38. Méandre mort

 

2 h 24, la chapelle Bleue, Caudebec-en-Caux

 

Le commissaire Gustave Paturel écarta sans ménagement les policiers affairés à examiner d’éventuelles traces de pas sur le sol et s’avança vers l’inspecteur Stepanu. Il ne jeta pas un regard à Maline et Oreste, ne semblant même pas les remarquer. Il était sous le coup d’un choc violent. Il lança brusquement :
— On est dans la merde, Ovide. On vient de retrouver un autre marin assassiné !
Ovide encaissa la nouvelle. Maline et Oreste tendirent l’oreille. Le commissaire continua, d’une voix saccadée :
— Il a été assassiné à Rouen, sur les quais, sur le pont de son bateau, le Mir. La victime s’appelle Sergueï Sokolov, elle était de garde ce soir sur le Mir. Les passants, les autres marins du Mir, ont d’abord cru qu’il dormait, c’est pour cela que l’alerte n’a pas été donnée tout de suite.
— Ça s’est passé quand ? demanda immédiatement Stepanu.
 
Le commissaire prit une profonde inspiration. Il regarda les policiers s’affairer, la plupart n’étaient sans doute pas encore au courant de la seconde découverte macabre. Le commissaire hésitait.
Quelque chose n’allait pas.
Enfin, il se lança :
— Colette Cadinot est sur place. Mezenguel est introuvable pour l’instant. Enfin, on peut se débrouiller sans lui, ce n’est pas là le problème. Il y a un légiste, aussi, sur place. Il a déjà pu estimer assez précisément l’heure de la mort. Le légiste est formel, il est arrivé peu de temps après le décès, et Sergueï Sokolov a été vu vivant par les autres marins du Mir sur le pont, à 1 h 15, lors de sa ronde. Pour le légiste, il n’y aucun doute : le coup de couteau mortel a été porté au cœur entre 1 h 30 et 1 h 45.
La stupéfaction marqua le visage d’Ovide, Maline et Oreste.
Entre 1 h 30 et 1 h 45 !
Ils savaient tous que Paskah Supandji avait été assassiné ici à 1 h 30. Son corps avait été retrouvé par la gendarmerie de Caudebec-en-Caux à 1 h 40. Le corps était encore chaud. Le coup mortel venait d’être porté, moins d’un quart d’heure avant, les légistes n’avaient aucun doute.
 
Le commissaire se tourna vers le panorama de la Seine, comme pour s’adresser directement au fleuve.
— Vous avez compris ce que cela signifie, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Un premier matelot, Paskah Supandji, est assassiné ici, à la chapelle Bleue, à Caudebec-en-Caux, à 1 h 30. Pendant le même temps, Sergueï Sokolov est poignardé sur le Mir, sur les quais de Rouen, également à 1 h 30. Les légistes se donnent au maximum une marge d’incertitude d’un quart d’heure. Sachant qu’il y a au bas mot quarante kilomètres entre Caudebec-en-Caux et Rouen, au minimum quarante minutes de route, une évidence s’impose.
Il prit une profonde inspiration :
— Nous n’avons pas affaire à un assassin… Nous avons affaire à deux tueurs différents !
Les policiers s’agitaient comme des fourmis avant l’orage. Maline semblait perdre pied. Tout se brouillait dans sa tête.
Deux assassins différents ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Les crimes n’étaient donc pas commis par un tueur isolé ? Ils étaient programmés, organisés, coordonnés ? Par qui, par combien de personnes ? Quand cette folie allait-elle prendre fin ?
L’inspecteur Stepanu, au contraire, gardait son calme, du moins il le laissait paraître. Il ne sembla pas particulièrement surpris. La piste de la chasse-partie, du complot pirate, s’ouvrait à nouveau, se déployait sur un océan de mystère.
Il aimait cela.
— Et le mode opératoire ? demanda Stepanu au commissaire. Il est le même pour l’assassinat de Sergueï Sokolov ?
— Rigoureusement le même, confirma le commissaire. Un coup de couteau en plein cœur. Inutile de te préciser que Sergueï Sokolov avait tatoués sur son épaule cinq animaux, le requin, le crocodile, l’aigle, le tigre et la colombe.
— Et la marque au fer rouge ?
Le commissaire sembla faire un effort de mémoire, ou se perdre dans ses pensées. Il prit un temps avant de répondre :
— C’est la seule différence avec les deux autres meurtres. Sergueï Sokolov a simplement été poignardé. Mais aucun tatouage sur lui n’a été brûlé…
Ovide Stepanu prit également le temps de réfléchir, regardant successivement Maline, Oreste et le commissaire. Il tira ses conclusions à haute voix :
— Le meurtrier a assassiné Sergueï Sokolov en pleine Armada. A plus d’une heure du matin, certes, les quais commencent à être plus clairsemés. Il était assez simple de passer devant le matelot en faction devant le Mir, de s’approcher, de le surprendre, de lui planter un couteau en plein cœur sur un quai quasi désert, de s’éloigner en laissant le matelot dans une position laissant penser qu’il dormait. Mais déshabiller le marin, se munir d’un tison chauffé au fer rouge, brûler la chair, était évidemment impossible, devant le Mir, sur des quais encore fréquentés !
Le commissaire Paturel semblait exténué :
— On est dans la merde, Ovide. Dès demain, la presse va se déchaîner. Ça va être l’exode pour les touristes sur les quais et la ruée pour les chaînes de télévision du monde entier. Putain, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Deux assassins ! Le même mode opératoire.
 
