26. Oreste… reste
7 h 09, rue Saint-Romain
Maline n’ouvrit les yeux qu’à la
cinquième sonnerie du téléphone. Elle attrapa son portable et lut
le nom préenregistré de l’emmerdeur qui la réveillait.
Christian Decultot !
Maline soupira.
— Debout citoyenne ! hurla la
voix enjouée du rédacteur en chef. Excuse-moi de te réveiller à
l’aurore. J’ai appris tes exploits d’hier. Jouer les Laura Flessel
avec un stylo plume ! Chapeau bas. Je compte sur toi pour
avoir tous les détails en exclusivité dans l’édition de
mercredi…
Maline répondit d’une voix rauque qui la
surprit elle-même :
— Si t’es au courant Christian,
pourquoi tu ne me laisses pas dormir ?
— J’ai une mission pour toi,
citoyenne !
— Rappelle dans deux heures !
Ou je te fous aux prud’hommes !
— Impossible, j’ai besoin de toi à
la gare de Rouen. Dans quarante-trois minutes.
Maline essayait d’émerger, de faire le
tri dans sa tête embrouillée. Elle n’avait pas l’impression d’avoir
dormi. Elle se sentait sale. Elle avait envie de prendre soin
d’elle, de prendre le temps.
— Doucement, Christian… J’émerge,
là. C’est quoi, le problème ? Je croyais que les flics avaient
embarqué le coupable. C’était pas lui ?
— Si… J’espère. Enfin, j’en sais
rien. Ta mission n’a rien à voir. Faut que tu me rendes un
service.
Cet enfoiré allait la prendre par les
sentiments. Elle le laissa venir.
— Ça ne te coûtera rien. Juste de
te lever. Je t’explique. Je te demande simplement d’aller à la gare
de Rouen accueillir un journaliste. Un jeune journaliste
du Monde. Ils l’envoient pour couvrir l’Armada. Cette
histoire de meurtre sur les quais a attisé leur curiosité.
— Il n’a pas de plan de Rouen, ce
journaliste ? Qu’est-ce qu’on a à voir avec lui ?
— Primo, au cas où tu l’aurais
oublié, on appartient au même groupe financier. Secundo, ce jeune
journaliste est le fils d’un ami personnel, Raphaël Armano-Baudry,
grande signature, grand reporter international…
Maline siffla :
— Je vois le genre…
— Tu te trompes, Maline, ce jeune
garçon que je te demande d’accueillir, Oreste Armano-Baudry, n’a
rien d’un pistonné. Bac avec mention très bien, sorti major l’année
dernière de l’Ecole supérieure de journalisme de Science Po
Paris ; intégré au Monde illico…
— Ça me confirme le genre !
Lycée Henri IV, séjours linguistiques aux Etats-Unis, grand
appartement bourgeois dans le XVIe, je suppose… Pourquoi
veux-tu me fourrer ce trou du cul dans les pattes ?
— Ce trou du cul est mon filleul,
Maline ! Quand sa mère est morte, son père est souvent venu
ici avec sa sœur, en Normandie, passer des week-ends à la maison.
Je le faisais sauter sur mes genoux. Tu vois le genre, aussi ?
Après, il a été élevé par sa belle-mère et je l’ai perdu de vue. Il
doit avoir 21 ou 22 ans maintenant.
Maline décida de jouer profil bas. Le
téléphone à la main, entièrement nue, elle était à la recherche
d’un tee-shirt propre.
— O.K., O.K., Christian. Ça
consiste en quoi, exactement, ton baby-sitting ?
— Rien de bien méchant. Tu le
balades un peu sur les quais de la Seine, tu lui expliques deux ou
trois trucs sur Rouen, tu réponds à ses questions et tu le remets
dans le train. Il ne devrait pas s’éterniser. Côté enquête, Oreste
arrive un peu après la bataille, non ? Tu as déjà épinglé le
coupable… si je peux dire !
Christian Decultot éclata de rire.
Maline essayait d’enfiler un tee-shirt sans forme avec sa main
libre. Décidément, tout le monde, y compris son rédacteur en chef,
semblait vouloir bien vite enterrer cette affaire. Maline repensait
aux questions non résolues de cette enquête.
