52. Gothique informatique
18 h 30, le Libertalia, rue du Père-Adam
Joe Roblin regarda autour de lui le
spectacle du Libertalia dévasté et demanda d’une voix forte :
— C’est un espace
Wi-Fi ici ?
— Ouais, répondit le propriétaire
du Libertalia d’une voix déprimée. S’ils ne me l’ont pas foutu en
l’air…
— O.K., je m’installe.
Le profileur apostropha un policier qui
devait avoir le double de son âge :
— On s’installe là. Qu’on ne nous
dérange pas !
Joe Roblin sortit de son sac un
ordinateur portable extraplat et le posa sur un tonneau. Maline et
le commissaire Paturel s’approchèrent.
— On est obligé de faire ça
là ? demanda Paturel.
— Pas de temps à perdre ! Il
paraît qu’ils m’ont trouvé une autre affaire de crime à résoudre du
côté de Gap. Je ne suis pas sûr de passer la nuit à Rouen ! Je
préfèrerais tout régler ce soir.
Maline crut que le commissaire Paturel
allait étrangler le profileur.
— En plus, ajouta Roblin, ici,
j’aime bien l’ambiance.
Il jeta un coup d’œil aux sabres
accrochés au mur, aux crânes sur les étagères, à la vitrine
brisée…
— Surtout la nouvelle
déco !
L’humour noir de Roblin ne fit même pas
sourire Maline. Un homme venait de mourir sous ses yeux ! Un
homme a qui elle parlait quelques secondes auparavant.
Roblin alluma son portable. Le fond
d’écran apparut. Il représentait Le cri, le fameux tableau
du peintre norvégien Munch et son célèbre visage tordu de douleur
qui inspira le masque de Scream…
Ce profileur est un grand malade, pensa
Maline. Roblin tapa quelques mots-clés sur un moteur de
recherche.
— Comme je vous disais, continua
Roblin, j’ai fini par trouver le tigre…
Maline remarqua que chaque mot que
tapait Roblin sur son clavier s’inscrivait sur l’écran… en lettres
gothiques…
Oui, ce type était peut-être un génie,
mais un génie malade !
— J’ai galéré longtemps, raconta
Roblin, pour trouver quelle ville, quel port, quel bateau pouvaient
correspondre à un tigre. Je cherchais une destination exotique, ou
bien un pays colonial, qui aurait un rapport avec l’Inde, l’Asie du
Sud-Est, la Birmanie… Mais rien ne collait. J’ai fini par trouver
sur Internet. Eh oui, dans le fond des entrailles d’Internet. Le
gouffre insondable… Je m’y suis plongé, j’en suis remonté. La ville
du tigre, qui pouvait l’imaginer, c’est… Oslo !
Maline et Paturel se regardèrent
incrédules.
— Le Christian Radich,
murmura Maline. Le fugitif est norvégien, il est matelot sur le
Christian Radich !
— Eh oui… Oslo, continua Roblin.
Quelle ironie ! Je l’ai cherché pendant des heures dans les
tréfonds du net alors que la solution, c’était la ville que j’avais
sur mon fond d’écran Le fjord d’Oslo en feu, peint par
Munch, vu de la colline d’Ekeberg !
— Pourquoi Oslo ? grogna le
commissaire Paturel, sceptique. Il y a des tigres en
Norvège ?
Joe Roblin cliqua sur un fichier.
Ils se penchèrent vers l’écran et purent
lire un court texte : « L’écrivain Bjørnstjerne
Bjørnson, vers 1870, qualifia Oslo de “ville des tigres”
(Tigerstaden). Depuis, ce nom est devenu quasiment officiel, au
point que la célébration du millénaire de la ville vit
l’édification d’une série de sculptures de tigres autour de l’hôtel
de ville. »
Le visage du commissaire Paturel, sans
rancune, s’éclaira enfin :
— Bien joué Roblin ! Ça
colle ! Le fugitif est un grand blond, tout à fait le type
norvégien ! Ils ne sont pas des milliers, sur le Christian
Radich ! On le tient !
Le commissaire allait saisir son
téléphone lorsque Maline doucha l’ambiance :
— Il y a un truc qui
cloche !
— Comment ça ? fit Roblin,
surpris.
Maline lâcha, pesant ses
mots :
— Le Christian
Radich n’était pas sur l’Armada il y a cinq
ans !
— Et alors ? s’interrogea le
commissaire. Quel est le problème ?
— On sait que les trois autres
marins étaient à Rouen il y a cinq ans. Le Cuauhtémoc, le
Mir et le Dewaruci participèrent à l’Armada
2003. Pas le Christian Radich ! On est à peu près
certain que Mungaray, Supandji et Sokolov se sont rencontrés à
Rouen en 2003. Ils ont signé une chasse-partie, se sont
mutuellement unis par le même tatouage, ont échafaudé leur plan,
ont gardé contact par code, se sont donné rendez-vous cinq ans plus
tard ! Mais le Christian Radich, le voilier dont le
port d’attache est Oslo, n’était pas là en 2003 !
