20. Cocktail sur la Bodega
19 h 25, pont de la Bodega sur Seine
Maline sentait tous les regards se poser
sur elle. A cause de son cavalier, bien entendu.
Mister Armada, et de loin, si on avait organisé une
élection. Elle aurait rédigé l’article avec plaisir ! Les
regards la suivaient vraisemblablement aussi à cause de sa robe. La
dernière fois qu’elle avait dû l’enfiler, c’était pour danser à
l’Ibiza, du temps où elle trouvait encore des copines pour sortir
en boîte. Dans une autre vie, il y avait une éternité.
Coup de bol, elle rentrait encore dans
la robe ! Elle n’avait pas eu le temps de l’essayer avant son
numéro de strip-tease aux sanitaires de l’Armada… C’était quitte ou
double ! Au moins, elle avait réussi à le bluffer, son chargé
de relations presse.
Un partout, après le coup de la
serviette de bain de ce matin. Elle avait trouvé adorable le petit
air pudique qu’avait pris Olivier Levasseur.
Elle pensa qu’au lieu d’être là, parmi
cette assistance guindée, elle aurait adoré se faire inviter en
tête-à-tête dans un petit restaurant du vieux Rouen et tout
découvrir de la vie de ce bel aventurier.
Chiche ?
Olivier Levasseur lâcha son bras et lui
lança un sourire ravageur.
— Je vous laisse, Maline ? Je
vais être très occupé ; c’est mon job. J’ai beaucoup de
personnes à rencontrer… A tout à l’heure ? On va bien se
croiser à nouveau sur le pont !
Il planta Maline.
A quoi s’attendait-elle ? Levasseur
devait avoir de très lourdes responsabilités sur ses belles épaules
musclées…
Sa robe la serrait de partout. Elle
avait davantage l’impression d’être en maillot de bain qu’en robe
de soirée. Rouge en plus. Quelqu’un allait bien finir par
l’accoster et l’appeler « Pamela ».
Quelle conne ! En plus, elle
détestait ces mondanités.
Elle se fraya un chemin jusqu’au buffet,
attrapa une coupe de champagne et une poignée de petits-fours de
chez Hardy. Elle n’allait pas se priver ! Elle jeta un coup
d’œil circulaire. Olivier Levasseur était en train de parler avec
un type en costume gris qu’elle connaissait trop bien.
Nicolas Neufville.
La cible favorite de Christian Decultot
dans ses éditoriaux du SeinoMarin. Qu’est-ce qu’Olivier
Levasseur pouvait bien raconter à cet homme d’affaires
douteux ?
— Madame Abruzze !
La voix fit sursauter Maline. Elle se
retourna. Un homme fripé, plutôt petit, d’une cinquantaine
d’années, aux cheveux plus jaunes que blonds, lui tendit la
main.
— Jean Malochet. Vice-président de
l’association de l’Armada. Je suis un de vos admirateurs, madame
Abruzze. J’adore vos articles !
Maline connaissait bien entendu Jean
Malochet. Elle le connaissait surtout par son surnom : général
Sudoku. Champion de Normandie de Sudoku, et accessoirement
vice-président de l’association de l’Armada, à la tête d’une armée
de plus de trois cents bénévoles permanents, et de plus de trois
mille pendant les dix jours de l’Armada.
— Je voulais vous parler, madame
Abruzze.
Une femme qui devait avoir au moins
quatre-vingts ans, couverte de bijoux en toc, s’approcha à son
tour :
— Jean n’osait pas venir. C’est moi
qui l’ai poussé…
Maline identifia Jacqueline Malochet.
Elle savait que le général Sudoku ne sortait jamais sans sa mère.
Elle connaissait vaguement leur histoire. Sudoku avait été
ingénieur à la Shell. Il y avait eu un incident sur un atelier et
tout le système respiratoire de Sudoku avait été touché. On l’avait
soigné, mis à la retraite anticipée, pensionné. Il n’avait pas
quarante ans à l’époque ! Depuis, il vivait avec sa mère et
occupait comme il pouvait son QI exceptionnel.
Le SeinoMarin lui avait ouvert plusieurs
fois ses pages sports et loisirs. Quintuple champion de Normandie
de Scrabble, dont deux titres en double avec sa mère. Maline se
souvenait qu’il avait également fait une carrière éclair au
Backgammon. Mais depuis quelques années, il faisait partie de
l’équipe de France de Sudoku !
— Je suis flattée, murmura
Maline.
— C’est vrai. Mon fils aime
beaucoup vos articles. Il dit qu’ils sont au-dessus du
lot !
Maline rougit, mais pas tant que le
général Sudoku. Maline s’étonnait qu’un tel vieux garçon,
déconnecté du monde réel, puisse diriger plusieurs milliers de
bénévoles. Sa curiosité de journaliste prit le dessus :
— Monsieur Malochet. Racontez-moi.
