9. Cadavre exquis
9 h 03,
commissariat de Rouen,
9, rue Brisout-de-Barneville
Sarah Berneval entra dans la
« salle grise » du commissariat de Rouen, portant avec
précaution sur un plateau quatre tasses de café et quelques
croissants. Elle posa le tout sur la grande table ovale.
— Merci, Sarah, fit le commissaire
Paturel. Dès que le légiste a fini, vous me l’envoyez. Et vous
n’oubliez pas de passer des coups de fil réguliers chez moi, pour
prendre des nouvelles de Léa et Hugo. J’ai une confiance limitée
dans cette baby-sitter ! Dites-leur que je vais essayer de
passer ce matin. Et si vous avez le temps, vous me tapez toutes les
notes en vrac que je vous ai laissées ?
Le commissaire avait beaucoup de mal
avec tout ce qui touchait à l’informatique. La secrétaire sortit,
laissant seuls les enquêteurs. Le commissaire inspecta rapidement
des yeux la « salle grise », la plus grande du
commissariat. La pièce se trouvait dans un état pitoyable :
carreaux sales, papiers peints décollés, murs crasseux… D’où le
surnom de la pièce. Peu importe ! Faute de mieux, dans
l’urgence, ce serait leur quartier général.
Paturel regarda sa montre.
9 h 04.
— O.K., on y va. Désolé d’être
directif, mais on va devoir être efficace.
Trois paires d’yeux se tournèrent vers
le commissaire. Les inspecteurs Stepanu et Cadinot, ainsi qu’une
troisième personne, un homme d’une trentaine d’années, très brun,
qui malgré la chaleur n’avait pas retiré son blouson de cuir. Il
mâchonnait un chewing-gum l’air décontracté.
Le commissaire Paturel
continua :
— Colette, Ovide. Je vous présente
Jérémy Mezenguel. Vous avez dû le croiser dans les couloirs cette
semaine. Il est inspecteur stagiaire. Il est là depuis un mois…
Comme on a besoin de têtes pensantes et qu’on est au mois de
juillet, j’ai pensé l’intégrer à l’enquête. On sera donc une équipe
de quatre. O.K. ? Je compte sur vous pour vous serrer les
coudes. Parce que…
Ovide Stepanu griffonnait des dessins
torturés sur une feuille blanche, Colette Cadinot relisait des
notes, Jérémy Mezenguel continuait de mâchonner son chewing-gum au
même rythme.
Paturel eut l’impression que personne
n’écoutait son baratin.
Il toussa :
— O.K. Bon, on y va. Je passe les
détails. Je ne vous refais pas le coup de la prudence, de la
discrétion et des sept millions de visiteurs. Depuis ce matin, j’y
ai droit à chaque fois : le préfet, le président du Port
autonome, le président de la Chambre de commerce, les élus… Vous
n’imaginez pas le merdier ! Bon, mon boulot, c’est de filtrer
pour que vous puissiez bosser sans pression. Colette, tu nous
rappelles la version officielle ?
L’inspectrice se redressa et lut ses
notes :
— Un fait divers tragique. On
laisse entendre que Mungaray était ivre. C’est sans doute vrai
d’ailleurs. On concentre tout sur la recherche de la fille avec qui
il a quitté la Cantina. J’ai mis trois agents pour interroger tout
le monde autour de la Cantina. Les habitués. Mais ça va prendre du
temps. Généralement, il faut aller les réveiller chez eux. Pour
l’instant, on n’a rien. Le seul portrait-robot qu’on puisse établir
de la fille, c’est celui de son cul !
Les trois hommes sourirent. Cadinot
devait être sous pression, elle ne les avait pas habitués à de
telles réflexions. Le commissaire continua :
— Et le téléphone portable de
Mungaray, le jeune Mexicain. L’appel de tout à l’heure ?
Colette Cadinot esquissa une
grimace.
— Ça ne répond pas. Personne !
J’ai chargé un agent de contacter l’opérateur pour avoir le
propriétaire du numéro. Il doit me rappeler.
— Et tu n’as rien trouvé d’autre
dans sa messagerie ?
