56. Coup de poker

 

23 h 37, rue Eau-de-Robec, siège du SeinoMarin

 

Christian Decultot salua le commissaire Paturel d’une main ferme :
— Bonjour commissaire, on m’a beaucoup parlé de vous.
— Je vous ai beaucoup lu, répondit Paturel d’un ton chaleureux.
— On va passer dans mon bureau ? Maline nous attend. Merci de vous être déplacé.
Paturel pénétra dans le spacieux bureau. Il remarqua immédiatement les photos dans les cadres au fond de la pièce, Christian Decultot posant avec David Douillet, Tony Parker, Paul Vatine.
Ça l’épata ! Voilà le métier qu’il fallait faire si on voulait être un héros aux yeux de ses enfants... Journaliste, pas flic ! 
Maline se retourna et lança un sourire radieux au commissaire. Elle s’était changée depuis l’exploration de l’appartement de Ramphastos. Elle avait troqué sa robe légère contre un jean serré et une ample chemise jaune paille. Le commissaire la trouva moins sexy que quelques heures auparavant, mais beaucoup plus belle.
Sûre d’elle ! 
Christian proposa au commissaire Paturel de s’asseoir. Une fois qu’ils furent tous les trois installés, Maline exposa son plan, calmement, en détail. Quand elle eut terminé, le commissaire Paturel ne put s’empêcher de se relever.
Il tournait en rond dans la pièce :
— Vous me foutez dans la merde, Maline. Déjà que ce Joe Roblin nous a tous collé la honte. Si ça foire…
— C’est pourtant la seule solution, argumenta Maline. Il faut prendre une décision rapidement ! C’est ce soir ou jamais. Demain, il sera trop tard ! Il faudra au moins 24 heures pour obtenir les autorisations. On ne pourra pas organiser tout cela avant lundi matin, à l’aurore, juste avant la parade.
On sentait les deux hémisphères du cerveau du commissaire se livrer à une impitoyable partie de ping-pong.
Y aller ou pas ?
Tenter le tout pour le tout ou se dégonfler ! 
Finalement, le commissaire se tourna vers Christian Decultot :
— Et vous qui êtes un professionnel, vous en pensez quoi de cette idée à la con ? 
— Sincèrement ? 
— Je préfèrerais…
— Alors sincèrement… Ça ne peut marcher qu’à une condition : il faut mettre le paquet ! Il faut que ce soit énorme ! 
Ça ne rassurait pas du tout le commissaire, au contraire :
— Vous entendez quoi par énorme ? 
— Le séisme, le tremblement de terre, le tsunami médiatique ! J’ai conservé beaucoup de relations dans la presse, les télés et les radios nationales. Si je balance l’information, dans moins d’une heure, le scoop peut commencer à passer en boucle. Vous pensez, en plein mois de juillet, ils vont se jeter là-dessus comme des morts de faim. « La découverte des carnets secrets d’un vieux marin assassiné, le décryptage de ses messages codés, le repérage de l’emplacement exact d’un trésor dans le méandre de la Seine, au large de La Bouille ».
Maline se retourna vers le commissaire :
— Commissaire, vous voyez, on peut se charger du volet « marketing »… Mais pour le volet « opérationnel », c’est à vous de jouer.
Paturel lança un regard inquiet vers Decultot.
— Et un volet opérationnel énorme, pour vous, ce serait quoi ?
— Eh bien… Envoyer à La Bouille lundi matin une armée de policiers, de gendarmes, de CRS… Mais surtout, il vous faut rassembler le plus gros bataillon de plongeurs jamais vu. Les plongeurs de la police et de la gendarmerie, bien entendu, mais il faudrait faire appel aussi aux clubs de plongée de la région, aux amateurs brevetés qui pratiquent librement… Bref, à tous ceux qui possèdent chez eux des palmes et des bouteilles. L’objectif serait de rassembler le maximum de monde pour pouvoir fouiller le moindre mètre carré du fond de la Seine !
Maline enchaîna, enthousiaste :
— Pour Morten Nordraak, l’appât sera énorme, tellement énorme qu’il ne pourra pas résister. La découverte des cahiers secrets de Ramphastos, plus de cent plongeurs au fond de la Seine. Il voudra voir par lui-même. Ce trésor, c’est sa vie, c’est sa quête. Il a tué quatre fois pour cela ! C’est ce qui donne un sens à tous ses actes. Alors même s’il flaire le piège, même s’il prend toutes ses précautions… il viendra. Il sortira de sa tanière ! Seule l’odeur de ce butin peut le faire sortir de sa tanière.
Christian Decultot se leva, confiant :
— N’est-elle pas convaincante, commissaire, notre petite Maline ?
— Si, admit le commissaire. Vous avez raison. Si on met le paquet, la presse, l’armée, un régiment d’hommes-grenouilles, des scientifiques, des secouristes, le préfet, la DDE, et j’en oublie sans doute… Alors, je vous suis, ça peut marcher ! 
Decultot donna une tape amicale dans le dos du commissaire.
La grande opération était lancée !
Tous les plongeurs de Normandie dans la Seine sous la surveillance des forces de l’ordre.
Pourtant, le commissaire, malgré la décision qu’il venait de prendre, ne semblait toujours pas libéré.
— Eh bien, commissaire ? fit Decultot. Vous avez pris la bonne décision ! Qu’est-ce qui vous chagrine encore ? 
Le commissaire ne répondit pas tout de suite. Il regarda longtemps le portrait de Christian Decultot sur le Haute-Normandie de Paul Vatine.
Soudain, il explosa :
— Dans votre plan, ce qui me chagrine, comme vous dites, c’est très simple… Nous savons tous les trois qu’il n’y a aucune trace de trésor en Seine dans les carnets de Ramphastos, que toute cette gigantesque mise en scène est complètement bidon ! Que vous me demandez de jouer un coup de poker phénoménal, de jouer « tapis » alors que nous n’avons strictement rien dans notre main.
 
