33. Inspection sanitaire
19 h 07, quai Boisguilbert, Rouen
Il y avait déjà une impressionnante file
d’attente devant le Surcouf. Des personnes âgées. Cinq
hôtesses, toutes coiffées du même béret de matelot bleu à pompon
rouge, tentaient, au pas de course, de vérifier des cartons
d’invitation et d’agripper les croisiéristes grisonnants pour les
faire monter sur le pont.
Les inspecteurs Ovide Stepanu et Jérémy
Mezenguel dépassèrent quelques invités pour s’approcher de
l’embarcadère. Jérémy Mezenguel interpella une hôtesse, grande et
filiforme. Elle passa devant l’inspecteur stagiaire en coup de
vent, armée d’un stylo et d’un bloc notes, le regardant à
peine.
Mezenguel continua de mâchonner son
chewing-gum et sortit avec nonchalance sa carte de police. Lorsque
la fille repassa, elle leva les yeux et s’arrêta net.
— Inspecteur Jérémy
Mezenguel ! Voici l’inspecteur Ovide Stepanu. Nous
souhaiterions voir votre capitaine.
Dans les instants qui suivirent, un
mouvement de panique dérégla brutalement l’organisation de la
fourmilière. Le capitaine sortit vers eux. Il avait une
cinquantaine d’années, un catogan de jeune premier et l’arrogance
des rusés qui connaissent les ficelles pour gagner de
l’argent.
— Patrick Baudouin. Je suis le
capitaine du Surcouf. J’espère que c’est urgent. Parce que
j’ai sur le pont cent dix petits vieux à promener, nourrir,
abreuver et coucher avant dix heures du soir. Alors je suis un peu
charrette.
L’inspecteur Mezenguel sortit un mandat
de perquisition. Le juge avait finalement accepté de le signer une
heure plus tôt.
Baudouin regarda le document avec un air
ahuri.
Vous êtes des inspecteurs
sanitaires ? C’est dingue ! Vos collègues sont déjà
passés avant-hier. Tout est O.K., j’ai les papiers. La chaîne du
froid et tout le reste… Le bateau est nickel.
Jérémy Mezenguel leva la
main :
— Stop là captain ! On
est de vrais inspecteurs, de la police judiciaire, avec de vrais
flingues et de vraies menottes. On vient pas pour la chaîne du
froid. On veut juste que tu nous ouvres tes frigos !
— C’est juste une routine, ajouta
Ovide Stepanu pour apparaître un peu plus conciliant.
Patrick Baudouin soupira et leur fit
signe de le suivre. Ils montèrent sur le pont, descendirent d’un
étage, jusque dans l’arrière cuisine. Ils se retrouvèrent face à
cinq immenses congélateurs.
— La nuit, demanda Stepanu, tout
cela est bouclé ?
— Bien entendu, répondit le
capitaine comme si c’était une évidence. Sous cadenas et sous
alarme. Aucun risque ! On est obligé, à cause des assurances.
Et puis de toutes les façons, j’ai pas envie que le premier type
venu vienne se servir chez moi. J’en ai pour plus de dix mille
euros de bouffe, là-dedans !
— Vous n’avez pas constaté
d’effraction ces derniers jours ? continua Ovide.
— Non… Rien. Rien du tout.
Soudain, le visage de Baudouin
s’éclaira :
— O.K., je comprends. Vous venez à
cause du cadavre du Mexicain qu’on a retrouvé devant le
bateau ! Ça s’est passé la nuit, on n’a rien vu, rien entendu.
Personne n’a pu se cacher chez moi, je peux vous l’assurer, tout
est bouclé, la nuit.
Pendant la tirade du capitaine, Ovide
Stepanu avait ouvert une mallette en aluminium. Il confia une paire
de gants à Mezenguel, en enfila lui-même une autre et attrapa une
petite lampe torche.
— O.K., Capitaine Baudouin, on va
devoir faire notre travail.