Et les SMS en espagnol ? Et la
marque au fer rouge ? Et les tatouages ? Et les messages
morbides ? « Il faut que l’herbe pousse et que meurent
les enfants » ; « Mourir pour moi n’aura rien
de troublant. Et ce sera reprendre une habitude
ancienne »… L’hypothèse d’un crime crapuleux par un
toxicomane n’expliquait pas grand-chose, en fait.
— O.K. Christian, concéda Maline.
Tu as gagné, maintenant, je suis debout ! Je vais aller jouer
les nounous avec ton petit fiot !
— Attends-toi plutôt à du
rodéo !
Maline ne releva pas :
— Je le reconnais comment ? Il
a un grain de beauté sur la fesse gauche ?
— Attends-le seulement sur les
quais. C’est lui qui te reconnaîtra. Je lui ai envoyé par mail un
dossier complet sur toi. Je t’ai présentée comme ma fille adoptive.
Tu vois, vous êtes presque frère et sœur !
— Tu fais chier,
Christian !
Maline soupira et raccrocha.
Elle était vraiment trop conne
d’accepter tout ça.
Etre à la gare de Rouen dans moins de
trois quarts d’heure…
***
Résignée, Maline enchaîna à nouveau au
pas de course, douche froide, choix de vêtements propres et
chiffonnés, sourire de Fatou dans le cadre près de la porte, air
frais, odeur de bière et de pisse rue des Chanoines.
Elle arriva à la gare à 7 h 47. Le
tableau des trains à l’arrivée indiquait « Paris, 7 h
59 ».
Elle était même en avance ! Elle
prit le temps de commander un café et un croissant et composa le
numéro de téléphone de Sarah Berneval. Elle souhaitait avant tout
connaître la suite des épisodes, depuis hier soir. Comme elle s’en
doutait, la secrétaire du commissaire était déjà au travail.
— Attends Maline, je sors…
Elle s’éloigna et reprit :
— Tu as bien eu mon message, hier
soir ? Oui ? Au fait, on m’a raconté pour ton coup de
stylo plume, c’est incroyable…
— Oui oui, abrégea Maline, assez
gênée. Excuse-moi Sarah. Je suis à la gare, je suis un peu pressée.
Ils en sont où, pour l’enquête ?
— Oh la la… Il y a du neuf, tu peux
le dire ! Ils ont bossé toute la nuit. Ils sont tous à cran,
ici. Surtout le commissaire. Pour le poignard, ils sont quasiment
certains qu’il s’agit bien de l’arme qui a tué Mungaray, le marin
mexicain. Daniel Lovichi t’a agressée avec l’arme du crime. Il est
sacrément dans la merde…
— Il en est où, physiquement ?
s’inquiéta Maline
— Tu t’en fais pour ce salaud qui a
voulu te planter ? Il n’y en a pas deux comme toi ! T’en
fais pas Maline, tu l’as pas tué, la blessure était bénigne. Il est
ressorti de l’hôpital dans la nuit, ils ont déjà pu
l’interroger.
— Il a avoué ? demanda
Maline.
— Pas encore. Il dit qu’il a trouvé
le poignard dans la rue, devant lui, un matin. Comme par
miracle ! Il dit aussi qu’il a aperçu Pierre Poulizac, ce
Ramphastos, compter de l’argent liquide dans la rue, cinq mille
euros en liquide, et les glisser dans sa poche ! Selon lui,
c’est comme cela qu’il a eu l’idée de monter son coup. Il prétend
qu’il n’est pour rien dans le meurtre de Mungaray, qu’il ne l’a
même jamais vu.
— Il a un alibi ?
Aucun ! La rue, c’est tout. Pour
tout le monde ici, c’est clair, c’est lui le coupable…
Et le mobile, ce serait
quoi ?
La drogue ! Il a l’air de croire
que les marins, surtout les mexicains, se baladent avec de la
cocaïne plein les poches. Il a l’air un peu givré. Il n’y a pas de
doute, Maline, c’est lui ! Tu t’es fait le meurtrier… T’es une
star.
Curieusement, Maline n’arrivait pas à
admettre cette version officielle. Tout s’enchaînait beaucoup trop
facilement. La personnalité de Daniel Lovichi ne collait pas avec
tout le reste.