***
 
— Il a marché, jubila Maline lorsque le commissaire fut sortit. Il nous a suivis ! 
— Faut reconnaître qu’il a des couilles ! admit Decultot. On est en train de monter le plus beau bidonnage médiatico-policier que j’ai vu depuis longtemps. Je vais me faire un plaisir de communiquer ce pseudo-scoop à quelques pseudo-amis bien placés qui ont toujours regardé mon petit journal provincial avec beaucoup de condescendance. Rira bien qui rira le dernier…
— Je peux te demander un service, Christian ? 
— Quoi ? 
— Tu me laisses Le Monde ! 
 
***
 
— Allo, Oreste, je te réveille ? 
— Maline ? Maline Abruzze ? Bien sûr que non, tu ne me réveilles pas. Mais j’étais persuadé que plus jamais tu n’oserais reparler à un jaune de mon espèce. Où en êtes-vous, à Rouen ? 
— Tout le monde est barricadé, à cause de ton article bien entendu. Plus personne n’ose sortir dans les rues. On en est au niveau 17 du plan Vigipirate, le précédent record, après le 11 septembre 2001, était de 3…
— Sérieusement ? 
— Sérieusement, ton article a fait un flop ! Une heure après sa sortie, on a identifié le coupable. Il a agi seul. Il n’y a pas de complot, pas de terroristes…
— Ce n’était qu’une hypothèse, répondit Oreste avec un peu de déception dans la voix. Tu le sais comme moi… C’est pour me dire cela que tu m’as appelé ? 
— Non. J’ai un service à te demander.
— Un service ? 
Au ton de la voix d’Oreste Armano-Baudry, Maline sentit qu’il se méfiait. Elle mit donc toute sa force de conviction en lui narrant l’histoire du trésor de La Bouille, des carnets secrets de Ramphastos…
— Tu es vraiment sûre de ton coup, Maline ? 
— Certaine ! Le Monde possède un avantage énorme. La plongée à La Bouille aura lieu lundi 14 juillet, très tôt, à partir de six heures du matin, juste avant la grande parade. Vous serez le seul journal à pouvoir donner des détails ! Pour les autres, il est trop tard, ils ont déjà bouclé. Ils ne pourront pas parler du trésor ! Et demain matin, quand les journaux paraîtront, on aura plongé et on sera déjà remonté.
Elle sentait qu’Oreste hésitait encore :
— Maline, pourquoi tu me fais ce cadeau-là ? 
— J’ai besoin de toi, nuance. De ton journal plutôt, le seul journal du soir ! Je t’envoie toutes les informations demain… Tu vas me faire l’article du siècle !
Elle marqua un silence calculé :
— Tout le monde a droit à une deuxième chance…
Elle raccrocha. Oreste Armano-Baudry avait mordu à l’hameçon.
C’était bon signe.
Elle se réjouissait à l’avance de la série d’informations ésotériques farfelues qu’elle allait devoir inventer le lendemain pour alimenter un article qui, une fois la vérité connue, ridiculiserait Oreste Armano-Baudry devant toute sa prestigieuse rédaction ! 
 
***
 
— Tu devrais aller te coucher, Maline, fit Christian Decultot. Tu es crevée ! 
— Tu es certain qu’il ne reste plus personne à prévenir ? 
— Si… Mais on verra cela demain. On ne plongera que lundi matin, tu le sais. On a tout le temps demain.
— Il reste qui, à prévenir ? 
— Va te coucher, je t’ai dit ! 
— Qui ? 
— Toute l’association de l’Armada, par exemple. On verra ça demain. Va te coucher ! 
— L’association de l’Armada ? Le président ? Les bénévoles ? Le… Le chargé de relations presse aussi, non ? C’est important de le convaincre, non, le chargé de relations avec la presse ? C’est nous, la presse, non ? Il ne faut pas perdre de temps.
Maline fit pétiller son regard :
— Dès cette nuit, ce serait bien, non ? Tu crois que son bureau à l’hôtel de Bourgtheroulde est encore ouvert à cette heure ? 
Christian Decultot roula de gros yeux faussement courroucés. Maline lui répondit par un sourire coquin sans ambiguïté :
— C’est toi qui m’as demandé d’aller me coucher ! 
Mourir sur Seine
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