47. Place 32
13 h 27, espace du Palais
Maline déjeuna d’un kebab dans le
centre-ville, sur l’esplanade de l’espace du Palais, à la terrasse
de l’Echiquier. Instinctivement elle ne s’éloignait pas des lieux
publics et des rues fréquentées. Ce n’était pas très difficile,
pour ce dernier week-end de l’Armada, la ville faisait le plein.
Les terrasses étaient bondées. L’affaire du double meurtre ne
semblait pas avoir changé le quotidien des habitants et des
visiteurs.
Machinalement, Maline consulta la
messagerie de son téléphone portable. Elle avait un message, un
seul, laissé par Oreste Armano-Baudry. Sa voix était joyeuse,
triomphante. Il indiquait qu’il était bien rentré à Paris par le
premier train, qu’ils étaient tous enthousiasmés par son article à
la rédaction du Monde, qu’ils lui réservaient une place de
choix à la une, et que son rédacteur en chef aimerait beaucoup,
mais vraiment beaucoup, publier une interview exclusive de la
fabuleuse Maline Abruzze. Oreste laissait ses coordonnées
personnelles et celles du rédacteur en chef, mais il fallait
qu’elle se dépêche, ils étaient en plein bouclage.
Maline raccrocha son portable avec
violence et supprima le message.
Quel connard !
Il n’avait décidément rien
compris !
Elle prit le temps de picorer la salade
et les crudités de son kebab, observant l’esplanade ensoleillée.
Maline repensait aux recommandations de Joe Roblin, au rendez-vous
avec Ramphastos, dans quelques heures. Ramphastos pouvait-il être
impliqué dans cette affaire ? C’était stupide ! Le
coupable était ce géant blond recherché par toutes les
polices.
Ramphastos n’était qu’un pirate
nostalgique, un ivrogne incapable d’être le cerveau d’une
quelconque organisation, encore moins un tueur. Joe Roblin avait
l’air sûr de lui : selon son analyse, il n’y avait qu’un
tueur. Pouvait-on penser que Ramphastos joue à ce point la
comédie ?
Certes, c’est lui qui le premier avait
parlé de cette histoire demalédiction. Il haïssait l’Armada, et de
plus, s’était fait exclure de cette organisation. La mise en
scène macabre des crimes pouvait avoir ce but : mettre le
bazar dans l’Armada, semer la panique ! Cela pourrait fort
bien ressembler aux méthodes de ce vieil anarchiste…
Mais que penser alors de l’agression de
Daniel Lovichi ? Un règlement de compte avec un
complice ? Un hasard malheureux ? Une autre mise en scène
avec un comparse bien payé ? Une mise en scène dont elle était
le témoin !
Ou… L’hypothèse était plus vraisemblable
encore. Une mise en scène dont elle devait être la victime. La
vraie, l’agression sur Ramphastos n’était qu’un leurre pour
l’attirer dans une ruelle sombre. Daniel Lovichi avait entre les
mains l’arme du crime de Mungaray et connaissait Ramphastos. Tout
pouvait s’expliquer ! Il exécutait les basses œuvres de
Ramphastos. Les cinq mille euros dans la poche de Ramphastos
n’étaient pas le mobile de la pseudo-agression, ils étaient le
montant du contrat que devait recevoir Lovichi après l’avoir tuée.
Voici pourquoi Ramphastos avait refusé de révéler d’où venait
l’argent et à quoi il devait servir !
Depuis le début de cette affaire, on ne
parlait que de piraterie. Sans aucun doute, Ramphastos avait le
profil du coupable idéal. Le rendez-vous de ce soir n’était-il
qu’un piège, alors ? Devait-elle alerter la
police ?
Maline avala son kebab à pleines dents
et réfléchit.
Que risquait-elle à se rendre dans un
bar bondé en plein jour ? Si elle alertait la police, jamais
le vieux pirate ne parlerait. Elle se sentait devenir folle, elle
aussi, aussi folle que ce profileur sorti d’un film de série Z. Ses
raisonnements ne menaient à rien. Ramphastos n’était qu’un vieil
ivrogne et le coupable, le quatrième marin, le motard, le tigre,
était sans doute déjà loin de Rouen.