— Nom de Dieu, vous avez raison,
fit le commissaire.
Roblin donna de rage un violent coup de
pied dans le tonneau. L’ordinateur portable tangua
dangereusement.
— Hells
Shit ! jura Joe Roblin. Oslo ! La ville
du tigre. Ça collait pourtant ! Ce grand blond, un
Norvégien…
Maline posa sa main sur le tonneau et le
stabilisa. Elle cria presque :
Attendez ! Il y a une autre
solution. Une solution qui pourrait nous simplifier encore
davantage la tâche. Si je me souviens bien, il y avait deux autres
voiliers norvégiens sur l’Armada en 2003. Le Statsraad
Lehmkuhl, le voilier de Bergen, un vieil habitué qui a fait
toutes les Armadas depuis 1989, et si mes souvenirs sont bons, il y
avait aussi le Sorlandet, de Kristiansand, qui a dû faire au
moins trois Armadas.
— Quelle mémoire ! s’étonna
Roblin. Vous avez un faible pour les marins
norvégiens ?
Maline ne releva pas. Elle n’était pas
d’humeur à plaisanter. Un tueur était en cavale dans les rues de
Rouen, un tueur qui avait assassiné un homme devant ses yeux, qui
l’avait ratée de peu. Elle poursuivit son raisonnement :
— Si notre fugitif est norvégien,
originaire d’Oslo, il peut être venu en 2003 sur le Statsraad
Lehmkuhl ou le Sorlandet. Il a rencontré alors
Mungaray, Supandji et Sokolov, s’est attribué le tigre comme
emblème et est revenu cette année sur le Christian Radich,
le voilier d’Oslo, Tigerstaden !
— Si je vous suis, s’écria Roblin,
cela pourrait nous simplifier la vie : le seul marin qui
appartient au Christian Radich en 2008 et qui
appartenait au Statsraad machin truc ou au
Sorlandet en 2003, serait à coup sûr l’homme que nous
recherchons !
Gustave Paturel ne les suivait plus, il
semblait vouloir agir tout de suite.
— Ça va prendre des heures,
soupira-t-il. Il va falloir croiser tous les fichiers, il sera loin
quand on l’aura identifié, vous ne pensez pas que…
Ni Maline, ni Roblin ne
l’écoutaient.
Le profileur avait commencé à cliquer
sur différents fichiers, des fichiers que Maline connaissait !
Elle les avait déjà consultés avec Olivier Levasseur.
Joe Roblin avait sur son disque dur les
listes des dix mille marins de l’Armada.
— Où avez-vous eu ces
fichiers ? demanda Maline avec peut-être un peu
d’agressivité.
— Holà ! Mollo ! On se
calme ! Je suis passé par la voix officielle…
Mister Armada en personne… Le bel Olivier Levasseur…
J’ai eu le droit de pénétrer dans son appartement douillet…
Roblin se retourna vers Maline, agita
ses doigts bagués et lui glissa sur le ton de la
confidence :
— Quel bel homme ce
Levasseur ! Et il m’a reçu dans sa chambre en plus. Vous qui
devez sentir ces choses-là, mademoiselle Abruzze, vous croyez que
j’ai ma chance ?
— Aucune ! cria Maline par
réflexe, stupéfaite.
— Tant pis, fit Roblin. De toutes
les façons, même s’il est gay, ça n’aurait pas collé entre nous, je
ne le vois pas aimer les trucs sadomaso.
Ce Joe Roblin était-il sérieux ou bien
s’amusait-il comme un gamin jouant un personnage ?
— En insistant un peu, continua le
profileur, Levasseur m’a tout de même dévoilé son disque dur et
j’ai pu introduire ma clé… Il m’a confié tous ses fichiers, tous
les marins de l’Armada depuis 1989.
— Bon, ouvrez-moi ces fichiers, fit
Maline, que les dernières réflexions de ce connard de Roblin
mettaient mal à l’aise.
Roblin cliqua sur un dossier Armada
2008, puis le dossier Christian Radich : une liste
impressionnante de noms défila sur un tableau Excel.
— Le bordel, siffla Paturel,
visiblement dépassé par la technique.
Toujours aussi rapides, les doigts
bagués de Roblin cliquèrent sur le dossier Armada 2003, puis
il ouvrit les dossiers Statsraad Lehmkuhl et
Sorlandet. Deux nouvelles listes de noms apparurent. D’un
clic, il réduisit les fenêtres des trois tableaux Excel et les
plaça en vis-à-vis. Il fit dérouler le menu outils du
tableur, puis macros complémentaires. Il cocha utilitaire
d’analyse puis automatisation. Une nouvelle fenêtre
apparut dans laquelle il tapa une courte macrocommande… en lettres
gothiques !
La seconde suivante, un nom, un seul,
apparut en surbrillance, le seul présent à la fois dans le tableau
du Christian Radich et du Statsraad
Lehmkuhl.
Morten Nordraak
Matelot norvégien sur le Statsraad
Lehmkuhl en 2003 et sur le Christian Radich en
2008.