Ovide Stepanu ne cédait ni à la panique, ni au désespoir. Plus l’affaire s’embrouillait, prenait un tour sordide, plus il semblait à l’aise. Il en rajouta, même :
— Deux assassins, Gustave. Ou peut-être même davantage… Même mise en scène, même mode opératoire, sans vouloir jouer les trouble-fêtes, tout porte à penser que nous n’avons pas affaire à des meurtres isolés, mais à une organisation criminelle. On s’est trompé, Gustave, les tatouages ne représentent pas des matelots isolés, ils représentent des équipages. Le Cuauhtémoc, le Dewaruci, le Mir... Je me suis trompé. La chasse-partie a pu ne pas seulement être contractée entre quatre matelots. Elle a pu l’être entre tout un équipage, tout un équipage pirate… Combien ? Quelques dizaines d’hommes ? Davantage encore ?
Le commissaire s’avança d’un mètre, domina l’inspecteur Stepanu de toute sa corpulence, et expulsa une partie de sa tension :
— Fais pas chier, Ovide. Fais pas chier ce soir ! Fais pas chier avec tes théories à la con de secte de pirates anarchistes ! Deux tueurs sur les bras, c’est déjà bien assez, tu ne crois pas ? On va se concentrer sur ces deux meurtres, chercher les deux tueurs et tu joueras les « Cassandre » plus tard.
 
Ovide Stepanu ne se vexait jamais. Il avait parfaitement intégré le fameux syndrome de Cassandre, le syndrome de celui qui connaît la vérité mais qui est condamné à ce que personne ne le croie. En mettant en garde le commissaire, il avait fait son devoir. Il revint à des éléments plus concrets de l’enquête :
— O.K. Gustave. On verra ça plus tard. Revenons aux deux meurtres. On a pas mal d’éléments, ne l’oublions pas. Maline Abruzze a vu le visage d’un des membres de… Enfin disons d’un des coupables présumés. On a aussi des échantillons du sang d’un des deux meurtriers, celui de Paskah Supandji. On va pouvoir identifier son ADN. Ce n’est pas un fantôme !
Gustave Paturel enchaîna :
— Colette m’a dit qu’il y avait également du sang sur l’uniforme de Sergueï Sokolov, sur son cou et ses mains. D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’avait pas l’impression que c’était le sang du marin russe. Les traces de sang laissaient penser que son meurtrier était blessé, qu’il avait perdu son sang en le frappant. De toutes les façons, ils ont lancé les analyses ADN, là-bas aussi.
Maline gardait le silence. Des camions de gendarmerie commençaient à repartir, sans sirènes, comme pour ne pas réveiller les voisins. Précaution inutile, tous les résidents proches étaient sur le pas de leur porte.
Elle enregistrait toutes les informations de l’enquête.
Deux assassins !
Lequel des deux tueurs était l’homme blond qu’ils avaient poursuivi hier ?
Etait-ce réellement l’un des deux tueurs, ou la prochaine victime ? Elle en doutait maintenant…
Une main se posa sur son épaule. L’inspecteur Stepanu lui jeta un regard doux :
— Mademoiselle Abruzze, vous voulez bien nous suivre dans le camion de la police scientifique ? Nous allons essayer de dresser un portrait-robot de l’homme que vous avez vu hier.
L’inspecteur lui lança un sourire amical de toutes ses dents pourries.
— Je viens avec elle, fit Oreste. Je l’ai croisé moi aussi.
 
