48. En toute discrétion…
16 h 09, tunnel sous la Grand’Mare
La Subaru Impreza WRX hurlait dans le
tunnel de la Grand’Mare, toutes sirènes dehors. Le commissaire
Gustave Paturel se cramponnait :
— Tu es obligé de foncer comme
ça ?
Une main sur le volant, l’autre à la
portière, l’inspecteur stagiaire Jérémy Mezenguel affichait un
sourire hilare :
— J’adore ça boss, j’adore trop,
j’ai passé le concours de flic rien que pour ça !
Les lumières du tunnel défilaient. Les
voitures sur la file de droite semblaient rouler au ralenti dans le
rétroviseur de la Subaru.
— Surtout dans les tunnels, ajouta
Mezenguel. On se croirait dans un jeu vidéo !
Paturel soupira :
— Loupe pas la sortie !
Première à droite après le tunnel, direction Saint-Martin du
Vivier.
— O.K. Vous prenez un gros risque,
sur ce coup-là, commissaire… Non ?
— Quel gros risque ? On a
quatre capitaines sur six qui nous ont avoué que derrière la CYRFAN
se dissimulait Nicolas Neufville, que lorsqu’ils ont découverts le
prix où la CYRFAN vendait ses prestations à ses clients, par
rapport au prix où cette société avait loué leurs
bateaux-promenades et leur équipage, ils avaient vu rouge. Qu’ils
ont essayé de négocier un intéressement aux bénéfices avec la
CYRFAN, une rallonge, et qu’en guise de réponse, Nicolas Neufville
leur a envoyé quelques gros bras pour les calmer. La plupart n’ont
pas insisté, leur bateau, c’est leur gagne-pain, ils se sont
généralement endettés jusqu’à l’os pour se le payer. Ils se sont
contentés des miettes distribuées par Neufville. D’après ce qu’il a
fini par nous avouer, seul Patrick Baudouin, le capitaine du
Surcouf, a un peu insisté, a voulu faire pression, a menacé
de reprendre ses cliques et ses claques avec son bateau et de tout
laisser en plan, y compris les clients, si la CYRFAN ne rallongeait
pas la mise. Nicolas Neufville s’est déplacé lui-même, la nuit du
jeudi 10 juillet, pour expliquer au capitaine Baudouin qu’il ne
devait pas faire trop de vagues s’il voulait que le
Surcouf reparte de Rouen à peu près en état de remonter
la Rance après le 14 juillet. C’est si fragile, ces
bateaux-croisières, des petits bijoux tout en verre… Alors Jérémy,
les preuves, on les a. Cela s’appelle de la prise illégale
d’intérêt, et en poussant un peu, du chantage !
Ils sortirent du tunnel et la sirène
hurla de plus belle.
— Tu ne veux pas couper ton truc,
on ne s’entend pas !
Il ne fut pas sûr que Mezenguel ait
entendu. Celui-ci continuait à crier :
— O.K. pour le chantage, la menace
sur les capitaines de bateaux-promenades, mais il a gagné quoi avec
cette embrouille ? Cent mille euros, trois cent mille euros
maxi ? Vous allez pas aller loin avec ça !
Paturel se pencha, coupa la sirène et
hurla tout de même :
— Ça me permet de l’inculper !
De l’embarquer pour un motif quelconque. Une fois au trou, on le
travaillera, on vérifiera ses alibis, on le fera craquer…
— Je croyais que ce n’était pas son
ADN, sur le verre ?
— Pas un mot sur ça, bordel !
C’est vrai que son ADN n’est pas celui du double meurtrier, mais il
peut avoir des hommes de main !
— Des jumeaux !
— Ouais, des jumeaux, c’est pas
con ! Ça devient même un débouché professionnel important pour
les jumeaux : tueurs fouteurs de merde dans les tests
ADN !
La Subaru Impreza se rabattit
brusquement sur la file de droite.
Ce stagiaire conduisait vraiment comme
un taré ! En plus, Jérémy Mezenguel tournait la tête vers le
commissaire pour lui parler :
— Les petites combines de Neufville
n’ont peut-être rien à voir avec le meurtre ?