— Et Ramphastos ? Comment
va-t-il ? Il s’en sort ?
— Oui. Je crois qu’il est encore au
CHU. Mais il n’a rien de grave… Juste quelques points de
suture.
— Qu’est-ce qu’il faisait avec cinq
mille euros en liquide ? C’est plutôt louche, non ?
Sarah lâcha un petit rire :
— Quand le commissaire lui a
demandé, Ramphastos l’a envoyé se faire foutre ! Ça le regarde
après tout !
Décidemment, rien ne collait. Pourquoi
Ramphastos, qui n’avait pas l’air de rouler sur l’or, loin de là,
se promenait-il avec une telle fortune sur lui ? D’où venait
cet argent ? Pourquoi ne voulait-il pas en parler ?
— Toi qui suis l’affaire de
l’intérieur ? demanda encore Maline. Tu ne trouves pas que
c’est un peu gros, le coup du toxicomane ?
— Il avait l’arme du crime entre
les mains, il a un mobile, il n’a pas d’alibi, il a un passé
chargé… Ils ne vont pas se poser plus de questions, ils vont le
jeter en pâture à la presse. Comme ça, les bateaux de l’Armada
pourront continuer de flotter et le commissaire pourra commencer à
s’occuper de ses gosses.
Maline regarda sa montre : 8 h
03 !
— Faut que j’y aille, Sarah. Merci.
Salut !
Maline courut jusqu’aux quais de la
gare. Les passagers du train commençaient à s’éparpiller, mais
Maline repéra immédiatement Oreste Armano-Baudry.
Ce ne pouvait être que lui.
Elle observa un grand garçon, assez
maigre, très blond avec des cheveux courts en brosse. Sur son
visage un peu trop fin étaient accrochées des lunettes de soleil
Carrera. Il tenait à la main le dernier Houellebecq, La
possibilité d’une île. Oreste était habillé avec soin. Maline
repéra sa veste en lin à peine fripée. Un exploit après un voyage
en train !
— Oreste Armano-Baudry ? lança
Maline.
Le jeune homme se retourna, retira ses
lunettes et chercha d’où venait la voix. Il avait des yeux bleu
clair qui auraient pu être jolis s’ils avaient été plus rieurs.
Maline leva la main. Oreste la repéra et fit à peine l’effort de
sourire.
— Il y a une sacrée cohue, lança
Maline enjouée en lui tendant la main. Ils affrètent même des
trains spéciaux pour l’Armada ! Vous avez réussi à trouver une
place assise ?
— Heureusement, répondit Oreste.
Plus d’une heure trente de train ! On a plus vite fait d’aller
à Strasbourg ou à Lyon que chez vous…
— Et encore, répliqua Maline. Il y
a encore un mois, on était au charbon. Ils ont électrifié la ligne
pour l’Armada !
Oreste Armano-Baudry esquissa un
sourire. Il avait à nouveau chaussé ses lunettes de soleil.
— On se fait une terrasse ?
fit Maline. Je n’en peux plus de la foule !
Ils s’installèrent au buffet de la gare.
La station s’était vidée, provisoirement, avant le nouveau train,
dans une demi-heure.
Ils échangèrent les formalités d’usage.
Maline fit ce qu’elle put pour paraître spirituelle, mais Oreste
Armano-Baudry se contentait de jeter sur elle, comme sur le reste
de la gare, le regard d’un anthropologue qui découvrirait une tribu
inconnue. Après une minute, le journaliste parisien sortit un
Palm de la poche de sa veste.
— Mademoiselle Abruzze, vous
permettez que je prenne quelques notes ?
Maline hocha la tête, amusée. Oreste
Armano-Baudry approcha de sa bouche le micro de son agenda
électronique et parla d’une voix claire et forte :
— Vendredi 11 juillet. Stop. Huit
heures onze. Stop. Gare de Rouen. Stop. Voyage… Interminable. Stop.
Ambiance…
Le journaliste parisien jeta un coup
d’œil circulaire et continua :
— Provinciale. Stop. Déco…
Ridicule. Heu, non. Ringarde. Stop. Accueil…
Son regard se posa un instant sur
Maline :
— Correct. Stop. Déjeuner. Heu.
