54. Le secret de Ramphastos
20 h 12, place de la Rougemare
— Poussez-vous !
Le commissaire Gustave Paturel prenait
deux mètres d’élan. Il avait momentanément confié à Maline Abruzze
son talkie-walkie et son téléphone portable qui lui permettaient de
rester en contact permanent avec l’ensemble des forces de police
déployées dans l’agglomération. Le commissaire recula encore d’un
mètre, puis se propulsa en avant et enfonça la porte d’un coup
d’épaule.
Deux verrous sautèrent. La porte céda
dans un fracas assourdissant, s’ouvrant sur l’appartement de
Ramphastos.
— Mon Dieu ! s’écria
Maline.
— Qu’est-ce que c’est que ce
bordel ? fit Roblin, impressionné.
L’appartement de Ramphastos était une
jungle !
Il était impossible de distinguer la
moindre pièce, une végétation luxuriante avait pris possession des
murs, des sols, des plafonds. Maline n’en reconnaissait que
quelques-unes, hibiscus, bougainvillées, palmiers, bambous,
passiflores...
Les plantes rampaient le long des
plinthes, s’immisçaient sous le papier peint en ruine ou le
linoléum décollé. La nature avait pris le dessus.
Combien de temps avait-il fallu à
Ramphastos pour obtenir ce résultat ? Plusieurs
années ?
Maline se souvenait que les plantes
tropicales, les bambous, différentes sortes de lianes, pouvaient
pousser à une vitesse record, dans des conditions favorables :
soleil et humidité. L’appartement de Ramphastos se situait au
dernier étage ; sous les combles, des Velux s’ouvraient
directement sur le ciel : il devait rapidement faire une
chaleur étouffante dans ces pièces. Quant à l’humidité, on
percevait dès le pas de la porte la moiteur du lieu et une odeur
insupportable de moisissure.
Joe Roblin entra le premier,
surpris.
— C’est un fou, fit Paturel en
pénétrant à son tour. Une jungle en plein Rouen ! Il va
falloir y aller à la machette !
Pour progresser dans l’appartement, il
fallait écarter les branches, s’accroupir sous la canopée, l’étage
supérieur d’une végétation tropicale, qui s’était formée sous les
combles lumineux de l’appartement mansardé, réduisant la hauteur de
circulation à moins d’un mètre cinquante.
Maline avança également. Les poils
urticants d’une sorte de taro aux feuilles tombantes, larges comme
des oreilles d’éléphant, frôlèrent ses bras nus.
Elle poussa un cri d’effroi.
Entrer dans cette
jungle ?
Maline savait qu’il existait aussi des
malades qui conservaient chez eux des animaux tropicaux, toutes
sortes de reptiles ou d’araignées. Ramphastos pouvait bien être de
ce genre-là, en plus.
Joe Roblin progressait plus rapidement.
Il avançait dans le vestibule. Ses cheveux ébouriffés se mêlaient
aux feuilles et lianes au-dessus de sa tête, mais il ne semblait
pas s’en soucier. Paturel le suivait, méfiant.
Maline avança à son tour de quelques
mètres. Elle progressait très lentement, n’osant poser nulle part
ses mains. Elle avait l’impression que chaque liane tortueuse sous
ses yeux terrifiés dissimulait un serpent tropical. L’odeur de
moisissure était atroce. Ramphastos devait laisser l’eau s’écouler
toute la journée.
Une fois passé le vestibule, la
végétation était un peu moins dense. Roblin donna un puissant coup
de pied dans une porte entrouverte. La porte revint presque
immédiatement à sa place originelle, retenue par le
ressort des branches derrière elle. Roblin poussa la porte de
tout son poids et entra tout de même. Dans la chambre, il n’y avait
aucun lit ou de meuble de rangement, les habits gisaient à même le
sol, mêlés à une couche de poussière rouge qui provenait de pots de
terres éventrés par des racines trop à l’étroit, échappées de leur
prison. Les racines ocre, comme des tentacules visqueux,
progressaient sous la moquette spongieuse.
Cloué à deux murs dans un angle de la
pièce, un hamac devait servir de lit à Ramphastos. Sous le hamac,
quelques dizaines de bouteilles vides gisaient, elles aussi
recouvertes d’une sorte de lierre humide.
Joe Roblin rebroussa chemin. Maline
n’avait pas fait trois mètres dans l’appartement. Elle croisa les
yeux possédés du profileur :
— Une maison de fou, murmura
Roblin. J’adore…
Ils ne purent rester longtemps dans la
cuisine tellement l’odeur de puanteur était insupportable. De
l’évier au plan de travail, tout était moisi, comme si on avait
laissé s’écouler l’eau sans l’éponger pendant des mois
entiers.
— Le séjour doit être là-bas, fit
Roblin en désignant la dernière pièce qu’ils n’avaient pas
visitée.
Le commissaire Paturel, énervé,
arrachait nerveusement les plantes qui gênaient sa
progression.
Soudain, Maline hurla.
Sa tête partit en arrière. Une tige
insidieuse s’était entortillée dans ses cheveux. Un instant, elle
crut qu’une araignée géante courait sur son crâne.
Elle arracha la tige en trépignant de
rage et d’angoisse.
— Méfiez-vous, commenta Roblin.
C’est un brugmansia, l’huacacachu pour les Indiens d’Amérique du
Sud, la plante de la tombe, la plante sacrée qui permet d’entrer en
contact avec les morts… fortement hallucinogène. Ne vous léchez pas
les doigts !