Comment devient-on le principal chef d’orchestre de
l’Armada ?
Sudoku devint écarlate.
— Je ne suis rien de tout cela,
madame Abruzze. Il y a beaucoup de gens bien plus importants que
moi sur l’Armada. Des élus, des partenaires qui amènent de
l’argent… Moi, je donne juste un peu de mon temps. Vous savez ce
que c’est. Il faut toujours un volontaire pour faire ce que les
autres ne veulent pas faire. La paperasse et tout le reste. Je me
contente de coordonner ce que je peux…
— Mon fils a toujours été trop
modeste, coupa Jacqueline Malochet. C’est lui le véritable cerveau
de l’Armada. Tout est là-dedans…
Elle montra du doigt le cerveau dégarni
de son fils, sur lequel peinaient à pousser ses cheveux jaunis.
Maline sourit. Elle avait vidé son verre de champagne. Jacqueline
Malochet le remarqua :
— Jean, tu peux aller chercher une
autre coupe de champagne à madame ? Tu m’en ramènes une
aussi !
Le général Sudoku obéit sans
broncher.
Pendant qu’il se rendait au buffet,
Jacqueline glissa sur le ton de la confidence :
— Jean n’a pas le droit de boire
d’alcool. Depuis son accident, il doit faire attention à tout ce
qu’il boit et tout ce qu’il mange. Vous savez, en plus, il est
veuf, depuis longtemps. Il n’a plus que moi dans la vie…
Le général Sudoku revint avec deux
flûtes à la main.
— Et l’Armada, continua Maline.
Comment êtes-vous tombé dedans ?
— Vous allez rire, fit Sudoku.
Avant 1989, je m’occupais en faisant des maquettes de bateaux. Je
les ai exposées lors de la première Armada, en 1989. Depuis ce
film, Le dîner de cons, on a un peu honte d’avouer ce genre
de passion !
Il se lança dans un rire qui ressemblait
davantage à une toux malsaine. Jacqueline Malochet haussa les
épaules en vidant sa flûte d’un trait. Maline en profita pour jeter
un coup d’œil vers Olivier Levasseur. Il était encore en grande
conversation avec cette crapule de Nicolas Neufville.
Sudoku continua :
— J’y suis entré à cause de ces
maquettes. Ensuite, je suis monté en grade petit à petit. Vous
savez ce que c’est, je levais la main quand il fallait un
volontaire. On n’est jamais très nombreux à lever la main… Mais je
m’arrête là, madame Abruzze, on n’est pas là pour parler de moi. Ce
n’est pas pour cela que je vous ai dérangée. Ce que je voudrais,
madame Abruzze, c’est que vous me fassiez un bel article sur les
bénévoles de l’Armada.
Maline le regarda, intéressée. Sudoku
enchaîna :
— Vous ne parlez pas assez des
bénévoles, vous autres les journalistes ! Vous montrez les
bateaux, les marins, tout ça, c’est normal. On est tous là pour ça.
Mais tout le reste… Les paillettes, les concerts, les
bateaux-promenades, le business, les sponsors, vous ne trouvez pas
que vous en faites un peu trop ?
Maline ne sut pas quoi répondre. Le
général Sudoku continua :
— Vous croyez que j’ai l’air malin,
sur ce pont, avec mon verre d’eau minérale. Je suis aussi à ma
place qu’un pingouin dans le Sahara. Tous ces cocktails, ces
séminaires pour patrons sur les bateaux, c’est du folklore. On s’en
fiche… Je suis certain que vous pouvez comprendre, madame Abruzze.
J’ai bien lu tous vos articles. Vous êtes sensible. C’est un
article sur l’âme de l’Armada qu’il faut nous faire. Sur ce qu’il y
a dans le cœur des gens, au plus profond. Sur ce qui pousse des
milliers de gens à aller dans le même sens. On n’a jamais vu ça
dans la région ! C’est un article sur une petite fierté toute
simple, sans paillettes ni dentelles. Penser toute cette
organisation de dingues simplement pour voir s’allumer l’œil d’un
gamin qui voit passer un voilier du bout du monde sur le morceau de
Seine où il est né. Je suis certain que vous pouvez comprendre ça,
madame Abruzze… C’est cet article-là qu’il faut écrire !
Jacqueline Malochet buvait les paroles
de son fils. Peut-être aussi parce que son verre était vide…
— Je m’en ressers une, fit-elle.
Une pour vous aussi, madame Abruzze ?
Maline ne refusa pas. Le général Sudoku
l’avait secouée. Elle pensa qu’elle pouvait faire d’une pierre deux
coups.
— J’y penserai, monsieur Malochet.
