55. Nécrorama
22 h 28, commissariat de Rouen,
9, rue Brisout-de-Barneville
Le commissaire Paturel tournait en rond
dans le couloir. Il attendait désespérément un appel, une bonne
nouvelle, enfin ! Une gendarmerie quelconque qui aurait coincé
Morten Nordraak dans un barrage sur un route départementale. Mais
au fond de lui, il ne se faisait aucune illusion ! Morten
Nordraak, le tigre, leur avait filé entre les doigts ! Ils
avaient laissé passer leur chance.
Il regarda sa montre. Ovide Stepanu,
Colette Cadinot et Jérémy Mezenguel attendaient à côté de lui, de
plus en plus énervés, dans le couloir.
Joe Roblin les avait convoqués à 22 h 15
précises.
Comme des gamins
!
Roblin devait repartir dans la soirée,
dans le sud de la France. Il allait tout leur expliquer, avait-il
dit. Après, il sautait dans un taxi.
Ce jeune trou du cul se prenait pour
Hercule Poirot. Il leur avait sans doute préparé en plus une mise
en scène morbide dont il avait le secret. Depuis plus d’une heure,
il était enfermé dans la « salle
grise » !
Le commissaire Paturel pensa qu’il avait
bien fait de ne pas demander à Maline Abruzze de venir assister à
ce qui pourrait bien se transformer en une humiliation suprême pour
tout le commissariat de Rouen, si Joe Roblin ne bluffait pas. En ce
moment, elle s’affairait au SeinoMarin, elle peaufinait son
fameux plan !
Enfin, la porte s’ouvrit. Tout le staff
du commissaire entra dans la pièce que Joe Roblin avait obscurcie.
Ils s’installèrent autour de la table. Joe Roblin, debout devant
eux, tenait dans une main un petit rayon laser qui promenait un
point rouge sur les murs sombres et dans l’autre la souris sans fil
de son ordinateur portable. Un doigt bagué se replia sur la
souris.
Le vidéoprojecteur relié à son
ordinateur agrandit, sur tout le mur de la salle, l’écran du
portable.
Le commissaire Paturel n’en revenait
pas ! Ce jeune détraqué de profileur leur avait préparé une
présentation power point, au cas où l’équipe de ce commissariat de
province aurait été à ce point demeurée pour ne pas comprendre ses
explications tordues avec des mots normaux !
Le commissaire Gustave Paturel se
sentait dépassé. Qui avait parlé de retraite anticipée ? Cette
ordure de Nicolas Neufville, qui croupissait en ce moment dans sa
cellule, Colette le lui avait rapporté. Il n’avait peut-être pas
tort, finalement. Quitte à regarder un écran géant, autant que ce
soit au cinéma avec ses gosses…
— Merci messieurs, commença Joe
Roblin d’une voix enjouée. Désolé de vous presser, mais comme vous
le savez, je repars à Paris ce soir. Je suis attendu à Gap demain
matin, une sombre histoire de randonneurs retrouvés déchiquetés.
Enfin bon, on verra ça après… Pour gagner du temps et être plus
clair, je vous ai préparé un diaporama.
Son doigt bagué cliqua.
Une première diapositive s’afficha, en
lettres gothiques, rouges :
Le mobile !
Paturel soupira. Ce type était
fou ! Il était pourtant obligé de l’écouter :
— En ce qui concerne le mobile,
commença le profileur, je n’ai pas de révélations à vous
faire ! Nous connaissons maintenant l’histoire. Nous sommes en
juillet 2003, à Rouen, pendant l’Armada. Quatre jeunes matelots, à
peine majeurs, vont se rencontrer : Carlos Jésus
Aquileras Mungaray, Paskah Supandji, Sergueï Sokolov, Morten
Nordraak.
Roblin cliqua et les quatre
photographies des quatre marins s’affichèrent. Il
continua :
— Qu’est-ce qui les
rapproche ? Comment naît une telle association ?
Difficile à dire mais ils ont sans doute en commun le goût pour les
histoires de piraterie, des trésors et autres légendes. Les quatre
jeunes matelots signent entre eux une chasse-partie, une alliance
qu’ils entérinent en se tatouant mutuellement sur l’épaule les
emblèmes respectifs de leur port d’attache. Ils se donnent cinq ans
pour remplir leur mission, vraisemblablement trouver les indices
d’un fabuleux butin dissimulé dans les méandres de la Seine. Ils
communiquent entre eux par code. Ils se sont donné rendez-vous à
Rouen, lors de l’Armada 2008, pour récupérer le butin et se le
partager.
