5. Colombages et gueule de bois
7 h 30, 13, rue Saint-Romain, Rouen
Maline Abruzze dormait d’un sommeil de
plomb lorsque le téléphone sonna. Elle aventura une main hors de
son lit pour attraper l’appareil. Une voix enjouée lui déchira le
tympan :
— Debout, citoyenne !
La journaliste identifia immédiatement
la voix de son rédacteur en chef, Christian Decultot. Elle ne prit
même pas la peine de répondre et le laissa débiter sa
tirade :
— Maline ? Tu es là ? Je
ne te réveille pas tout de même ? Allez ! Oust !
Rapplique au journal. Dans mon bureau dans une demi-heure. J’ai un
scoop pour toi !
— Hein ? fut tout ce que
réussit à émettre la voix mal réveillée de Maline.
— Allez ma belle. Une douche et au
rapport. Un scoop je te dis. On a un meurtre sur les bras ! Le
meurtre d’un marin, cette nuit, au beau milieu des quais de
Rouen.
Le rédacteur en chef raccrocha.
Maline peinait à sortir de sa
torpeur.
Un crime ? Un marin ? Sur les
quais ?
Sans doute un banal règlement de
comptes… Pas de quoi s’exciter.
Elle tenta de se redresser dans son lit.
Sa tête lui faisait atrocement mal. Elle repoussa les draps et
s’assit au bord du lit. Maline se sentait vidée.
Un orchestre semblait encore jouer la
fanfare dans sa tête. Des restes du concert de la veille.
Les pensées de la journaliste
s’échappèrent quelques instants vers la nuit précédente. Après
l’immense concert sur les quais de Rouen, le traditionnel feu
d’artifice, elle avait fini la soirée dans un petit pub de
Déville-lès-Rouen. Le programme off de l’Armada. Un groupe local de
blues, Rock en Stock, avait enfilé les standards jusqu’au petit
matin.
Maline tenta de se lever. Elle tituba un
peu. Elle s’approcha de la fenêtre de son appartement, sans même se
soucier de sa nudité. Il faisait une chaleur étouffante dans les
appartements du centre-ville. Dans sa tête, des hululements
fantomatiques répondaient à une sorte de rythmique infernale. Des
percussions qui lui semblaient rebondir sur les parois de son
crâne.
Le leader du groupe de blues, après une
dizaine de rappels, avait entamé un dernier morceau en hommage à la
commune du concert. Déville… Le fameux Sympathy for the
devil, des Stones. Avant ce soir, Maline ne s’était jamais fait
la réflexion que la commune qui s’étendait le long du Cailly
portait le nom du diable… Amusant. L’improvisation sur le standard
des Rolling Stones avait duré près de trois quarts d’heure. Tout le
public du bar avait accompagné les musiciens par des « hou
hou » lancinants, attrapant tout ce qui pouvait servir à faire
du bruit pour accompagner les percussions vaudoues. Maracas
improvisées, cuillers pour frapper sur des verres, phalanges et
paumes sur les tables…. Des filles étaient debout sur les chaises,
décoiffées en tigresses, adoptant des poses félines, devant des
garçons s’essayant à des déhanchements de zombies haïtiens.
Maline colla son visage à la fenêtre. Il
faisait déjà beau. Elle jeta un cachet d’aspirine dans un verre
d’eau et soupira.
A trente-cinq ans, bientôt trente-six,
elle avait décidément du mal, maintenant, à se remettre de ces
soirs de fiesta.
Elle se traîna jusqu’à la douche. Le jet
d’eau tiède la réveilla un peu. Elle se fit la remarque qu’elle en
était seulement au cinquième jour de l’Armada, et qu’elle était
déjà sur les rotules.
Epuisée.
Elle le savait, elle devait être plus
raisonnable.
D’accord ! Elle semblait entendre
son père lui parler. Mais le problème, c’était que l’Armada ne
revenait que tous les quatre ans, parfois cinq. Dix jours, dix
nuits à peine tous les cinq ans ! Comment ne pas en
profiter ? Comment ne pas profiter à fond de cette poignée de
jours invraisemblables où Rouen, la belle endormie, se réveillait,
avant de sombrer dans une nouvelle léthargie.
Le jet de la douche vira de tiède au
franchement glacé. C’était habituel. Le chauffe-eau était
pourri.
Maline repensa à sa première Armada, en
1989. Elle avait à peine dix-huit ans. Elle conservait de cette
semaine le souvenir d’une fête sans fin, de sa première liberté, de
ses premiers émois… Elle avait vu sous ses yeux incrédules, comme
tous les autres Rouennais, la sage capitale normande se transformer
en un immense forum multiculturel. Le centre du monde, où tout
était permis. Une révolution culturelle. Un incroyable cadeau pour
sa majorité ! Ceux qui n’avaient pas eu dix-huit ans pendant
les « Voiles » de 1989 ne pourraient jamais comprendre.
Heureusement que son père n’avait jamais été au courant du quart
des virées dans lesquelles elle avait été entraînée avec ses
copines pendant cette folle semaine. Elle avait appris à parler une
dizaine de langues en quelques jours. Au moins les mots essentiels.
