40. Le naufrage du Télémaque

 

Tard dans la nuit, quelque part dans l’agglomération rouennaise

 

L’homme rentra en silence et alla directement se laver les mains et le bras. Le sang coula dans l’évier.
— C’est grave ? demanda une voix féminine.
— Non, ce n’est rien. C’est superficiel. Ce salopard de marin indonésien était sur ses gardes…
Il marqua un long silence :
— Mais la police dispose de mon ADN, maintenant…
— Ils n’ont aucune raison de te soupçonner, tu le sais bien. Ne bouge pas, je vais désinfecter la plaie.
Le contact de l’alcool sur la plaie fit grimacer l’homme :
— Tu as raison. La malédiction s’est accomplie cette nuit, c’était le principal. Les flics vont tourner en rond pendant un bon moment avant de comprendre notre double meurtre. Cela va nous laisser le temps de tout terminer aujourd’hui. Il reste un dernier témoin à éliminer.
— Tu as sommeil ? demanda la voix féminine.
— Non… Pas encore.
 
Le bras bandé, l’homme s’installa dans le canapé blanc. La femme se pencha sous la table du salon, ouvrit le tiroir. Sa main attrapa un DVD :
— Le Télémaque ? C’est de circonstance, non ?
L’homme sourit. La main féminine mit en route le DVD et actionna la télécommande.
 