Moyen… Moyen moins. Stop.
Oreste Armano-Baudry éteignit son Palm
et afficha un sourire de contentement.
Maline le fixa, interloquée, et fit un
effort suprême pour ne pas faire exploser à la surface les
commentaires qui bouillaient sous son crâne.
Première impression. Stop.
Connard.
Elle se força à penser aux
recommandations de Christian Decultot. Après tout, ce jeune
prétentieux n’avait dû connaître de la vie qu’une belle cage dorée…
Ce n’était qu’un gamin !
Oreste se décida enfin à retirer ses
lunettes de soleil. Maline pensa à nouveau qu’il aurait pu avoir de
jolis yeux, s’il les avait fait davantage pétiller. Cela dit,
Maline était persuadée que son regard de petit dur devait faire
craquer toutes les « Marie-Chantal » dans les
« dîners de l’ambassadeur ». Elle se résigna à jouer les
chaperons bien élevés :
— Oreste. Vous connaissez la basse
Seine ?
— La basse Seine ? Ah non, pas
du tout… Je n’en ai aucun souvenir. C’est curieux, je suis déjà
allé dans le monde entier, je dois connaître une bonne trentaine de
capitales sur les cinq continents, mais je ne connais aucune ville
à moins d’une heure de Paris ! Paradoxal, non ?
— Sans doute…
Seconde impression. Stop. Trou du
cul.
Oreste repoussa son café et son
croissant qu’il avait à peine touchés :
— Vous ne le trouvez pas infect, ce
petit-déjeuner ? Si, n’est-ce pas ? C’est normal,
remarquez ! Il faut bien plumer le pigeon. Ça doit être une
sacrée arnaque à touristes, votre Armada ?
Maline sentait monter en elle un
agacement profond.
« Rodéo », avait dit
Christian !
Elle allait le bousculer, le
gamin :
— Vous avez toujours comme ça des
théories sur tout, Oreste ?
Le jeune journaliste la regarda,
surpris. Maline ne lui laissa pas le temps de respirer :
— Bon Oreste, je ne veux pas être
brutale avec vous, mais comme je suis certaine que votre temps est
très précieux, alors je vais être franche : j’ai une mauvaise
nouvelle. Vous êtes venu pour rien ! L’affaire Mungaray est
classée…
Maline se contenta de lui raconter les
principaux éléments, sans citer son rôle dans les événements.
Oreste Armano-Baudry écouta jusqu’au bout. Lorsque Maline eut fini,
il s’effondra sur sa chaise.
— Putain ! Quel merdier ! Le
meurtrier a été inculpé. La tuile ! Dire que pour venir ici,
j’ai raté le vernissage des métamorphoses
métalliques chez Marie Demange. Tout le monde doit y être,
ce matin.
Maline s’amusait beaucoup. Elle dévora
ostensiblement le croissant dont Oreste n‘avait pas
voulu :
— Cela dit, ironisa-t-elle, il
reste des tas de reportages intéressants à faire sur l’Armada. Les
bateaux, la foule, la fête populaire, ça se vend bien… Tout le
monde y est ! Ici, cela fait consensus.
— Si vous voulez mon avis, fit
méchamment Oreste, votre Armada, c’est la pire idée qu’ait jamais
eu la ville de Rouen !
Une telle affirmation surprit Maline.
Elle s’était longtemps demandé comment on pouvait être contre
l’Armada. Ce jeune cynique était-il au moins capable d’exprimer une
opinion originale ?
— Alors là Oreste, il faut me
l’expliquer !
— J’ai lu quelques articles sur Rouen
avant de venir. Je me suis documenté. Je vous fais la
synthèse ? A Rouen, vous êtes face à un choix. Soit vous misez
sur le passé, le port, les usines, la pollution. Soit vous misez
sur l’avenir, le tertiaire, la proximité de Paris, les bureaux… Il
faut vous décider ! Regarder vers la mer ou bien regarder vers
Paris ! Soit vous faites le choix de garder vos raffineries et
vos silos, qui seront tôt ou tard délocalisés ; soit vous
acceptez de devenir une banlieue chic de Paris. Qu’est-ce que vous
préférez, être la poubelle de Paris ou bien être son centre
d’affaires ? C’est comme vous voulez ! Vous avez vu venir
ma conclusion : pour moi, votre Armada, c’est le dernier
spasme du port de Rouen, c’est l’exemple suprême de votre
incapacité à couper le cordon !