Maline regarda sa montre. Elle avait
plus de cinq heures avant le rendez-vous. Que faire ? Rentrer
chez-elle ? Dormir un peu ? Elle en avait besoin.
Ce Roblin lui avait tout de même fichu
la trouille avec ses délires. Elle n’avait aucune envie de se
retrouver seule, même chez elle.
Un lieu public, jusqu’à six
heures ? Un cinéma ? Les magasins ?
Maline réfléchit en terminant son kebab.
Elle s’arrêta sur une idée beaucoup plus instructive. Elle était à
deux pas de la Bibliothèque municipale et les vieux rayons ne
devaient pas manquer de livres sur l’histoire de la Seine et de ses
mystères.
***
Elle traversa l’esplanade Marcel-Duchamp
devant le musée des Beaux-Arts, jetant un coup d’œil vers le square
Verdrel, juste en face. Ce petit îlot de verdure était pris
d’assaut par les familles terrassées par la
canicule !
Quelques mètres plus loin, elle montait
le majestueux escalier de marbre de la bibliothèque. La fraîcheur
et le silence des vieilles pierres lui firent du bien. En pénétrant
dans la bibliothèque, elle fut surprise : il y avait du
monde !
Des étudiants en histoire, des personnes
âgées se cultivant, des généalogistes amateurs… Quelques dizaines
de personnes se passionnant pour le passé, indifférentes au
présent, à l’abri du vacarme extérieur.
Maline ne savait pas trop par quoi
commencer. Sur un ordinateur en libre accès, elle consulta le
catalogue de la bibliothèque. Elle opta pour une recherche par
mots-clés : elle ne trouva rien à « pirates en
Seine ». Elle élargit alors la recherche à « marine en
Seine ».
Une liste de plus d’une cinquantaine de
titres apparut. Elle essaya de sélectionner les cinq références qui
lui parurent les plus importantes. Elle retint trois numéros de la
revue Mémoire de Seine, le bulletin du Musée maritime de
Rouen, et deux ouvrages généraux sur l’histoire du fleuve.
Après plus d’une heure de recherches,
Maline commençait à mieux maîtriser les références. Outre
l’incroyable richesse de l’histoire de la navigation en Seine,
Maline se rendit compte que Ramphastos était très souvent cité dans
les articles, notamment entre 1979 et 1993. Elle finit même par
trouver plusieurs articles rédigés par Ramphastos lui-même :
des histoires de marins troussées d’une plume alerte, à l’image de
ses qualités orales de conteur.
Elle trouva même un détail
étonnant : l’un des ouvrages, qui parlait du naufrage du
Télémaque à Quillebeuf, au large du Marais Vernier,
était dédié « à ma fille ». Elle ignorait que
Ramphastos avait une fille. Les marins avaient des femmes dans
chaque port… Ils devaient bien aussi y laisser parfois une
descendance !
Au bout de deux heures de recherches,
elle commença à avoir l’impression de tourner en rond. Elle ne
trouvait aucune référence à cette malédiction de Rollon dont
Ramphastos avait commencé à lui parler, rien non plus sur la
symbolique du tigre. Ses recherches se cantonnaient à un inventaire
d’histoires de grands navigateurs partis de Rouen, destins plus
extraordinaires les uns que les autres : Cavelier de La Salle,
Verrazzane, Béthencourt, Charcot…
Après une nouvelle recherche
informatique, plus approfondie encore, elle se rendit à l’accueil
pour commander une nouvelle série de livres, plus centrée sur
l’histoire de la piraterie. Une fille un peu sévère, à laquelle il
était difficile de donner un âge, lui répondit qu’un des ouvrages
n’était pas disponible.
Il était déjà emprunté !
Maline s’étonna :
— Mais je croyais que tous ces
ouvrages étaient exclus du prêt ?
— Ils le sont, répondit la
documentaliste.
— Mais…
— Simplement, une autre personne
est en train de les consulter dans la salle.
Elle baissa les yeux pour consulter ses
fiches :
— Place 32 !
Maline resta stupéfaite :une autre
personne s’intéressait à la piraterie, en ce moment même, dans
cette bibliothèque !
Place 32.
Elle leva les yeux. La place 32 devait
se trouver un peu plus loin, derrière une haute étagère de chêne.
Elle avança.
Effectivement, la place 32 était
occupée.
Lui ?