— On épluche tout. Pour l’instant,
rien de suspect à part le message en français sur son répondeur. Ce
charabia. La mort qui n’a pour lui rien de troublant, comme
reprendre une vieille habitude. Ah oui, un détail. On a fait
écouter le message à des proches de Mungaray. C’est bien lui qui
parle sur sa messagerie.
— On avance, fit le commissaire.
Colette, tu continues à fouiller dans ce sens-là. Tu me mets aussi
quelqu’un sur toutes les mains courantes de cette nuit. Les
bagarres, les vols, les types qui traînent dans la rue, les
poivrots, les clodos. Tu me mets toutes les polices municipales sur
le coup. Quelqu’un a forcément vu quelque chose.
L’inspectrice nota les instructions.
Elle était très efficace pour ce type de mission. Paturel regarda à
nouveau sa montre.
— On passe au Cuauhtémoc.
Qui parle espagnol ?
L’inspecteur stagiaire Mezenguel souleva
lentement un doigt :
— Moi. Un peu…
— O.K. Jérémy, tu t’y colles. Tu
questionnes tous les proches de Mungaray. Tu fouilles ses affaires
perso sur le bateau et tout le bazar. T’oublies rien. L’hypothèse
de Colette, la drogue, elle me plaît bien. Si t’as le moindre
doute, tu fais venir un clebs.
L’inspecteur stagiaire hocha la tête
avec nonchalance, signifiant qu’il connaissait son travail. Cela
agaça le commissaire, mais il n’avait pas le temps de s’arrêter à
ces détails. Il continua.
— On passe aux tatouages. La
ménagerie ! Les cinq animaux. Ovide, je ne vois que toi pour
t’occuper de ça. T’as une idée ?
L’inspecteur, toujours occupé à noircir
le papier de graffitis sombres, leva la tête :
— J’ai mis le service de
documentation sur le coup. Ils essayent de croiser les
informations. De voir s’il y a une signification religieuse,
ésotérique, quelque chose du genre. Fouiller dans les mythologies.
J’ai aussi demandé la liste des tatoueurs de Rouen. On ne sait
jamais. Si tu as un ou deux agents à mettre là-dessus.
— On ne va pas pouvoir tout faire à
la fois, grogna Paturel. Bon, sur ces questions de mythologie
tordues, je te fais confiance Ovide, mais ne passe pas trop de
temps là-dessus. Va pas fouiller tous les contes et légendes du
monde, l’astronomie chinoise, inca, vaudoue ou je ne sais quoi. Je
te connais Ovide ! Oui, Jérémy ?
L’inspecteur stagiaire lorgna sur les
viennoiseries et le café.
— On peut se servir ?
Le commissaire soupira :
— Ouais, allez-y…
Tous se servirent, sauf le commissaire,
qui continuait :
— O.K., dernier point avant
l’analyse médico-légale…
Il regarda sa montre avec
impatience :
— D’ailleurs, ça serait bien qu’il
se pointe, le toubib. Bon, dernier point. La marque au fer rouge.
Ce fameux M avec le V inversé.
Stepanu allait prendre la parole mais le
commissaire le coupa :
— Au moins, on a avancé sur ce
point ! Colette, tu peux expliquer ?
Les inspecteurs Stepanu et Mezenguel
tournèrent un regard étonné vers l’inspectrice.
Avait-elle vraiment une explication
rationnelle à propos de cette mystérieuse marque ?
Colette Cadinot avala une dernière
bouchée de croissant et commença sur un ton
encyclopédique :
— La marque au fer rouge pourrait
correspondre à ce que l’on appelle traditionnellement l’étampage.
C’est une pratique qui consiste à marquer le bétail. Auparavant, on
marquait chaque troupeau avec les initiales du propriétaire, mais
depuis une trentaine d’années, ce sont les communes qui s’en
chargent. La marque MV correspond à la dernière commune de France
où se pratique encore l’étampage... Le
Marais- Vernier !
Ovide Stepanu, étonné, resta la main en
l’air avec son café.
— Et le V, demanda Mezenguel sans
arrêter de mâchonner. Pourquoi il n’est pas dans le bon
sens ?