Maline frotta avec rage ses mains sur sa
courte robe. Elle sentait le contact permanent des feuilles sur ses
cuisses et ses bras nus, comme des milliers d’insectes courant sur
son épiderme. Tout son corps devenait poisseux. Devant elle, le
commissaire suait lui aussi à grosses gouttes.
Comment Roblin pouvait-il supporter son
pull noir en laine ?
Enfin, ils parvinrent dans le salon.
C’était la pièce la moins mansardée, la canopée se situait à plus
d’un mètre quatre-vingts au-dessus de leur tête, formant une sorte
de clairière équatoriale. Il y avait là une table, deux chaises,
des dizaines de bouteilles vides, des boîtes de conserve, beaucoup
de livres, plus ou moins moisis.
Mais surtout, leur regard fut attiré par
un grand coffre de bois, au milieu de la pièce.
— Il va falloir l’ouvrir au sabre,
commenta Roblin.
Maline avait l’impression de plus en
plus angoissante de profaner un lieu sacré.
Elle repensait à ces récits de
malédiction.
N’avait-elle pas été inconsciente de
suggérer aux deux hommes de visiter l’appartement de
Ramphastos ? De penser que Ramphastos y dissimulait peut-être
la clé de cette histoire de malédiction, le but de la chasse-partie
de ces quatre matelots ?
Joe Roblin n’avait pas ces scrupules, il
était déjà arc-bouté sur le coffre.
— Vous pariez sur quoi, fit Roblin.
Pièces d’or ? Rubis ? Diamants ? Vieux
squelette ? Cadavre pas encore putréfié ? Une charogne et
quelques milliers de larves ?
Gustave Paturel arracha nerveusement une
large feuille tropicale et s’épongea le front avec :
— Magnez-vous, Roblin, on n’est pas
au cirque !
Roblin ouvrit le coffre.
Maline ferma les yeux.
Avait-elle vu juste ?
Le visage de Joe Roblin s’éclaira d’un
large sourire. Le commissaire s’avança d’un pas.
Le trésor de
Ramphastos !
Maline ouvrit les yeux sur le coffre
béant.
Dans la malle s’entassaient des dizaines
de livres, de carnets, de feuilles, de dessins…
Roblin en saisit quelques-uns et les fit
passer à Paturel et Maline.
Tous traitaient du même sujet. La
piraterie, et plus particulièrement de la piraterie normande.
Maline s’approcha encore, lâcha le livre
qu’elle avait entre les mains et se pencha dans le coffre. Elle
repéra un cahier.
Des notes de
Ramphastos ?
Elle ouvrit le cahier :
toutes les pages étaient noircies d’une belle écriture
déliée, comme lorsqu’on écrivait encore à la plume, une écriture de
grand-mère. Elle se laissa happer par les premières pages.
Ramphastos y racontait une histoire de piraterie normande dont
Maline avait lu quelques lignes à la bibliothèque municipale, Jean
Fleury, de Vatteville-la-Rue. Mais la somme des détails révélés par
Ramphastos était sans commune mesure avec tout ce que Maline avait
pu lire jusqu’à présent.
Elle accéléra sa lecture, faisant
défiler les pages devant ses yeux embués d’émotion.
Ramphastos avait consacré sa vie à une
passion, une seule : les légendes de la vallée de la
Seine.
Joe Roblin, délaissant déjà le coffre,
était reparti à l’exploration d’autres recoins dissimulés sous la
végétation luxuriante. Maline et Paturel se plongeaient à l’inverse
dans le détail des cahiers.
Après quelques longues minutes, le
talkie-walkie de Gustave Paturel grésilla. Le commissaire le porta
à son oreille. Progressivement, son visage se remplit de colère
démonstrative :
— Comment ça, vous l’avez
perdu ? Vous aviez la photo ! Il devait y avoir un flic
tous les dix mètres ! Nom de Dieu, vous êtes des
incapables ! Il ne fallait pas qu’il sorte de
Rouen !
Le commissaire raccrocha et regarda
Maline et Roblin d’un air désolé :
— Ils l’ont perdu. Ils avaient
repéré Nordraak place de la Cathédrale, mais ils l’ont perdu, il
s’est enfui à moto. On a mis en place de nouveaux barrages… Dans
toute la région, sur cent kilomètres… Mais je n’aime pas ça. Il
fallait le coincer dans le premier cercle, Rouen intra-muros, au
moment où l’on bénéficiait de l’effet de surprise !
Maintenant, il peut être n’importe où et il va se méfier. Je vais
aussi faire fouiller à fond le Christian Radich, transformer
son navire en souricière, mais il ne sera pas assez stupide pour y
revenir. Le tigre va aller se cacher dans une tanière quelconque et
il n’est pas près d’en sortir !
Maline analysa, pensive, les dernières
paroles du commissaire.
Le tigre, tapi dans sa tanière,
insaisissable, désormais.
Elle se replongea quelques secondes dans
le récit de Ramphastos.
Une idée folle lui venait, aussi folle
que géniale.
Elle lut encore quelques lignes puis
releva la tête, dévisageant longuement Joe Roblin et Gustave
Paturel, avec une évidente pointe de fierté dans le
regard :
— Messieurs, qu’est-ce que vous
penseriez si je vous disais que j’ai trouvé ? Que je sais où
est dissimulé le butin des pirates de la Seine !