Sa passion pour les voyages était sans doute née à ce moment-là.
Elle était devenue reporter parcourant le monde, pour les plus
grands journaux, pendant onze ans. Même si cette passion avait
explosé en vol, et si Maline s’était échouée dans sa ville natale,
Rouen.
Journaliste au SeinoMarin. Le
plus grand hebdomadaire de la région...
Maline sortit de la douche, sans même
s’essuyer, inondant abondamment un linoléum défraîchi.
De 1989 à 2008, même lorsqu’elle se
retrouvait à l’autre bout de la planète, Maline n’avait jamais raté
une Armada. Elle était toujours revenue, même en 1994, alors
qu’elle couvrait encore quelques semaines auparavant le génocide
rwandais. Les trois dernières Armadas, 1999, 2003 et 2008, elle les
avait vécues comme journaliste locale officielle… au
SeinoMarin. A chaque Armada, elle parvenait à débaucher son
réseau de copines. Celles du temps béni de 1989 ! Presque
toutes étaient mariées, mères de familles, divorcées, déprimées,
fanées… Vieilles ! Maline se sentait différente. Différente et
seule. Quel calvaire pour faire sortir de son quotidien sa poignée
de copines rangées…
Etait-elle à ce point
anormale ?
Presque trente-six ans ?
Célibataire ?
Maline attrapa une serviette en boule et
essuya le miroir ovale de la salle de bain. Elle observa quelques
instants son reflet.
D’accord, elle était plutôt petite, mais
elle se savait encore bien faite, bien proportionnée, mieux même
qu’à vingt ans. Plus pulpeuse… Plus en chair…
— C’est parce que tu grossis, ma
vieille ! ironisa Maline pour elle-même. T’es fière des tes
formes, de ton cul et de tes seins, mais dis-toi bien que ce sont
les dernières années, les derniers mois avant la dégringolade. Faut
te remettre au sport, ma belle !
Elle repensa furtivement au temps où
elle faisait du sport presque tous les soirs, cinq fois par
semaine ! Aujourd’hui, c’était plutôt une fois par mois.
Piscine ou jogging. Et encore. Courir seule et croiser des couples
l’insupportait, maintenant.
Maline fit une moue devant la glace. De
toutes les façons, son piège à mecs, ce n’était pas son corps de
petite poupée, c’était son visage. Sa bouille de clown. Son visage
mutin comme on dit plus sérieusement. Des yeux noirs comme des
billes, des pommettes rondes, une tignasse ébouriffée. Châtain
aujourd’hui. Passée par toutes les couleurs ces vingt dernières
années.
Elle détailla sa figure dans le miroir
embué. Genre Drew Barrymore ou Audrey Tautou... Genre petite
bombinette rigolote et délurée. Elle se rassura. Les hommes ne
craquent pas que pour les bimbos blondes hautes sur pattes. Ils
aiment aussi les modèles réduits sexy.
Peut-être... Elle était célibataire
pourtant. Un choix ? Un non-choix ? Elle était encore
désirable, c’était clair. Mais ni plus ni moins désirable que des
milliers d’autres petites poupées, comme on en trouve plein les
rues dès qu’il fait beau. Des milliers de filles comme elle… En
plus jeunes !
Décidément, les lendemains de fiesta la
rendaient morose ! C’était bien cela au fond qui l’effrayait,
pas ses deux kilos en trop.
Allez, bouge-toi ma vieille !
Elle jeta un coup d’œil vers son lit. La
pile impressionnante de linge propre non repassé la renvoya à sa
propre solitude.
Réagir. Sortir.
Maline enfila une jupe chiffonnée qui
lui arrivait à mi-cuisses, un bustier moulant vert pomme et un
petit pull en crochet. Elle attacha en hâte ses cheveux mouillés
avec un peigne en forme de papillon, composant un chignon
improvisé.
Elle était prête.
Jetant un coup d’œil sur la table du
salon, elle aperçut le verre d’eau et le cachet d’aspirine dissous.
Sans bulles ! Elle soupira à nouveau et le but tout de même
d’un trait.
Beurk.
Elle ouvrit son réfrigérateur et
décapsula une canette de Red Bull, cette boisson énergétique à base
de caféine et de taurine, mélange détonnant interdit en France, ce
qui renforce encore sa diffusion sous le manteau parmi les noceurs
contraints de reprendre le boulot… Tout en buvant à même la
canette, Maline pianota sur son téléphone portable.
Trois messages provenaient de son père.
Rien que cela ! Il s’inquiétait de ne pas avoir de
nouvelles ; l’invitait ; lui demandait ce qu’elle voulait
pour son anniversaire, dans cinq jours ; allait-elle
passer ? Il lui parlait aussi de vagues cousins éloignés
de Bourgogne dont elle ne se souvenait pas, mais qui apparemment
allaient passer sur l’Armada.