Il cliqua. Une vue générale de l’Armada
2008 apparut.
— Mais lors de l’Armada 2008, tout
ne se passe pas comme prévu. J’ai longtemps été troublé par cette
histoire de malédiction, de quête mystique, de morale pirate… En
réalité, si j’examine la personnalité des quatre marins, en
particulier celle de Morten Nordraak, je pense tout simplement que
le seul mobile est la cupidité, l’appât du gain ! Au moment de
se partager le butin, la chasse-partie va voler en éclats, l’un des
quatre va trahir les trois autres. Mungaray est un flambeur, il
parle trop, il n’est pas fiable. Sokolov est un rêveur, il ne se
méfie pas assez. Supandji est le plus malin, il est honnête, mais
son rêve de fortune l’aveugle. Ils sont tous les trois des proies
idéales pour Morten Nordraak !
L’inspectrice Colette Cadinot se leva,
énervée :
— Nous aussi, on est pressé Roblin.
Tout cela, on le sait déjà ! Si vous en veniez aux
meurtres ?
Comme pour répondre, le profileur appuya
sur sa souris. La photographie du cadavre de Mungaray sur les quais
s’afficha.
Colette Cadinot se rassit, esquissant
une grimace.
— Mungaray est le plus bavard. Il
faut le tuer le premier ! Tout semble nous indiquer que
Nordraak a bénéficié de la complicité d’une jeune fille, cette
fameuse jeune fille blonde que l’on n’a jamais retrouvée. Nordraak
poignarde Mungaray. Puisqu’il est prouvé que le cadavre de Mungaray
a été dissimulé dans la chambre froide du Surcouf, on peut
légitimement penser que la complice de Nordraak est serveuse sur ce
bateau-promenade. Morten Nordraak se débarrasse ensuite de l’arme
du crime à proximité d’un SDF toxicomane, Daniel Lovichi, qui fera
pour quelques heures office de coupable idéal. Par vengeance, par
folie, ou simplement pour brouiller les pistes, il marque sa
victime au fer rouge. Il faut savoir que Morten Nordraak est
originaire du nord de la Norvège, et que les Samis, le peuple
indigène lapon norvégien, marque encore les rennes au fer rouge…
Fin du premier épisode !
Le profileur se tut quelques secondes,
comme pour laisser son auditoire respirer, puis cliqua une nouvelle
fois.
Les clichés des corps assassinés de
Paskah Supandji et de Sergueï Sokolov s’affichèrent, accompagnés du
titre, rouge et gothique : le double meurtre.
Ovide Stepanu et Jérémy Mezenguel
souriaient franchement devant la mise en scène macabre. A
l’inverse, Gustave Paturel et Colette Cadinot semblaient au bord de
la crise de nerfs.
— Voici le moment tant attendu,
continua Roblin. Le double meurtre ! Nous savons que Morten
Nordraak a assassiné Paskah Supandji et Sergueï Sokolov… Mais
comment ? C’est l’instant où je joue ma réputation, n’est-ce
pas chers collègues ? Comme je l’ai dit à quelques-uns qui ne
m’ont pas pris au sérieux, la solution est mathématique ! Nous
sommes simplement face à trois vérités, trois axiomes : le
même tueur, la même heure, deux lieux différents. L’une des trois
affirmations est obligatoirement fausse. Laquelle ? Le premier
axiome, les deux crimes ont été commis par le même individu,
peut-il être réfuté ?
Il cliqua et les électrophorègrammes de
l’ADN du sang trouvé sur Supandji et Sokolov, rigoureusement
identiques, apparurent.
— Faisons confiance à la
science ! L’ADN ne ment pas ! Même séquence ADN dans les
deux cas, nous n’avons donc affaire qu’à un seul tueur !
Passons alors au deuxième axiome : les deux crimes ont été
commis à la même heure…
Il cliqua à nouveau et le
vidéoprojecteur projeta sur le mur les cadavres de Supandji et de
Sokolov, allongés sur la table d’autopsie, les corps déchiquetés
devant un médecin légiste affairé.
On entendit clairement l’inspectrice
Cadinot marmonner des propos indignés.
— Les médecins légistes sont
formels, continua Joe Roblin sans s’en préoccuper. Paskah Supandji
et Sergueï Sokolov sont tous les deux morts entre 1 h 30 et 1 h 45.
