17. Rouge Mare
17 h 43, place du Lieutenant-Aubert
Place du Lieutenant-Aubert, allongé
presque au milieu de la rue, le dos appuyé sur le rebord d’une
petite fontaine, Daniel Lovichi sentait sur lui le regard méprisant
des passants.
Il s’en fichait.
Leur dédain glissait sur lui comme l’eau
sur les écailles d’un poisson. Il n’inspirait même plus la pitié,
il le savait. Il avait renoncé depuis longtemps à tendre la main,
compter les pièces jaunes, dire merci. C’était lui qui avait de la
pitié pour eux, pour ces passants, tout ce bétail qui défilait dans
les rues piétonnes, des sacs de marque plein les mains.
Il serra encore le poignard dans son
sac. Un jour, il foncerait dans le tas, frapperait, au hasard. Un
jour… Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il avait mieux à faire.
Daniel Lovichi se leva et s’avança sans
se soucier des passants qui remontaient, pressés, la rue Damiette.
Une bourgeoise le frôla et fit un saut de côté. Il prit un malin
plaisir à lui souffler son haleine fétide dans la figure. Il
adorait ça. Il se calma pourtant. Il ne s’agissait pas non plus de
trop attirer l’attention.
Il regardait en face, au bout de la
courbe de la rue du Père-Adam.
L’homme sortait du Libertalia. Il
passait la majeure partie de sa journée et de ses nuits dans ce
bar. Lovichi ne connaissait que son surnom. Ramphastos, ou Rami. On
lui avait raconté qu’il était une espèce de pirate. Un
pirate ? On le prenait vraiment pour un con ! De toutes
les façons, lui, il s’en foutait de ces conneries d’histoires de
pirates.
Le type ne marchait déjà pas bien droit.
Il était déjà entamé en fin d’après midi, Lovichi le savait.
Lovichi serra à nouveau le poignard dans son cabas. Un don du
ciel ! Pirate ou pas pirate, ce connard n’était pas prudent.
Les yeux de Lovichi brillèrent. Cinq mille euros dans son falzar.
Cinq mille euros, dix biftons de 500 euros.
Lovichi avait repéré depuis longtemps
son petit trafic.
C’est la jungle, connard. Moi aussi,
j’ai mon trafic. Moi, aussi, j’ai besoin de fric. Ton
fric !
Il repensa un instant aux paroles du
Cubain, la coke mexicaine, chilienne, vénézuélienne. De la pure.
Arrivage direct ! Les marins en avaient plein les poches, il
lui avait dit. Il n’y avait qu’à demander !
Décidemment, depuis deux jours, la
chance tournait. Comme si quelqu’un là-haut s’était enfin décidé à
s’occuper un peu de lui. Mais maintenant, c’était à lui
d’agir !
Il laissa l’ivrogne prendre un peu
d’avance et le suivit discrètement. Le vieux pirate remontait
lentement, titubant un peu, la rue du Petit-Porche. Daniel Lovichi
serrait encore le poignard dans sa poche. Il y avait du monde un
peu partout dans les rues. Agir en plein jour n’allait pas être
évident. Néanmoins, avec un peu de chance, ce vieil ivrogne allait
rentrer chez lui, dans un quartier désert, mettrait du temps à
chercher ses clés dans une cage d’escalier, il pourrait lui tomber
dessus par derrière, discrètement.
Le vieil alcoolique traversa lentement
la place de la Rougemare et continua de remonter la rue derrière la
chapelle Saint-Louis. Lovichi le suivait à bonne distance. Enfin,
Ramphastos s’arrêta devant un porche et se pencha : il
rentrait chez lui ! Il essayait de composer une série de
chiffres sur le digicode situé dans un renfoncement sur sa
gauche.
Daniel Lovichi jeta un rapide coup d’œil
autour de lui. Les lieux semblaient déserts et le porche dans
lequel cherchait à entrer Ramphastos se situait dans une sorte
d’angle mort.
C’était le moment idéal !
Daniel Lovichi sortit le poignard de sa
poche. Son poignet trembla un peu, il se força à serrer le manche
fort, très fort. Il s’avança. Son plan était simple : aussitôt
que l’ivrogne ouvrirait la porte d’entrée, il le pousserait à
l’intérieur. Ensuite, ce serait un jeu d’enfant de récupérer le
fric.
Il s’avança de quelques mètres, mais ce
connard de pirate semblait incapable de se souvenir de son code ou
d’appuyer sur les bons chiffres, de pousser cette putain de porte.
Quelqu’un allait finir par arriver…
De longues secondes s’écoulèrent. La
main de Lovichi recommençait à trembler, de plus en plus nettement.
Enfin, Daniel Lovichi vit la porte cochère s’ouvrir. Il s’avança en
silence, anticipant comment il allait pousser violemment l’ivrogne
à l’intérieur, rafler les cinq mille euros, lorsqu’une voix perça
le silence dans son dos :
— C’est un vrai ?
Daniel Lovichi se retourna,
stupéfait.
Un gamin de moins de huit ans, au regard
effronté, du genre à traîner dans la rue toute la journée, le
regardait fixement.
— C’est un vrai, ton cran
d’arrêt ? répéta le gamin sans aucune frousse ni
timidité.
Daniel Lovichi n’aimait pas les
enfants !
Mais était-ce une raison suffisante pour
lui planter son couteau en travers de la gorge ?