Les inspecteurs ouvrirent chacun un
congélateur et commencèrent une inspection minutieuse.
Le capitaine les regardait avec une
panique croissante :
— Vous cherchez quoi au
juste ? Vous êtes vraiment de la criminelle, pas de la
sanitaire ?
Ou bien Baudouin était sincère, ou bien
il jouait très bien la comédie.
— Y a pas de cadavre découpé en
morceau là-dedans, crut-il bon d’ajouter.
Ou bien il était con !
C’est dans le quatrième congélateur,
après avoir soulevé un énième kilo de viande congelée, qu’Ovide
Stepanu repéra les cheveux, tout au fond.
Un intense sourire dévoila ses dents
noires. Il appela son partenaire. Ils se munirent d’un attirail
sophistiqué de pinceaux, pinces à épiler et éprouvettes. Chaque
poil et chaque cheveu, une dizaine au total, se retrouva enfermé
précieusement dans une éprouvette de verre, elle-même calée dans la
mousse capitonnée de la valise en aluminium.
Sous le regard incrédule du capitaine et
de la plupart des hôtesses, les deux inspecteurs quittèrent le
bateau, sans un mot de plus. Patrick Baudouin resta une longue
minute silencieux, semblant réfléchir à ce qui venait de se
passer.
Il constata que l’ensemble de son
équipe, en particulier les cinq jeunes femmes, délaissant leurs
hôtes grisonnants, l’interrogeaient du regard :
— Et alors ! hurla-t-il, on ne
va pas en faire une pendule pour trois poils de cul ! Ils vont
pas fermer le rafiot pour ça ! Allez, au boulot les filles,
vous voyez pas que papy et mamy ont les crocs !
Il regarda disparaître les inspecteurs
au bout du quai en marmonnant entre ses dents :
— Je le savais bien qu’ils étaient
de la sanitaire…
***
Un grand camion blanc, très long,
d’apparence banale, était garé sur la file du bus du mont Riboudet,
à un endroit pourtant strictement interdit. Trois policiers, en
uniforme, montaient la garde devant le véhicule. Les inspecteurs
Stepanu et Mezenguel s’approchèrent. Un individu en blouse blanche
sortit de l’arrière du véhicule.
— Inspecteurs. Vous avez les
échantillons ?
Stepanu acquiesça et lui confia la
mallette en aluminium. L’homme en blouse blanche allait remonter
dans le camion.
— On peut entrer, pour voir ?
demanda presque timidement Stepanu.
L’homme en blouse blanche le regarda
avec un sourire indulgent.
— Vous n’êtes jamais entrés dans un
L.A.M.A.S, inspecteurs ?
Stepanu et Mezenguel répondirent par la
négative.
— Ce n’est pas étonnant, remarquez.
Il n’y a que trois Laboratoires Mobiles d’Analyses Scientifiques en
France. Celui-ci est le plus perfectionné… On est arrivé à midi, le
ministre a donné le feu vert hier soir, avant la capture de votre
toxicomane. L’Armada, c’est devenu un vrai enjeu national, avec vos
millions de touristes. Ça valait le coup selon lui de déplacer le
labo ambulant. Remarquez, il est fait pour ça !
Les inspecteurs entrèrent dans le
L.A.M.A.S. L’intérieur du camion était compartimenté comme le
modèle réduit d’un laboratoire scientifique. Cinq personnes, toutes
en blouses blanches, s’affairaient autour d’écrans
d’ordinateurs.
Mezenguel siffla, impressionné.
— Et depuis ce camion, vous pouvez
tout faire ?
— Oui, répondit l’homme en blouse
blanche. Autopsies, balistique, biométrie, empreintes digitales,
test ADN, et je vous en passe… Le tout avec le top de la
technologie de pointe.
Ovide Stepanu laissa son regard courir
sur l’étonnant laboratoire.
— Et pour notre test ADN, cela va
prendre combien de temps ?