Là encore, faisons confiance à la science ! Va-t-on soupçonner
les légistes de se tromper, de mentir ? Non, bien
entendu ! Il faut donc nécessairement admettre que c’est le
troisième axiome, les deux meurtres ont été commis à deux endroits
différents, qui est faux ! Vous m’excuserez la
tautologie : les deux crimes ont donc été commis au même
endroit !
La carte de la vallée de la Seine
apparut au nouveau clic.
— Partons donc de cette déduction
implacable. Les deux meurtres ont été commis au même endroit !
La nouvelle question logique est : oui, mais à quel
endroit ? La réponse, en fait, ne pose pas vraiment de
problème. Une voisine a été témoin de l’agression de Supandji à la
chapelle Bleue, elle prévient la gendarmerie qui arrive moins de
dix minutes plus tard sur les lieux, le corps de Supandji est
encore chaud, il vient d’être tué. On est donc certain que le
double meurtre a été commis à la chapelle Bleue de
Caudebec-en-Caux, ou très près. Tout devient alors très
simple : Sergueï Sokolov n’était donc pas à 1 h 30 sur le pont
du Mir, à Rouen, mais à la chapelle Bleue, à Caudebec-en-Caux,
puisqu’il y a été assassiné en même temps que Paskah Supandji. Si
on y réfléchit, il n’y a rien de plus logique, puisqu’il avait
rendez-vous à la chapelle Bleue ! Il avait signé, d’une
colombe, sur le livre d’or de l’église de Villequier. C’est la
version officielle qui était étrange, et pourtant, personne ne s’en
est étonné : Sergueï Sokolov ne devait pas, logiquement, être
sur le pont du Mir à 1 h 30, il avait rendez-vous ailleurs !
En réalité, Sergueï Sokolov s’est donc comme prévu rendu à la
Chapelle Bleue, le piège tendu par Morten Nordraak, pour y être
assassiné, quelques minutes avant Supandji !
Aucun des policiers dans la salle n’osa
interrompre Joe Roblin. Tout s’expliquait avec une étonnante
simplicité. La suite n’était désormais pas difficile à
deviner.
Comment avaient-ils pu ne pas y
penser ?
Roblin cliqua à nouveau et une
somptueuse photographie nocturne du Mir s’étala sur le
mur. Un matelot russe en uniforme gardait l’entrée du
voilier.
Roblin continua, triomphant :
— Je pensais qu’à ce moment-là,
quelqu’un allait me rétorquer : « Sergueï Sokolov ne
pouvait pas être à Caudebec-en-Caux, il était de garde sur le
Mir ! ». Je pense donc que vous avez déjà tous compris
l’évidence… Sergueï Sokolov commença sa garde sur le Mir, puis,
sans doute vers 0 h 45, quelqu’un d’autre le remplaça discrètement,
pour qu’il puisse se rendre à son rendez-vous secret.
Roblin pointa son petit laser rouge sur
la silhouette du marin russe devant le Mir.
— Regardez ce matelot en
uniforme : qui ressemble plus à un marin en uniforme qu’un
autre marin en uniforme ? A condition de baisser sa casquette
sur ses yeux, de remonter un peu son col de chemise, de se tenir
éloigné des autres marins, qui de toutes les façons ne monteront
pas sur le pont à cette heure tardive, le tour est joué !
Souvenez-vous de l’analyse des
légistes : « Comme personne d’autre que
son assassin n’a approché Sergueï Sokolov, alors qu’il était de
garde devant le Mir, dans l’heure qui a précédé sa mort, nous avons
toutes les raisons de penser là aussi qu’il s’agit du sang de son
assassin ».
Le commissaire regarda Colette Cadinot
d’un air désespéré.
Comment avaient-ils pu être aussi
aveugles ?
Paturel fixa la carte de la vallée de la
Seine et repensa avec une honte rétrospective à l’hélicoptère, le
catamaran F1 et toutes les autres invraisemblables solutions qu’il
avait mobilisées.
Ce jeune trou du cul, en plus, allait
les enfoncer jusqu’au bout !
— Donc, continua Roblin sur le même
rythme, Nordraak assassine Supandji et Sokolov à la chapelle Bleue.
Nordraak les surprend dans l’obscurité, mais Supandji le blesse, et
la gendarmerie va arriver sur les lieux d’une minute à l’autre. Son
plan est alors d’une simplicité évidente. Il dissimule le cadavre
de Sokolov dans son véhicule, pendant que son complice, sur le Mir,
celui qui a pris la place de Sergueï Sokolov, fait semblant de
s’endormir sur le pont du voilier russe. A la chapelle Bleue,
l’alerte est donnée, on découvre le marin indonésien assassiné,
toute la police de la région converge vers Caudebec-en-Caux.