La tirade amusa beaucoup Maline. Ce
jeune crétin avait au moins de la répartie. Elle répliqua
pourtant :
— Ce n’est pas un peu plus
compliqué que cela, Oreste ? Et le patrimoine, qu’est-ce que
vous en faites ?
Il regarda Maline de ses yeux
froids :
— Le patrimoine, c’est plutôt un
truc de vieux, non ?
Petit con !
Dis-le que je pourrais être ta mère !
Troisième impression. Stop. Lourd
!
Maline regarda ostensiblement le tableau
des trains au départ, puis sa montre :
— Oreste, vous avez un train qui
vous ramène à Paris dans quinze minutes ! Si vous partez tout
de suite, avec un peu de chance, il restera quelques petits-fours
et deux ou trois people chez Marie Demange. Enchantée de vous
avoir connu. Ce fut court, mais que ce fut bon ! Faut vous
dépêcher si vous voulez une place assise. Oreste afficha un sourire
provocateur :
— N’ayez crainte, Le
Monde me rembourse le retour en première classe…
Maline lui tendit la main, plus amusée
qu’énervée :
— Sans rancune ? Je n’y suis
pour rien…. Ce sont les aléas du métier.
— Si vous le dites… Je viens à
Rouen pour élucider le crime du siècle et on me propose de faire
Thalassa ! Si j’avais su avant, pour Thalassa,
je n’aurais pas eu besoin de me lever dès l’aube.
Maline regarda soudain Oreste
Armano-Baudry comme s’il lui avait révélé un secret d’Etat.
Un éclair semblait avoir foudroyé la
journaliste.
Comme si toute la gare avait brusquement
stoppé sa course.
Un déclic, le déclic après lequel elle
courait depuis hier.
Elle attrapa Oreste par le
bras :
— Qu’est-ce que vous venez de
dire ?
— Rien… Que je me suis levé à cinq
heures du matin pour…
— Non ! Vous avez très
exactement dit que vous vous étiez levé dès l’aube !
Elle ne laissa pas le temps à Oreste de
comprendre et le força à se rasseoir.
— Oreste, vous savez parler
espagnol ?
— Oui, bredouilla le jeune
journaliste, regardant avec inquiétude sa montre. J’ai fait six
mois de stage à la Casa Vélasquez, en cinq ou six séjours…
J’ai lu tous les poèmes de Jorge Luis Borges en édition originale,
mais…
— O.K., coupa Maline. Des tas de
Señoritas ont dû vous envoyer des SMS lorsque vous vous déniaisiez
à Madrid. Vous devez être capable de me traduire ça !
Elle griffonna trois phrases en espagnol
sur la nappe.
« Sé que me
espera. »
« No puedo permanecer lejos ti
más mucho tiempo. »
« Es el oro de la
noche. »
Oreste Armano-Beaudry regarda une
nouvelle fois sa montre, puis commença la traduction. Il se prit
rapidement au jeu.
— « Espera » est
un faux ami, précisa-t-il. Il ne veut pas dire espérer, mais
attendre. J’ai aussi un doute. « Noche » en
espagnol veut dire nuit, mais on peut aussi le traduire par soir.
Dans le contexte, l’or du soir me semble plus cohérent que l’or de
la nuit. Donc au final, cela nous donnerait ceci…
Maline lut sur la nappe :
Je sais que tu m’attends.
Je ne peux demeurer loin de toi plus
longtemps.
Tu es l’or du soir.
Oreste s’impatientait. Il voulait
comprendre :
— Vous pouvez m’expliquer avant que
je rate mon train, Maline ? A quoi correspondent ces
phrases ?
— Ce sont des SMS que Mungaray, le
marin mexicain assassiné, recevait sur son téléphone portable. On
les a pris pour des messages d’amour. On s’est trompé sur toute la
ligne ! Si on fait la bonne traduction et qu’on les met bout à
bout, c’est évident.