 
Ils redescendirent la route. Maline jeta un coup d’œil vers le sombre méandre du fleuve, aussi sombre que ses pensées. La chapelle Bleue, comme toutes les chapelles des marins de la Seine, avait été élevée en remerciement à la vierge, pour un miracle, quelques vies sauvées lors d’une tempête.
Une chapelle pour quelques vies sauvées, mais pour combien d’épaves au fond de la Seine, de morts noyés, au fil des siècles, de cadavres au fond du fleuve ? Quelques plaques de marbre dans une église, pour combien de poussière d’os dans le lit du fleuve ?
Tous entrèrent dans le L.A.M.A.S, garé en bas de la côte de la Barre-y-Va. Oreste et Maline s’arrêtèrent, surpris par la surenchère de technologie concentrée dans le laboratoire scientifique mobile. Quatre policiers en blouse blanche s’affairaient sur des écrans d’ordinateurs. On avait tiré un rideau au fond du camion. Maline comprit qu’on devait déjà, derrière le rideau, être en train de pratiquer l’autopsie du corps de Paskah Supandji, à mois de trois mètres d’elle !
— Le camion n’est pas à nous, précisa le commissaire, faut pas croire ! C’est la police scientifique d’Ile-de-France qui nous le prête, pour l’occasion. Maintenant, je me dis qu’on aurait dû en demander deux !
Ils firent s’installer Maline et Oreste devant un large écran d’ordinateur. Un homme en blouse blanche, plutôt jeune et attentionné, qui ressemblait davantage à un ophtalmologue qu’à un flic, commença à s’occuper d’eux. Rapidement, malgré toute la patience du jeune policier, l’expérience se révéla infructueuse. Maline et plus encore Oreste, avaient à peine aperçu l’homme à la moto. Maline n’avait pas imprimé son visage dans sa mémoire, juste une couleur de cheveux, une taille. Ils aboutirent à un résultat très improbable, un portrait qui n’avait vraisemblablement aucune chance de s’approcher de la vérité, et encore moins de permettre à une tierce personne de reconnaître l’homme à partir de ce dessin morphologique.
Avec une infinie patience pourtant, l’ophtalmo-flic insistait. Maline se sentait épuisée, il était plus de trois heures du matin, elle n’arrivait plus à rien, elle n’arriverait à rien de mieux. Elle était en train de chercher un moyen poli pour demander au policier d’arrêter de la torturer, lorsqu’un des flics en blouse se leva avec un regard de possédé.
Il avait des lunettes en écaille et le teint grisâtre des poissons des profondeurs, sans doute pour avoir passé trop de temps dans son camion sans voir le soleil.
— Commissaire. Venez voir ça ! On a un sérieux problème !
Le commissaire, et tous les autres occupants du camion, s’approchèrent. Le scientifique jouait nerveusement avec ses lunettes en écaille. Il leur indiqua deux écrans plats d’ordinateur, posés côte à côte.
— Vous voyez, fit-il, sur l’écran de droite, c’est l’électrophorègramme, le profil ADN si vous préférez, du meurtrier de Paskah Supandji. Il provient du sang que l’on a recueilli sur les graviers et sur le corps de la victime. Si je veux être plus précis, il s’agit du sang frais de quelqu’un qui se trouvait sur les lieux du crime à l’heure de la mort de Paskah Supandji et qui a perdu son sang à côté et sur la victime. On a donc toutes les raisons de penser qu’il s’agit de l’assassin.