Nordraak pendant ce temps roule tranquillement dans l’autre sens
vers les quais de Rouen, le second cadavre dans le coffre.
Commissaire, vous l’avez peut-être même croisé !
Petit con ! pensa
Paturel.
Visiblement très amusé, Joe Roblin
poursuivit sa démonstration :
— Nordraak arrive sur les quais de
Rouen. Le plus difficile a sans doute été de se rendre jusqu’au
Mir avec le cadavre de Sergueï Sokolov sans se faire
repérer. Mais il est possible de se garer discrètement assez près
du Mir, derrière les stands. Nordraak est un géant, Sokolov
plutôt fin, un marin portant jusqu’à son bateau un autre qui titube
n’est pas une scène rare. Peut-être même que tout simplement, il a
attendu le bon moment, celui où il n’y avait plus de passants
devant le Mir, à plus de deux heures du matin, c’est
possible. Une fois devant le Mir, le complice qui simule le
sommeil laisse sa place au véritable cadavre. L’échange a dû
prendre moins d’une seconde. Le tour est joué ! Les deux
complices peuvent s’éloigner. A partir de ce moment-là, rapidement,
un passant va forcément se rendre compte que le marin russe devant
le pont du Mir dort dans une position bien étrange et
que du sang coule de sa veste… L’alerte est donnée. Il est 2 h
17 ! Souvenez-vous commissaire, inspectrice, vos premiers
échanges, ils sont consignés dans le procès-verbal,
« Les passants, les autres marins du Mir, ont
d’abord cru qu’il dormait, c’est pour cela que l’alerte n’a pas été
donnée tout de suite ».
Paturel et Cadinot se regardèrent à
nouveau, consternés.
Ce profileur avait raison sur toute la
ligne !
Un désir incontrôlable de voir ce génie
prétentieux foutre le camp montait en eux. Ce profileur n’avait pas
son train à prendre ? Des gendarmes de Gap à aller
ridiculiser ?
Joe Roblin continua pourtant son
numéro :
— Pas de téléportation, donc !
Pas de tueurs à gages jumeaux ! Il suffisait pour Morten
Nordraak d’avoir un complice jouant un double jeu : Sergueï
Sokolov devait avoir suffisamment confiance en ce complice pour
qu’il accepte qu’il soit son remplaçant sur le
Mir pendant son rendez-vous à la chapelle Bleue. On
sait que Morten Nordraak avait pour complice cette fille blonde qui
attira Mungaray en dehors de la Cantina ! Il est logique de
penser que le deuxième marin du Mir soit la même
complice, cette fille blonde !
Il pointa à nouveau son laser rouge sur
le marin en uniforme devant le Mir.
— De nuit, sous une casquette, en
uniforme, qui peut affirmer que ce marin russe n’est pas une
femme ? Ensuite, le reste, nous sommes tous au courant !
Morten Nordraak élimine le dernier témoin, Ramphastos, sans doute
parce qu’il est à l’origine de certaines informations sur le butin,
et tente par la même occasion d’en faire de même avec ceux qui
l’ont approché, Maline Abruzze et le patron du Libertalia. Je crois
que vous en savez maintenant autant que moi…
Joe Roblin cliqua sur l’item mettre
fin au diaporama.
Le visage horrifié du Cri de
Munch, sur le fond d’écran du portable du profileur, s’afficha
soudain. L’image était saisissante. Roblin pointa son laser rouge
sur le haut du tableau, indiquant la vision délirante du fjord
d’Oslo sous un ciel en feu.
— Voila messieurs. A vous de jouer
maintenant, à vous d’attraper le tigre avant qu’il ne retourne à
Oslo dans son port d’attache. Il ne vous sera pas difficile de
mettre sous les verrous sa complice, elle est certainement serveuse
ou hôtesse sur le Surcouf, ou possède au moins un lien
étroit avec ce bateau-promenade. Mais pour faire sortir le tigre de
sa tanière, je crois que l’idée de Maline Abruzze, comme toujours,
est excellente !
Comme s’il avait pensé à programmer cet
ultime détail, au moment même où Joe Roblin prononça ses derniers
mots, le ciel de Rouen s’embrasa de mille feux, dans une explosion
de lumière et une immense clameur populaire.
23 h 15.
De la « salle grise » du
commissariat, la vue sur le feu d’artifice de l’Armada était
imprenable.