***
 
L’immense écran s’ouvrit sur un magnifique cloître Renaissance.
Au centre du cloître, un buffet était dressé, et une foule assez compacte, vêtue avec beaucoup d’élégance se pressait autour. Au-dessus du cloître, des lettres rouges sur une grande banderole : « Cloître des pénitents. “Exposition Mémoires et protection de la Seine”. Agence régionale de l’Environnement de Haute-Normandie. 10-13 mai 2001 ».
Le film bougeait beaucoup, comme s’il était tourné en caméra cachée.
Un individu barbu et bedonnant, dont l’accoutrement négligé tranchait avec la distinction de l’assemblée, s’approcha d’un groupe de trois femmes d’un âge certain, qui tenaient toutes un verre de champagne à la main. Les bijoux qu’elles arboraient donnaient une idée assez précise de la classe sociale à laquelle elles appartenaient.
On reconnaissait en l’homme barbu Pierre Poulizac, Ramphastos. Il se lança à l’abordage du groupe de femmes.
— Je vois, mesdames, que vous avez sorti vos plus beaux bijoux…  Ils sont du plus bel éclat dans cet écrin Renaissance, vous ne trouvez pas ?
Les trois femmes, surprises, hésitèrent un instant sur la conduite à tenir devant l’opportun :
— Monsieur ?
— Pierre Poulizac. Mais mes amis m’appellent Ramphastos. Pirate en retraite, pour vous servir. Vous n’avez donc plus rien à craindre pour vos bijoux, mes belles dames.
Une des trois femmes éclata de rire et les deux autres durent suivre. Ramphastos n’était pas très beau à voir, mais il avait une voix de velours et sa conversation avait toutes les chances de rompre la monotonie oisive des belles dames. Ramphastos observa d’un œil expert les joncs d’or et les boucles d’oreilles de ses auditrices.
— Lepage, sans aucun doute. Encore aujourd’hui la plus grande bijouterie de Rouen... Savez-vous mesdames qu’en 1663, le jeune orfèvre rouennais, Lepage, a ciselé une couronne d’or pour un rajah des Indes avec lequel le port de Rouen commerçait. La couronne est-elle arrivée à bon port ? Qu’est-elle devenue ? Nul ne le sait… Voyez mes belles dames, vous n’avez rien à craindre de moi. Je suis un pirate cultivé. Il y a longtemps que les pirates ne sont plus de dangereux anarchistes révolutionnaires.
Il se rapprocha de celle qui avait ri aux éclats à la première réplique, une blonde fanée encore habillée avec un soupçon de fantaisie, qui lorsqu’elle était jeune, dans ce type de réception, devait attirer autour d’elle un essaim de courtisans. Ramphastos lui souffla sa mauvaise haleine dans la nuque :
— Je ne voudrais pas vous effrayer, ma belle, mais en d’autres temps, on aurait tranché sans hésiter un aussi joli cou pour pouvoir dérober votre collier sans même ouvrir le fermoir.
Elle frissonna délicieusement. Les deux autres gloussèrent, un peu jalouses.
— Savez-vous, mesdames, ce que sont devenus tous les joyaux de la Couronne de France sous la Révolution ? Les bijoux de la noblesse de France, de la cour de Versailles ?
Il attrapa sur le plateau d’un serveur qui passait une nouvelle coupe de champagne et trois toasts qu’il goba presque sans mâcher.
Il s’approcha à nouveau et chuchota sur le ton de la confidence :
— Le roi Louis XVI les a chargés sur un bateau ! En novembre 1789, il a rempli les cales d’un brick, le Télémaque, avec ordre de lui faire discrètement descendre la Seine. On sait maintenant que les cales renfermaient deux millions cinq cent mille francs en louis, confiés par des nobles émigrés qui n’avaient pas pu emporter leur bien, plus toute l’orfèvrerie, les œuvres d’art, et les reliques des abbayes du Bassin parisien que l’on avait pu sauver. Sans parler bien entendu de la fortune personnelle du roi de France, tout le contenu du garde-meuble royal que les sans-culottes ne retrouvèrent jamais.
Un nouveau serveur passa auprès d’eux sans même que les trois femmes ne le remarquent, passionnées qu’elles étaient par le récit. Ramphastos ne se gêna pas par contre pour délester le jeune homme d’une partie substantielle de sa charge.
— Et ensuite ? fit la plus hardie des trois bourgeoises.
— Le Télémaque partit de Rouen la nuit de la Saint-Sylvestre. Officiellement, il se rendait à Brest pour livrer du suif et des clous. Le capitaine avait reçu une enveloppe qu’il n’avait le droit d’ouvrir qu’une fois passé le cap de la Hève. Parvenu à Quillebeuf, le capitaine du bateau, un certain Quemin, amarra solidement le Télémaque au port pour éviter le mascaret. Pourtant, dans la nuit, le mascaret fut si violent qu’il emporta le Télémaque. Après avoir un temps échoué sur un banc de sable, le brick coula cent mètres plus loin, au milieu de la Seine.