Tous visualisaient à l’écran une complexe série de courbes de quatre couleurs.
— Une série ADN ne se présente pas comme une série de lettres ? demanda Oreste.
Maline soupira. Ce n’était pas le moment de jouer le journaliste chiant. Le scientifique aux lunettes d’écaille le toisa d’un air supérieur et expliqua sommairement, d’un air de professeur blasé par la médiocrité de ses élèves :
— La série de lettres, comme vous dites, ce sont les initiales des quatre nucléotides qui forment l’enchaînement de l’ADN : A pour adénine, G pour guanine, T pour thymine, C pour cytosine… Mais depuis les méthodes de séquençage automatique, on utilise ce qu’on appelle une chromatographie, des marqueurs fluorescents si vous préférez, adénine en bleu, thymine en vert, guanine en jaune, cytosine en rouge. On obtient un électrophorègramme, qui permet de lire beaucoup plus simplement les résultats et de comparer les ADN.
Il se pencha en avant et déplaça la flèche de la souris.
Donc ici, sur cet écran, vous avez l’électrophorègramme du meurtrier de Paskah Supandji.
Il réajusta ses lunettes, vira encore un peu plus vers le gris, et continua :
— L’équipe scientifique de Rouen vient de nous envoyer ses résultats par le net. Mêlé au sang de la victime, Sergueï Sokolov, ils ont retrouvé d’autres traces de sang, sur son uniforme, sa peau. Autour de la plaie aussi. Des traces de sang frais, là encore. Comme personne d’autre que son assassin n’a approché Sergueï Sokolov, alors qu’il était de garde devant le Mir, dans l’heure qui a précédé sa mort, nous avons toutes les raisons de penser là aussi qu’il s’agit du sang de son assassin.
Il fit glisser sa souris sur l’écran de gauche et continua la démonstration :
— Je vous rappelle que sur l’écran de droite, nous avons l’électrophorègramme du sang frais trouvé sur le lieu du crime, la chapelle Bleue à Caudebec-en-caux et à l’heure du crime, 1 h 30. Sur l’écran de gauche, nous avons l’électrophorègramme du sang frais versé à la même heure, entre 1 h 30 et 1 h 45, mais à quarante kilomètres de là, sur les quais de Rouen.
Tous eurent le même réflexe, comparer les deux écrans.
Le doute n’était pas permis.
Les ellipses fluorescentes de l’électrophorègramme étaient rigoureusement identiques !
— Nom de Dieu ! fit Ovide Stepanu
— Vous ne vous êtes pas planté de fichier ? demanda le commissaire.
— Non, répondit sobrement le scientifique.
D’un clic de souris, il fit glisser l’image de l’écran de gauche sur celle de l’écran de droite : les deux courbes se superposèrent, jusque dans le moindre détail.
— La bonne nouvelle, commissaire, continua le flic aux lunettes d’écaille, c’est que nous n’avons pas affaire à deux assassins différents. C’est le même individu qui a assassiné Paskah Supandji et Sergueï Sokolov ! La mauvaise, c’est que toute ma technologie ne peut expliquer comment cet individu a été capable de poignarder, à la même heure, un homme à Caudebec-en-Caux et un autre sur les quais de Rouen. 
— Arrêtez vos conneries, hurla soudain Oreste. Un même type ne peut pas tuer deux personnes différentes, à deux endroits différents, exactement à la même heure !
L’inspecteur Ovide Stepanu fixait les deux écrans, fasciné :
— Apparemment, si !
 
Mourir sur Seine
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