Je vous le promets ! J’y penserai. Mais pour l’instant, je
suis plutôt sur une autre affaire. Vous savez bien. Cette histoire
de meurtre…
Le visage du général Sudoku se
transforma soudainement. Une force inattendue se dégagea de toute
son attitude. Elle commençait à comprendre comment il avait gagné
ses galons de général :
— Ah non, madame Abruzze !
Vous n’allez pas tout gâcher ! Des gens vivent depuis cinq ans
pour ces dix jours, donnent tout. C’est leur vie. Alors vous
n’allez pas gâcher la fête avec cette histoire sordide. Attendez
quelques jours, qu’est-ce que cela vous coûte ? Attendez après
lundi, après le départ des bateaux. Après, vous pourrez écrire ce
que vous voulez.
Elle l’avait fâché. Elle chercha une
diversion. Tous les mystères de son enquête lui traversèrent
l’esprit. Elle saisit la nouvelle coupe de champagne que lui
tendait madame Malochet mère, but une gorgée et se lança :
— Vous connaissez tout le monde
ici, monsieur Malochet. Je cherche quelqu’un qui pourrait me parler
des traditions des marins. Vous voyez, les légendes autour de la
marine, les trésors, les tatouages des matelots, les… les
mystères…
Sudoku la regarda l’air méfiant et finit
par répondre :
— Vous trouverez celui que vous
cherchez au Libertalia. Rue du Père Adam. Demandez Ramphastos. Vous
ne pouvez pas le rater. Je crois même qu’il y dort !
***
Maline avait fini par réussir à échapper
aux Malochet mère et fils. La tête lui tournait après les trois
coupes de champagne qu’elle avait bues. Elle s’approcha du bord du
ponton et regarda l’eau sombre de la Seine. Elle avait l’esprit
embrumé et n’arrivait pas à savoir par quel bout prendre cette
affaire. Tout lui semblait aussi opaque que le fleuve.
Qu’est-ce qui se cachait, en profondeur,
sous la surface des choses ? Quel terrible secret ?
Elle tituba un peu.
Où était passé son beau
cavalier ?
Elle s’était à peine posé la question
qu’Olivier Levasseur apparut comme par magie devant
elle !
Hélas, il était accompagné.
— Mademoiselle Abruzze ?
fit-il d’un ton professionnel neutre. Il y a là quelqu’un qui
souhaite vous parler.
Le regard vert du beau chargé de
communication prit à peine le temps de se poser sur la robe
moulante de Maline. Il avait déjà tourné les talons.
Il n’était pas resté cinq
secondes ! Le moral de Maline en prit un coup. Lorsqu’elle
découvrit qui souhaitait lui parler, cela ne le regonfla pas.
Nicolas Neufville !
L’homme d’affaires affichait une
cinquantaine entretenue avec aisance. Maline soupçonnait même
l’aide de quelques coups de bistouri dans une clinique de la Côte
d’Azur.
— Maline Abruzze ? Depuis le
temps que je souhaitais vous rencontrer. Vous êtes un oiseau
rare…
Méfiance. Le laisser venir.
— Je vois que votre verre est vide.
Une nouvelle coupe de champagne ?
Rester lucide.
— Non merci…
L’homme d’affaires regarda quelques
instants le fabuleux spectacle des voiliers sur la Seine, dont les
lumières commençaient doucement à scintiller.
— Merveilleux panorama, non ?
Beau succès, cette Armada, vous ne trouvez pas ? Tout est
réuni. La météo, les bateaux, les touristes…
Maline lança sa première
pique :
— Maintenant qu’il s’agit d’une
valeur sûre, je suppose que vous avez dû investir... Officieusement
au moins. Cela m’étonnerait que vous n’ayez pas trouvé un moyen de
faire quelques bénéfices sur le dos de cette belle manifestation
populaire et gratuite...
— Tss… Tss... Mademoiselle Abruzze,
on ne va pas commencer sur ces bases-là tous les deux… Ne jouez pas
les méchantes. Vous êtes belle à croquer ! Vous n’êtes pas
responsable de ce qu’écrit votre rédacteur en chef. D’ailleurs, ce
qu’il écrit, je m’en fiche. J’ai de l’ambition. Je rachète des
petits concessionnaires, des petits restaurateurs indépendants… Et
alors ? Peut-être bien qu’un jour, un plus gros que moi me
rachètera. C’est le jeu… On est tous dans le même bateau. J’achète,
je vends. Votre patron aussi, il se sert de moi pour faire vendre.
C’est le jeu…
Maline était peut-être
« belle à croquer », mais elle avait
surtout envie de mordre. Elle connaissait la liste de ses
concurrents qui avaient dû fermer. Les conditions de travail
calamiteuses dans ses établissements. Sa pression permanente sur
les médias…
— Pour vos investissements, ça ne
fait pas un peu désordre, un meurtre sur l’Armada ?