Fêter son anniversaire ! Trente-six
ans ! Pour que son père lui fasse la morale. Lui raconte une
nouvelle fois qu’il était si seul et qu’il aimerait tant avoir des
petits-enfants. Sans parler de ces cousins qu’elle n’avait jamais
vus. Non merci, papa ! Elle éteignit avec rage son téléphone
portable. L’instant d’après, les remords remontaient déjà.
Il avait raison. Il fallait à tout prix
qu’elle trouve le temps de passer voir son père. Il ne sortait
plus, quasiment, même pendant l’Armada. Auparavant pourtant, il
adorait la voile, il s’intéressait à tout cela. Les voyages, la
marine. Plus maintenant. Il ne s’intéressait plus à rien.
C’était cela, vieillir seul ?
Oui, il fallait à tout prix qu’elle se
force à passer à Oissel voir son père et le traîner de gré ou de
force sur les quais. Elle n’allait pas en plus devenir une fille
indigne ! Pour les cousins de Bourgogne par contre, c’était
hors de question ! La charité familiale a ses limites.
Elle but le Red Bull jusqu’à la dernière
goutte et jeta la canette dans la poubelle.
7 h 53.
Elle s’étonna. Elle était à peine en
retard.
En sortant de son appartement, fidèle à
un rituel, elle regarda quelques instants la photographie en noir
et blanc accrochée dans le couloir de son entrée.
Le gros plan d’un jeune Africain.
— Où es-tu Fatou ?
murmura Maline. Où es-tu ?
Elle ne laissa pas la nostalgie
s’emparer d’elle. Elle dévala les escaliers vers la rue
Saint-Romain.
***
Dans la rue, Maline sentit l’air frais
du matin lui redonner un semblant de vitalité. A moins que ce ne
fût l’effet du Red Bull. La rue Saint-Romain était déserte. Maline
adorait la solennité de la rue piétonne, les hauts murs de pierres
de l’archevêché, l’incroyable vue sur la cathédrale.
La plus belle rue de la plus belle ville
de France ?
Maline marcha quelques mètres et tourna
à droite rue des Chanoines, la plus petite rue de Rouen. Un passage
de moins d’un mètre, en forme de labyrinthe, entre des bâtisses de
quatre étages. Un coupe-gorge médiéval. Un passage obligé des
visites du centre-ville piétonnier.
Maline adorait cette ruelle, bien
entendu. Pourtant, en cette matinée, elle étouffa un haut-le-cœur.
Le Red Bull remonta avec acidité jusqu’à sa gorge. La rue étroite
empestait l’urine, plus encore que d’habitude ! Les recoins de
la ruelle offraient des cachettes idéales pour les hommes désirant
soulager leur vessie, ceci sans doute depuis le Moyen Age, mais le
pic de consommation de bière pendant les nuits de l’Armada avait
transformé la rue en urinoir à ciel ouvert.
Maline accéléra le pas en se bouchant le
nez et déboucha rue Saint-Nicolas. Elle profita de l’odeur
appétissante d’une boulangerie qui ouvrait pour respirer à nouveau.
Elle obliqua rue Saint-Amand. Maline goûta le charme, sans cesse
renouvelé, des vieilles ruelles rouennaises au réveil. Quelques
touristes matinaux prenaient leur petit-déjeuner sur l’adorable
place Saint-Amand. Une jeune fille seule à une terrasse, un
téléphone portable vissé à l’oreille, portait sur ses cheveux
décoiffés une casquette de marin. Marine sourit.
Un camion poubelle bruyant essayait de
se frayer un chemin parmi les ruelles. Quelques éboueurs plutôt
joyeux sifflotaient en ramassant papiers gras, bouteilles et
canettes. Ils s’attachaient avec professionnalisme à effacer les
restes d’une fête nocturne à laquelle ils n’avaient sans doute pas
participé.
Maline adorait ce genre de scène. Elle
se serait bien arrêtée là, à prendre quelques photos et poser des
questions aux passants. Un joli petit article pour
Le SeinoMarin : « Lendemain de fête.
Rouen se réveille ». Ou bien un titre plus
accrocheur : « Colombages et gueule de
bois ». Mais elle n’avait pas le temps. Ce serait pour
un autre jour. Elle continua sa route.
Un éboueur agita sa main gantée jaune
fluo dans sa direction :
— Bonne journée ma
belle !
Maline lui retourna un large
sourire et agita sa main, même si le regard du travailleur
matinal se fixa davantage sur la partie dénudée de ses
jambes.
Maline se sentait légère. Elle adorait
ces petits moments volés. Elle adorait la ville. Elle s’y sentait
dans son élément, elle raffolait de ces petits éclairs de séduction
instantanés. Maline prolongea jusqu’à l’angle de la rue
Eau-de-Robec, où se situait le siège du SeinoMarin. Elle
entra. Les couloirs étaient déserts, personne n’était encore
arrivé, à part Christian Decultot. Maline pénétra sans même frapper
dans le vaste bureau du rédacteur en chef.
Christian Decultot releva la
tête :
— Ah, Maline ! Tu as plutôt
intérêt à t’asseoir ma jolie. On est dans la merde,
citoyenne ! On est face à un meurtre. Un meurtre sur
l’Armada ! Et pas un meurtre banal !