Oreste la regardait avec des yeux
effarés :
— Ce sont les extraits d’un poème,
explosa Maline. Ce sont des extraits de Demain, dès l’aube,
de Victor Hugo ! Son poème le plus célèbre, celui que tous les
enfants de France apprennent à l’école ! Moi aussi, je l’ai
connu par cœur, un jour… Comme tout le monde. C’est ce que je
cherchais depuis hier !
— Que vient faire ce poème dans
cette histoire ?
Il regarda à nouveau sa montre. Maline
semblait surexcitée :
— Je serais vous, Oreste, je
resterais encore un peu. Dans cette affaire de meurtre, j’ai enfin
l’impression d’avoir trouvé un fil… Et croyez-moi, je vais tirer
dessus !
Oreste hésita. Sa curiosité de
journaliste finit par prendre le dessus. Il attendit. Maline était
déjà au téléphone :
— Allo. Christian ? Oui, j’ai
bien récupéré le paquet cadeau. Un joli bébé rose. Il se rappelle
avec nostalgie du temps où tu le faisais sauter sur tes genoux. Il
adorait cela !
— O.K. Maline, dis-lui bonjour. Je
suis en réunion, là. C’est urgent ?
— Oui. Très ! Mais ce n’est
pas au rédacteur en chef que je m’adresse, c’est au spécialiste de
Victor Hugo.
Maline expliqua en quelques phrases sa
conclusion sur les citations espagnoles.
— J’ai une autre question,
Christian, continua-t-elle. Ecoute cela. « Il faut bien que
l’herbe pousse et que meurent les enfants ». Est-ce que
c’est également une phrase de Victor Hugo ?
— Bien sûr, répondit aussitôt
Christian Decultot. Tu le trouveras dans Les contemplations,
tout comme Demain, dès l’Aube, c’est un extrait d’un
long poème intitulé A Villequier. Les deux poèmes ont le
même thème, la douleur de Victor Hugo après la noyade de sa fille
Léopoldine, dans la Seine, à Villequier, et ses errances, ses
méditations, le long du fleuve.
— D’accord ! Je connais
l’histoire ! Et cette autre phrase, elle est également de
Victor Hugo je suppose ? Elle lut : « Mourir pour
moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude
ancienne ».
— Désolé de te décevoir sur ce
coup-là, mais Victor Hugo n’a jamais écrit cela !
— Tu en es sûr ? Comment
peux-tu savoir ? Il a écrit des milliers de pages.
— Certain ! Je suis incollable
sur Hugo. Ça ressemble à du Hugo, si tu veux, mais cette phrase
n’est pas de lui !
Maline marqua un silence de déception et
poursuivit :
— O.K., ce n’est pas grave, je
trouverai plus tard. Merci Christian.
— Dis-moi, Maline, je croyais que
l’affaire Mungaray était bouclée ? Tu n’es pas en train de
chercher des complications ? Le fait que l’amoureuse de ce
Mexicain apprécie Victor Hugo et le traduise en espagnol ne
constitue pas un nouveau crime que je sache. Ce serait même plutôt
une marque de goût, non ? Bon, salue Oreste de ma part,
promène-le gentiment dans le coin, trouve le temps de m’écrire les
articles pour la prochaine édition, fais dans le récit de cape et
d’épée si tu veux, mais ne va pas m’agiter de nouvelles
vagues…
—Merci, Christian. Bises.
Elle raccrocha et se tourna vers
Oreste :
— Ça vous intéresse toujours,
l’idée d’une balade dans la vallée de la Seine ?
Maline perçut dans les yeux clairs
d’Oreste un soupçon de surprise, une bribe d’intérêt.
— Quel rapport avec ces
poèmes ?
— Il ne s’agit pas de poèmes,
Oreste. Je n’ai pas du tout l’impression que le jeune Mungaray
était un amoureux de Victor Hugo. Ces messages, Oreste, ce sont les
indices d’un code entre des matelots qui portent le même tatouage,
les indices d’un jeu de piste dans lequel l’un d’entre eux a trouvé
la mort !
Oreste regarda Maline avec une
stupéfaction croissante.
— Oreste, les jeux de piste, vous
voyez ce que je veux dire ? Votre papa ne vous a pas mis chez
les scouts de France quand vous étiez gamin ? Allez, je vous
emmène. On part à Villequier !