— Pour éviter la fraude, continua
l’inspectrice. Tous les ans, le V est tourné d’un quart de tour, ce
qui permet de connaître l’âge des bêtes…
Mezenguel siffla et
continua :
— C’est pas con... Je suppose que
ce genre de tradition n’est plus pratiquée que par quelques
illuminés. Ça devrait nous restreindre sérieusement le cercle des
coupables.
Le commissaire, qui avait fini par
attraper un croissant lui aussi, ne put s’empêcher de
sourire :
— Continue, Colette…
— L’étampage a lieu une fois par an
dans le Marais Vernier. Chaque 1er mai. Et chaque année,
la fête attire plusieurs milliers de spectateurs. C’est devenu un
véritable phénomène touristique. Il y a même des vedettes qui se
pressent pour marquer elles-mêmes ces pauvres bêtes attachées à une
corde… C’est très branché.
Mezenguel soupira. Ovide Stepanu posa
enfin sa tasse de café et intervint :
— Mais les tisons, eux, ne doivent
pas être si nombreux. Ces tiges de fer se terminant par M et V. On
peut peut-être chercher dans ce sens-là ?
Le commissaire terminait un
croissant :
— Tu as raison Ovide. Colette, tu
me contactes la gendarmerie de Pont-Audemer. Tu leur demandes de
ressortir toutes les archives du Marais Vernier. Les faits divers,
les éventuels incidents lors de la fête de l’étampage. Tu leur
suggères d’interroger les antiquaires du coin sur cette histoire de
tison. Bref, tout ce qui peut nous être utile. Il y a forcément un
lien !
Le commissaire se retourna vers
l’inspecteur Stepanu :
— Ovide. Toi qui es calé sur toutes
les sortes de perversions humaines. Cela peut signifier quoi,
marquer ainsi un type au fer rouge ?
Stepanu prit une longue
inspiration :
— Cela dépend… Si on a de la
chance, la marque a été effectuée avec le consentement du jeune
Mungaray, alors qu’il était encore vivant. On serait face à un cas
de branding, un rite courant d’adhésion dans les cercles
masculins violents, pour prouver la résistance au mal. Mais bien
entendu, la marque au fer rouge peut signifier autre chose :
elle renvoie à l’esclavage, évidemment, et plus près de nous, à
tous types de châtiments. Au siècle dernier, en France, on marquait
encore avec des lettres rougies au fer les bagnards, les
faussaires, les condamnés à perpétuité. Si le Marais Vernier est le
dernier endroit de France où l’on marque encore ainsi le bétail…
Cela a pu donner des idées à un détraqué !
Gustave Paturel soupira. Il attrapa son
téléphone avec impatience :
— Sarah ? C’est Paturel.
Faites-moi venir le légiste tout de suite. Tant pis s’il n’a pas
fini. On a besoin de lui !
Quelques longues minutes silencieuses
s’écoulèrent avant que l’on ne frappe à la porte.
— Entrez !
Jean-François Lanchec, le médecin
légiste, arborait une épaisse chevelure grisonnante, dans un
désordre qui laissait supposer un réveil agité.
— Salut Jean-François, s’excusa le
commissaire. Désolé de t’avoir bousculé, mais on a besoin de
détails. L’heure de la mort, l’heure de la brûlure, si le cadavre a
été déplacé…
Pour un chirurgien, Lanchec avait
d’étonnants gestes brusques. Comme un papillon de nuit jeté dans la
lumière. Paturel remarqua qu’il n’avait pas l’air naturel, comme
s’il était confronté à un phénomène qui le dépassait.
Lanchec commença, bafouillant un
peu :
— Je… Je commence par le plus
simple. L’heure du crime. La victime a été frappée par un objet
tranchant, en plein cœur, sans doute un poignard. La mort a été
immédiate, il n’y a aucun doute là-dessus.
— Et l’heure de la
mort ?
Il hésita. Le légiste était blême.
— Un peu plus de deux heures du
matin, finit-il par murmurer. Mais il y a un problème. Enfin, on
verra cela après… Parce que…
Paturel regarda avec une extrême
lassitude les murs sales de la pièce.