Roblin fit craquer ses doigts, comme un
pianiste virtuose après une sonate.
— Prodigieux, fit sincèrement le
commissaire Paturel. Si seulement cela pouvait être lui !
J’abuse peut-être, mais quelque part dans un coin, vous n’avez pas
sa photo par hasard ? Puisqu’on a Maline Abruzze sous la main,
elle pourrait l’identifier.
— Désolé, fit Roblin. Il n’y a pas
de fichiers de photos des marins sur l’Armada, juste des listes de
noms ! Mais si jamais ce Morten Nordraak est fiché, possède un
casier judiciaire, on a peut-être une chance, les Scandinaves ont
un rapport à la confidentialité informatique très différent du
nôtre.
— Vous allez vous connecter d’ici à
des fichiers policiers norvégiens ?
— D’ici ou d’ailleurs, qu’est-ce
que ça change ?
Quelques bruits dans le Libertalia
firent sursauter Maline. Deux infirmiers essayaient d’emmener le
patron du Libertalia au CHU pour lui extraire la balle du bras. Le
barman protestait, indiquant qu’il irait le lendemain matin, mais
que ce soir, il voulait tout de même ouvrir son bar. Sous la
pression des deux infirmiers, d’un médecin et de trois agents de
police, il finit par entendre raison, non sans protester entre ses
lèvres :
— Qui va s’occuper de mon
bar ? Qui va s’occuper de mon bar ?
Pendant ce temps, Roblin était entré sur
le site de la police judiciaire norvégienne.
— Ne me dites pas que vous avez un
code d’accès ! s’étonna Paturel.
— Pas un accès total, fit Roblin,
juste une consultation. Je suis une sorte de membre privilégié, un
abonné si vous préférez, on est quelques-uns comme ça dans chaque
Etat membre de l’Union européenne. C’est l’un des avantages du
marché unique, on a accès au grand catalogue des délinquants du
Vieux Continent… Si notre Nordraak est fiché en Norvège, on va
bientôt le savoir…
Les bagues argentées aux doigts de
Roblin exécutèrent une danse macabre à une telle vitesse qu’il
était impossible de retenir le moindre code que le profileur
saisissait, même penché à côté de lui. De longs listings
apparurent, contenant des lettres aussi exotiques que des
o barrés en diagonale ou des a surmontés d’un rond.
— Ne me dites pas que vous lisez le
norvégien, en plus…
— Non ! admit Roblin. Mais il
n’y a pas besoin de maîtriser la langue, on a un nom et on cherche
une photo.
Il descendit dans le fichier et tapa le
nom.
Morten Nordraak.
L’universel sablier apparut.
Internet travaillait. Lentement
— Il est si long que cela, s’étonna
Paturel, le fichier des criminels norvégiens ?
— Faut croire, ou bien c’est la
liaison Wi-Fi qui est merdique…
Moins d’une minute plus tard, le sablier
disparut, laissant place à un nom, Morten Nordraak, et à sa droite,
sur un quart de l’écran, une photo.
Maline étouffa un juron :
— C’est
lui !
Sans aucun doute, c’était la
photographie du motard qu’elle avait croisé dans l’église de
Villequier.
— Pourquoi est-il fiché en
Norvège ? demanda le commissaire.
— Aucune idée, je vous l’ai dit, je
ne lis pas le norvégien…
— On s’en fiche ! On
fonce.
Le commissaire bondit sur son
téléphone.
— Roblin, balancez-moi cette photo
à toutes les adresses électroniques des commissariats et des
gendarmeries de la région. On ne bosse plus avec un
pseudo-portrait-robot, on va bosser avec cette photo !
On a une longueur d’avance ! Avec de la chance, Nordraak
va avoir pris confiance et ne va pas se méfier. On peut le cueillir
comme une fleur ! Il ne va pas nous faire le coup de la
téléportation deux fois !
Le commissaire s’éloigna pour distribuer
ses ordres. Joe Roblin était en train d’inonder la toile de
photographies de ce Morten Nordraak.
Maline se sentit soudain seule,
inutile.
Elle regarda la place qu’occupait
Ramphastos au Libertalia.
Vide !
Vide pour toujours.
Combien d’histoires, d’aventures, de
récits se perdaient à jamais avec la disparition de
Ramphastos ?
Avait-il eu le temps de tout
transmettre, de tout raconter, de partager les immenses
connaissances qu’il avait dû accumuler toute sa vie, de l’autre
bout du monde aux rives de la Seine ?
Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit
fatigué de Maline. Comme un courant d’air.
Et si elle venait d’emboîter les
dernières pièces du puzzle ?
Et si la solution était beaucoup plus
simple qu’on ne pensait ?
Elle se tourna vers le tonneau de Roblin
et posa sa main sur les bagues du profileur.
— Ne débranche pas ta borne
informatique. Tu crois qu’avec tes doigts de fée tu peux me trouver
l’adresse à Rouen de Ramphastos, Pierre Poulizac si tu
préfères ?