Nicolas Neufville ne se départit pas de
son sourire :
— Laissons faire la police… Chacun
son métier.
— Ça tombe bien, lâcha Maline. Le
mien est de chercher à découvrir la vérité, et d’en informer le
public…
— Allons allons... Le
SeinoMarin triple ses ventes pendant l’Armada. Vous n’avez
pas besoin de faire de sensationnalisme, d’en rajouter avec ce
regrettable fait divers. On ne va tout de même pas tuer la poule
aux œufs d’or… Vous n’êtes pas d’accord ?
Neufville regarda à nouveau les lumières
du fleuve, jusqu’à l’Ile Lacroix et continua :
— Mademoiselle Abruzze, savez-vous
pourquoi l’Armada est l’une des rares choses qui fonctionne dans
cette agglomération ?
— Vous allez me
l’apprendre !
— J’en serais flatté. Avez-vous
déjà remarqué, mademoiselle Abruzze, tous les succès de Rouen ne se
situent ni sur la rive gauche, ni sur la rive droite. Ils se
situent tous au beau milieu, sur la Seine ! Quelles sont les
manifestations populaires qui rassemblent tous les Rouennais ?
Les 24 heures motonautiques, l’Armada, la foire Saint-Romain… Vous
remarquerez qu’elles ont toutes pour décor la Seine. Quels
équipements ne sèment pas la discorde, les seuls : le sixième
pont, le port de plaisance… Toujours la Seine ! Citez-moi le
sport, le seul, dans lequel l’agglomération de Rouen
triomphe ?
— Le hockey sur glace ?
— Gagné ! Le plus grand club
de France, la patinoire de l’Ile Lacroix, ni rive gauche ni rive
droite, au beau milieu de la Seine ! Vous voulez que Rouen
soit un jour champion de France de football ? C’est
simple ! Construisez un stade au milieu de la
Seine !
L’homme d’affaires était visiblement
fier de son bon mot. Il avait dû le tester de multiples fois dans
des salons mondains… Maline se demandait où Neufville voulait en
venir.
— D’accord, répondit la
journaliste. On fera des concerts flottants aussi, et des logements
sociaux sous l’eau, on sera très novateur… Mais elle nous mène où,
votre théorie ?
— Vous le savez aussi bien que moi,
mademoiselle Abruzze. Ce qui congèle le développement de notre
agglomération depuis toujours, c’est laguerre froide entre les deux
rives. La Seine, c’est notre mur de Berlin. Faites tomber le mur et
vous libérerez un nouvel ordre… Tant que nous aurons une
agglomération coupée en deux, rive droite contre rive gauche,
maires de droite contre maires de gauche, rien ne changera. Les
gens en ont assez, mademoiselle Abruzze. Les gens ne veulent plus
de ce modèle. Pour Rouen, il faut quelqu’un qui soit au-dessus de
la mêlée, ni sur la rive de gauche, ni sur la rive de droite.
— Au centre ?
— Non pas au centre, Mademoiselle
Abruzze. Je vous l’ai dit. Au-dessus. Ailleurs…
Maline afficha une moue peu
convaincue :
— C’est un peu évasif, non ?
Vous comptez vraiment prendre la mairie de Rouen en vous situant
simplement « ailleurs » ?
— La Seine, mademoiselle
Abruzze ! La Seine sera un symbole concret que les électeurs
comprendront. Je ne suis pas le seul à le penser. Loin de là !
J’ai de plus en plus d’amis qui me rejoignent, qui comme moi
pensent qu’il faut que cela change, qui me font confiance. Je suis
certain que nous faisons le même constat, vous et moi, mademoiselle
Abruzze. Vous savez, malgré tout, j’aime l’impertinence de votre
journal, vous avez des diagnostics lucides. Il y a aussi de la
place pour vous, dans notre cercle, il y a de la place pour tous
ceux qui veulent faire changer les choses. Regardez, l’Armada,
c’est le début du grand changement pour Rouen !
Maline faillit lui dire qu’il n’était
pour rien dans le succès de l’Armada, que des hommes politiques de
droite, de gauche et du centre, avec des milliers de bénévoles,
avaient construit son succès ; qu’il n’était qu’un arriviste
mégalo ; que son étoile allait exploser en plein vol, un beau
jour, et que ce jour-là, elle se ferait un plaisir d’en rédiger une
pleine page dans Le SeinoMarin.
Nicolas Neufville prenait toujours la
pose au bord du fleuve, embrassant l’horizon, rêvant à son destin.
Il se retourna vers Maline.
— Alors qu’en pensez-vous,
mademoiselle Abruzze. Vous n’êtes pas d’accord ? L’Armada,
c’est Rouen qui revit !
— Et un marin qui meurt…