Quel merdier ! Quel nouveau
problème Lanchec avait-il bien pu découvrir ? Il
l’aida :
— O.K. Continue
Jean-François…
— Mungaray n’a pas pu être tué sur
le quai de Rouen. Il a été transporté après. On a retrouvé trop peu
de sang sous le corps, sur les quais. Il a forcément été tué
ailleurs.
— Et la brûlure ? demanda
Stepanu, impatient. Avant ou après la mort ?
Lanchec se passa la main dans ses
cheveux fous :
— Après la mort… Sans aucun doute.
Le jeune Mungaray était déjà mort lorsqu’on l’a marqué comme une
bête.
Le commissaire Paturel souffla de
soulagement. Le jeune Mexicain n’avait pas été torturé ! Dans
le même temps, cela éliminait également l’hypothèse du
branding, du rite sadomasochiste…
— Et le reste ? demanda
sèchement l’inspectrice Cadinot. Des empreintes ? Des
cheveux ? Quoi que ce soit qui permette d’identifier
l’assassin ?
Lanchec semblait déstabilisé par cet
interrogatoire en règle.
— Non, non, bafouilla-t-il encore.
Rien pour l’instant. Mais j’ai suivi les ordres, la plupart des
échantillons sont déjà partis à Paris pour les tests ADN et le
reste… Mais…
— Mais ? essaya de l’aider
Paturel.
— Mais… j’ai un autre problème. Un
problème bien plus grave. Je n’y comprends…
— Allez-y, Lanchec, coupa Colette
Cadinot. On n’a pas que ça à faire !
Paturel soupira.
— O.K., O.K., fit le légiste.
Voilà. La mort remonte à deux heures du matin. A un quart d’heure
près. Tout concorde. Le coup porté était incontestablement mortel.
Je n’ai aucun doute là-dessus… Le problème, c’est qu’ensuite, plus
rien ne coïncide…
Les regards des quatre policiers se
braquèrent sur le légiste :
— Qu’est-ce que tu entends par
là ? demanda avec une angoisse non dissimulée le commissaire.
Qu’est ce qui ne coïncide plus ?
— C’est incompréhensible, continua
le légiste en faisant des gestes de plus en plus amples. Vous
possédez des rudiments de médecine légale, vous connaissez les
principales règles de datation de la mort d’un cadavre ? J’ai
tout analysé, dans les règles de l’art. La température anale, qui
diminue d’environ d’un degré par heure, la température tympanique,
qui diminue elle d’un degré et demi par heure, les transsudations
du sang au niveau des parties déclives, ce qu’on appelle aussi les
lividités, la couleur des plaies…
Le légiste semblait avoir besoin de se
raccrocher à son jargon professionnel pour se rassurer. Il
continua :
— Les rigidités aussi, bien sûr.
Elles apparaissent normalement au bout de deux heures. J’ai tout
testé, même le vieux test du potassium dans l’humeur vitrée de
l’œil. J’en étais à la putréfaction lorsque vous m’avez appelé.
L’examen des bactéries dans la flore intestinale, la fameuse tache
verte abdominale au niveau de la fosse iliaque… Une fois le cadavre
ouvert, j’en ai profité également pour en faire une rapide
inspection entomologique. La première des sept escouades de larves
qui pondent dans les cadavres, les diptères, arrive normalement
quelques heures à peine après la mort.
Le commissaire Paturel regretta son
troisième croissant. Il réfréna une remontée de bile et coupa le
légiste.
— D’accord Jean-François. On a
compris la méthode, passe les détails. Dis-nous précisément ce qui
cloche, maintenant.
Lanchec ouvrit des yeux de
fou :
— Ce type, ce Mexicain, s’est pris
un couteau en plein cœur à deux heures du matin. Son cœur s’est
arrêté de battre à ce moment-là. Il a perdu tout son sang dans les
minutes qui ont suivi. Aucun doute n’est possible. Et pourtant, si
je me fie à tous les tests de datation cadavérique, absolument
tous, il était encore vivant trois heures plus tard !