le commissaire Gustave Paturel fit son
possible pour masquer son émotion. Cette fille était donc la
complice d’un homme qui avait assassiné quatre personnes ces trois
derniers jours ! De son témoignage dépendait peut-être la vie
d’une cinquième victime, Maline Abruzze. Paturel hésita quelques
instants à jouer cartes sur table, à arrêter cette Marine Barbey,
la menotter, fouiller l’appartement de fond en comble…
Mais ne risquait-il pas alors de tout
perdre, de condamner définitivement Maline
Abruzze ?
Cette fille semblait sûre d’elle.
L’appartement pouvait parfaitement ne rien dissimuler de suspect.
Sans preuve, elle ne craquerait pas, elle jouerait l’innocente
accusée par erreur. Il aurait alors tout perdu. Il lui fallait
trouver un angle d’attaque, un début d’indice, un levier
quelconque… Son regard fit à nouveau le tour de la salle.
Rien !
Rien à part ces murs nus, ce canapé
immaculé, cette table de salon, ce moderne écran plasma…
Rien…
Le regard du commissaire inspecta une
nouvelle fois les rares tableaux, les meubles sans bibelot, et
finit par accrocher l’affichage lumineux vert du lecteur DVD sous
l’écran plasma.
Le lecteur était sur pause.
L’esprit de déduction du commissaire se
mit en route. Cette fille regardait donc un DVD avant qu’ils
arrivent ! Etrange, n’avait-elle pas dit qu’elle venait
d’arriver de La Bouille, qu’elle sortait de la douche ?
Pourquoi prendre le temps de regarder un DVD ? A moins
qu’il n’ait déjà été sur pause avant qu’elle ne rentre…
Gustave Paturel fixa la télécommande sur
le canapé blanc. C’était la seule chose qui traînait dans cette
pièce trop bien rangée.
Qu’est-ce qu’il risquait après
tout ?
Il avança, se pencha vers le canapé et
d’un geste rapide, saisit la télécommande.
Immédiatement, le masque tomba.
Marine Barbey releva la tête et fixa le
commissaire avec des yeux brusquement injectés de sang, comme si le
policier avait touché à un objet sacré, comme s’il avait violé son
intimité. Dans un élan désespéré, elle tenta de bondir en avant,
mais l’agent Da Costa la ceintura.
C’était inutile. Il était trop tard. Le
commissaire Gustave Paturel avait appuyé sur la touche
play.
Sur l’écran géant, apparurent, dans le
décor caractéristique du Libertalia, Carlos Jésus Aquileras
Mungaray, Paskah Supandji, Sergueï Sokolov, Morten Nordraak et
Ramphastos.
Bien vivants !
Cinq fantômes !
Comme si les cinq victimes sauvagement
exécutées étaient revenues de l’au-delà pour accuser leur assassin
!
Plus personne ne bougea dans la pièce.
Da Costa maintenait solidement Marine Barbey sur sa chaise. Les
quatre agents regardaient le film, cherchant à comprendre. Le film
était quasiment muet, Ramphastos lui-même se taisait. Quelques
minutes plus tard, la caméra fixe filma le départ des cinq marins,
visiblement mécontents, mais poussés par le patron du bar pressé de
fermer. La caméra fixa pendant quelques longues secondes les
chaises vides, avant qu’une fille ne vienne les ranger.
Tous reconnurent Marine Barbey, plus
jeune de quelques années. Elle commença à retourner les chaises sur
les tables du bar. Le plan fixe de la caméra de surveillance
semblait interminable.
C’était elle, pensa le commissaire
Paturel. C’était elle, le dernier lien, la fameuse complice de
Nordraak.
La serveuse du Libertalia
!
Une serveuse, comme l’avait deviné Joe
Roblin. Cette jeune serveuse avait tout entendu, ce soir-là, les
fables de Ramphastos, les histoires de trésor, de pirates et de
butin. Elle n’avait dû avoir aucun mal à s’intégrer ensuite à ce
groupe de jeunes marins. Elle s’était sans doute amourachée de ce
Morten Nordraak, était devenue sa complice, avait accepté pour lui
de l’aider à éliminer les trois autres… ainsi que Ramphastos, le
dernier témoin gênant, qu’elle surveillait tous les soirs… Mais
Nordraak était mort maintenant. Marine Barbey était en état
d’arrestation. Cette fois-ci, l’affaire était bel et bien
bouclée ! Il ne restait plus qu’à faire avouer à cette folle
ce qu’elle avait fait de Maline Abruzze !
Le commissaire souffla. Un instant
seulement.
Dans les haut-parleurs de l’écran
plasma, un violent bruit de porte claqua. Tous les regards se
tournèrent à nouveau vers le film. Une voix masculine, hors du
champ de la caméra, perça le silence du bar fermé :
— Nom de Dieu, ils sont enfin
partis. Quel enfer ! Tu as entendu, Marine. Ce vieil ivrogne
leur a tout dit ! Ils savent tout ! En un soir, ils
savent tout du début à la fin. Tout est perdu ! Toutes ces
années sont perdues.
Sur l’écran, la fine silhouette de
Marine Barbey s’était figée. Elle lâcha la chaise qu’elle tenait et
fixa la porte, en direction de la voix. Sa voix tremblait.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’on va
faire, papa ?
Sur l’écran, une ombre passa devant la
caméra fixe. On ne voyait que son dos. Un corps masculin se pencha
sur Marine, l’étreignant avec tendresse :
— Nous n’avons plus le choix, ma
petite colombe. Nous devons protéger le butin, coûte que coûte.
Nous n’avons plus d’autre solution. S’ils s’approchent trop du
butin, nous devrons les éliminer. Tu le sais bien ma petite fille,
nous devrons appliquer nous-mêmes la malédiction du jarl.
Le commissaire Gustave Paturel sentit le
sol s’effondrer sous ses pieds. Il le comprenait maintenant
seulement.
Morten Nordraak était
innocent !
Le véritable meurtrier était libre et
vivant. La lumière jaillissait trop tard. Maline Abruzze était en
danger de mort, entre les mains d’un fou dangereux, dans les
griffes de ce monstre dont le visage s’affichait sur cet écran
géant. Un homme qui dans l’ombre leur avait joué la comédie depuis
le premier meurtre.
C’était pourtant d’une telle évidence.
Il était le plus proche témoin de Ramphastos, tous les jours, tous
les soirs, depuis des années.
Serge Voranger, le patron du
Libertalia.
Le commissaire Gustave Paturel, d’un
geste déterminé, attrapa la télécommande, appuya sur la touche
pause et se retourna vers Marine Barbey :
— Marine, où est votre
père ?