— Regarde ta route, bordel ! Y
a tout de même le cadavre de Mungaray qui a passé deux heures dans
le congélo du Surcouf ! Mais même s’il n’est pas un
meurtrier, coincer une ordure, crois-moi, ça défoule ! Et puis
ça va occuper un peu les journalistes. Putain tourne ! C’est
là !
La Subaru Impreza dérapa et dans un
concert de klaxons, quitta l’A28 direction Saint-Martin-du-Vivier.
Ils roulèrent quelques centaines de mètres.
— Plutôt chicos, par ici,
fit Mezenguel.
— La commune la plus riche de
l’agglomération, il paraît, et on se rend dans le quartier le plus
riche de la commune la plus riche, le Vallon-aux-moines. Tout
droit…
A plus de quatre-vingts kilomètres-heure
en pleine agglomération, Mezenguel coupa au plus court les
ronds-points, décolla deux roues sur un ralentisseur et s’engagea
pied au plancher dans la descente vers la vallée du Robec.
Le commissaire soupira :
— Je suis un peu surbooké en ce
moment, mais je ne suis pas à cinq minutes.
Les pneus crissèrent.
— A gauche ! hurla le
commissaire. La chaumière en face !
Mezenguel remit la sirène en
route.
La Subaru Impreza s’engagea dans un
adorable petit lotissement, à flanc de vallée, où d’immenses
chaumières étaient posées dans des grands parcs arborés sans
barrières.
Tondu frais.
Mezenguel fit gicler les graviers sous
ses pneus dans le sentier, presque sans ralentir et se gara sur la
pelouse en pilant brutalement, ravageant un mètre et demi de
gazon.
Il coupa enfin la sirène.
— Vous vouliez du spectaculaire,
boss. Une arrestation qui ne passe pas inaperçue !
Paturel soupira à nouveau.
Devant eux, sur la terrasse ensoleillée,
une famille était attablée.
Paturel fit l’inventaire. Orangeade,
magazine, jeux de sociétés. Deux grands adolescents. Une femme très
élégante, élancée. Une vieille, avec un chapeau de paille, qui
dormait, à l’ombre, dans un fauteuil large et creux.
Tous, sauf la grand-mère, regardaient
stupéfaits l’intrusion subite de la Subaru Impreza. Nicolas
Neufville aussi, ou alors il simulait bien.
Le commissaire Paturel s’avança, prit
une voix calme mais expliqua clairement que Nicolas Neufville
devait les suivre, qu’ils avaient une demande de garde à vue dûment
signée par le juge… mais qu’il ne s’agissait que d’un
interrogatoire de routine, rien de grave, qu’il serait de retour
sans doute bientôt.
Toute la sainte famille ne bronchait
pas, attendant la réaction de l’homme d’affaires.
Paturel se doutait que dans le
Vallon-aux-moines, derrière les haies de thuyas, de troènes ou de
charmille normande, une foule discrète de voisins épiait la
scène.
— Je suppose que je n’ai pas le
choix ? fit Nicolas Neufville.
Le commissaire hocha la tête.
La grand-mère n’avait toujours pas
ouvert un œil, la fine et élancée madame Neufville semblait presque
plus inquiète par les regards des voisins que par l’arrestation de
son mari.
Mezenguel était resté en arrière, une
fesse sur le capot de la Subaru, à mâchouiller un chewing-gum, sous
le regard admiratif des deux adolescents. Il ne lui manquait plus
que les Ray-Ban et le stetson.
Nicolas Neufville se retourna vers sa
femme :
— Chérie ! appelle Henri tout
de suite.
— Henri Lagarde, précisa-t-il
au commissaire… Mon avocat, je pense que vous le connaissez… Il est
plutôt réputé sur la place. Pour ma part, je n’ai pas l’honneur de
connaître votre nom, mais je pense que vous êtes en train de faire
une immense connerie !
Le commissaire Paturel n’était pas loin
de penser la même chose. Mais tout le problème était de ne pas le
laisser paraître.