— Pour comparer deux cheveux, les
échantillons que vous venez de nous amener avec le profil ADN de
Mungaray, vous connaissez le protocole, inspecteur. Lorsqu’on a une
amorce, comme c’est le cas ici, la recherche des réactions de
séquence prend à peine dix minutes. Le point le plus long du
protocole est la lecture du résultat. Mais avec ce type de
matériel, on n’a plus besoin de pratiquer le séquençage à la
main : c’est ce qui prenait plusieurs heures. Avec les
séquenceurs automatiques, maintenant, il y en a pour quelques
minutes. Vous aurez des premiers résultats dans vingt
minutes ! Mais ils ne seront fiables qu’à 99%... Pour un
résultat officiel, il faudra attendre demain…
Mezenguel siffla encore une fois. Ovide
Stepanu aimait bien, en règle générale, travailler à
l’ancienne.
Mais là, il était
bluffé !
***
Tout juste dix-huit minutes plus tard,
l’inspecteur Stepanu sortit son téléphone portable :
— Allo, Gustave ? C’est
Ovide.
— Alors ?
— Bingo ! Je sors du
L.A.M.A.S. Ils ont fait les premiers tests ADN. Ils sont formels, à
99%. Les cheveux que l’on a retrouvés dans le congélateur du
Surcouf sont bien ceux de Mungaray ! Le
cadavre du marin mexicain, après avoir été poignardé, a été planqué
dans le congélo de ce bateau-promenade ! Vous savez ce que
cela signifie, patron ? La nuit du crime, Nicolas Neufville
était en train de discuter avec le capitaine du Surcouf,
Patrick Baudouin. Quelques minutes plus tard, le cadavre de
Mungaray a été planqué dans le congélo du Surcouf. C’est
évident. Le jeune Mungaray a vu ou entendu un truc qu’il n’aurait
pas dû. Ils l’ont buté, ils l’ont planqué où ils ont pu et s’en
sont débarrassés au petit matin sur les quais déserts.
— Devant le bateau… Ce n’est pas
bien malin…
— Je sais. Ils ont peut-être été
dérangés. Ils n’ont peut-être pas eu le choix…
— Il t’a semblé comment, le
capitaine du Surcouf ?
— Sincère. Bizarrement, il avait
l’air surpris que l’on débarque. S’il n’y avait pas toutes ces
preuves sous mon nez, je dirais qu’il n’y est pour rien. Mais il
m’a redit que tout était bouclé sous alarme, la nuit. Aucune
effraction ! Il n’y a pas d’autres versions possibles,
Gustave. On ne peut tout de même pas imaginer que quelqu’un
poignarde Mungaray, prenne le risque de rentrer par effraction sur
le Surcouf, dissimule le cadavre dans un congélateur,
ressorte le cadavre trois heures plus tard, le dépose sur les quais
et efface toute trace d’effraction…
— Tu as raison Ovide, admit le
commissaire. Et je vois encore moins Daniel Lovichi faire ça !
Je sens plutôt que cette affaire se resserre dangereusement autour
de Nicolas Neufville…
— Ouais… Peut-être. Mais on n’a
fouillé que dans une direction, aujourd’hui. On n’a pas eu le temps
d’avancer beaucoup sur la deuxième piste, la question des
tatouages, la marque au fer rouge, les messages en espagnol. Tu
connais ma théorie sur la chasse-partie, le complot de pirates
anarchistes.
— Ovide, fit la voix du commissaire
Paturel, c’est moi qui vais jouer les trouble-fêtes, ou les
rabat-joie, comme tu veux, mais admets que pour la piste du
Surcouf et de Nicolas Neufville, on commence à avoir
des preuves beaucoup plus concrètes… On ne peut pas tenir les deux
pistes à la fois, Ovide.
— A voir. Si tu veux mon avis, un
avis optimiste, pour une fois, je crois qu’il y a forcément un
moment où ces deux pistes vont se rejoindre.