— Et le trésor ? chuchota une auditrice osant affronter d’un peu plus près l’odeur fauve du vieux pirate.
— Officiellement, on ne retrouva dans les cales de l’épave que du suif, des clous, du bois et de l’huile pour le compte du Roi. Le capitaine Quemin mourut un 1836, à 82 ans, sans jamais rien révéler de son secret.
Une des femmes fit mine d’être déçue :
— Tout cela pour ça, alors, du suif et des clous ! Il n’y a sans doute jamais rien eu d’autre dans les cales du Télémaque.
Ramphastos afficha un sourire démoniaque en saisissant au vol une troisième coupe de champagne :
— Peut-être bien, madame. Peut-être bien. Mais tout le monde ne pense pas comme vous. En 1818, Louis XVIII, frère du roi guillotiné, tenta officiellement de renflouer l’épave. En 1837, le sieur de Magny essaya de remonter le Télémaque sans succès. En 1841, un Anglais nommé Taylor effectua des sondages et découvrit des morceaux d’or et d’argent, avant de prendre mystérieusement la fuite. Enfin et surtout, en 1939, deux Français, Crétois et Laffite, lancèrent une expédition scientifique de grande ampleur, à l’aide d’un scaphandrier. Ils remontèrent un bijou en or et une caisse remplie de monnaies d’or et d’argent. En 1940, on crut avoir retrouvé la proue du Télémaque, mais rapidement, on dut déchanter. Un spécialiste hollandais de la recherche d’épaves, Verloop, certifia que les fragments découverts ne provenaient pas du Télémaque. Selon lui, le navire serait désormais enterré près du phare de la Roque, dans le Marais Vernier, sous un polder asséché en 1880.
Une des femmes, assez grande, se redressa et toisa Ramphastos :
— Qu’est-ce qui nous prouve que vous nous racontez la vérité, monsieur le pirate ? Y a-t-il la moindre preuve de ce que vous avancez ?
— Oh vous savez, il n’y a pas grand mystère dans ce que je viens de vous raconter. Prenez par exemple le scaphandrier qui a remonté les pièces d’or en 1939, il est tout simplement exposé dans le Musée maritime de Rouen, sur les quais ! La vraie histoire est souvent peu connue… On manque de conteurs de nos jours. Et puis, je ne vous ai raconté que la surface des choses… J’ai aussi une théorie personnelle. Ce mystère du Télémaque peut aussi être abordé en prenant davantage de profondeur.
Il s’approcha de la plus espiègle des auditrices et lorgna sans vergogne dans son décolleté. La sexagénaire en fut rouge de plaisir. Ramphastos chuchota :
— Quelques années après le naufrage du Télémaque, un Américain, Robert Fulton, proposa au Directoire, vers 1800, de tester pour la première fois à Rouen, au Havre et en vallée de Seine son invention.
— Laquelle ? gloussa la femme en posant une main pudique sur sa gorge.
Ramphastos se rapprocha encore d’elle, admirant peut-être davantage le collier d’or à son cou que la gorge flétrie. Il chuchota :
— Robert Fulton testa à Rouen et au large de Quillebeuf, pour la première fois au monde, un sous-marin ! Un sous-marin qu’il baptisa le Nautilus, soixante-dix ans avant Jules Verne !
Mourir sur Seine
cover.html
polifileTitlePage.html
section_uqy7ru.html
section_l0wrvs.html
section_hm84j0.html
polifileToc.html
section_srgagf.html
section_trmlq9.html
section_pltb0m.html
section_pkngrk.html
section_82s0uq.html
section_5c2zvw.html
section_hfb82i.html
section_h1rhzp.html
section_zw1qh9.html
section_w42bha.html
section_em9a77.html
section_1xitsw.html
section_htv6r0.html
section_zniprx.html
section_unwfwv.html
section_n7xqu5.html
section_idm39p.html
section_siyz3x.html
section_ee73cs.html
section_3c7hfr.html
section_ktpq2l.html
section_fvsk4n.html
section_kq0r88.html
section_k4faxz.html
section_0x7mup.html
section_dqqhz6.html
section_ba3dhr.html
section_jc8778.html
section_bflys6.html
section_dztz9d.html
section_merbiu.html
section_arcjcn.html
section_0yaufj.html
section_8mdtaa.html
section_6rrq4c.html
section_snzapl.html
section_95dw12.html
section_b320qv.html
section_4ng19r.html
section_ti4v0w.html
section_4s01uc.html
section_5k1us9.html
section_2kzxrw.html
section_6vgtf6.html
section_vh2cg1.html
section_eedmxe.html
section_z20kmp.html
section_vgvsuz.html
section_7a4cap.html
section_g2qsd0.html
section_f403ee.html
section_3tau47.html
section_w80kt6.html
section_s1cbdh.html
section_ttv712.html
section_eurmxi.html
section_a39f0r.html
section_l3s6zc.html
section_el187j.html
section_hrcuq7.html
section_18i73z.html
section_cg44kg.html
section_tkvt62.html
section_eirvhn.html
section_rauujd.html
section_sey1l2.html
section_zplju9.html
section_czw021.html
section_bckxny.html
section_1fuf5n.html
section_n0cqv1.html
section_u0bula.html
section_ua6qhs.html
section_205wmr.html