8. Nécrologie au SeinoMarin

 

8 h 05, siège du SeinoMarin,

2, place du Lieutenant-Aubert, Rouen

 

Christian Decultot observa Maline un peu plus en détail. Il n’était pas du genre à mâcher ses mots.
— T’as une sale tronche, Maline. Je sais que tu te donnes jour et nuit pour couvrir l’Armada, mais tu n’as plus vingt ans… Faut que tu te reposes.
Maline faillit lui répondre que c’était bien ce qu’elle avait l’intention de faire ce matin, avant que son téléphone ne sonne… Mais elle se retint. Elle nourrissait un profond respect pour le rédacteur en chef du SeinoMarin. Christian Decultot était un ancien journaliste de RMC. Brillant, iconoclaste, il avait baigné pendant des années dans le réseau des plus grands journalistes parisiens, jusqu’à ce qu’un beau jour, dans les années 1980, lui prenne l’idée de tout quitter et de fonder son propre journal, en province.
Le SeinoMarin naquit ainsi. Fondé par un journaliste un peu fou soucieux de défendre la démocratie locale. L’hebdo, publié traditionnellement le mercredi, couvrait tout le département de Seine-Maritime. Un tirage de 60 000 exemplaires, un lectorat estimé à plus du quadruple. Le SeinoMarin se classait troisième hebdo de France. Intransigeance, indépendance, liberté… Christian Decultot signait chaque semaine, depuis plus de vingt ans, des éditos mordants qui faisaient trembler les élus et les décideurs les mieux assis de la région. Christian était devenu incontournable, intouchable. C’était lui en personne qui avait « recueilli » Maline, il y avait quelques années, lorsqu’elle était au fond du trou. C’était lui qui avait trouvé son pseudonyme, Maline Abruzze, croisement du titre d’un poème de Rimbaud et d’une province italienne. Maline avait pour Christian une affection et une admiration profondes, et elle avait la prétention de croire que c’était réciproque…
Maline se secoua. Elle voulait savoir pourquoi son rédacteur en chef l’avait virée du lit.
— O.K., Christian. Alors c’est quoi, cette histoire de crime ?
Le journaliste soupira :
— Une première, une grande première dont on se serait bien passé. Un crime sur les quais de l’Armada ! Le premier depuis 1989. Un marin en plus. Un Mexicain…
— Tu as des détails ?
— Pas encore. Apparemment, il a été poignardé. En plein cœur…
Maline fit une moue déçue :
— Sans doute un règlement de comptes entre ivrognes…
 
Maline tourna la tête et observa les photographies accrochées au mur du vaste et moderne bureau de Christian. Le rédacteur en chef n’avait à ses yeux qu’un seul défaut : il devenait un peu mégalo sur ses vieux jours. Les photos dans des cadres noirs représentaient des clichés où il se trouvait en compagnie des plus grandes vedettes régionales. Elle posa son regard sur l’une des plus anciennes : Christian en compagnie de Jean Lecanuet, quelques mois avant sa mort.
— Peut-être, répondit Decultot. Sans doute, même. Mais c’est le premier fait divers tragique en cinq Armadas. Et d’après ce que je sais, la victime était une grosse personnalité, une tête brûlée, un séducteur… Il était consigné sur le Cuauhtémoc toute la semaine. Il n’est sorti qu’hier soir. La dernière fois qu’on l’a vu vivant, c’était au bras d’une blonde sculpturale…
Tout en écoutant Decultot, Maline observa le mur de droite. Les personnalités locales du show-biz. Christian collé à Philippe Torreton, à Franck Dubosc, à Karin Viard, à Estelle Halliday… Que du beau monde !
— Et tu veux que je fasse quoi, exactement ? demanda la journaliste un peu distraite.
— Rendre un hommage à ce jeune écervelé venu du bout du monde se faire poignarder sur nos quais. Et puis enquêter bien entendu… Enquêter avec tact…
— O.K., O.K., je vois. Tu veux que je fasse une sorte de « biopic », le tragique destin d’un jeune et séduisant chien fou… Faire à la fois rêver et pleurer dans les chaumières cauchoises…
Christian Decultot sourit.
— Je te fais confiance. Tu vas me faire un portrait tout en nuances. Ce pauvre garçon mérite bien cela, non ? A condition que l’affaire ne soit pas résolue avant l’édition de mercredi prochain. Sur le fond, qu’en penses-tu Maline ? Une bagarre entre marins ivres ? Un mari cocu jaloux ?
Maline prit quelques secondes pour réfléchir et se lança :
— Je vois plutôt un étudiant vexé par le prestige de l’uniforme du beau Mexicain. Tu imagines Christian ? Un étudiant boutonneux rame toute une année pour ferrer une jeune copine de banc d’amphi. Fin des cours. Arrivent les vacances, le soleil, l’Armada. Le boutonneux est sur le point de conclure. Il emmène sa belle à la Cantina. Mauvaise pioche ! Sa blonde repart au bras du premier bellâtre latino venu en uniforme blanc qui sait danser la lambada.
Christian éclata de rire. Maline continua :
— De quoi déclencher des pulsions meurtrières, non ? De quoi péter un plomb ! Surtout pour un étudiant anar et pacifiste : voir sa muse se faire dépuceler par la grâce du prestige de l’uniforme. Il n’en faut sans doute pas plus pour motiver un crime passionnel…
— Tu n’oserais tout de même pas écrire cela ? plaisanta Christian.
— Si ! Et la morale de mon article sera : si on n’avait pas supprimé le service militaire, tout ceci ne serait jamais arrivé !
Christian explosa une nouvelle fois de rire. Il se leva pour reprendre ses esprits :
— Je te sers un café ?
Maline acquiesça. Pendant que le rédacteur en chef s’affairait, elle observa la galerie de photographies au fond du bureau. Le mur des sportifs ! Un Christian presque nain à côté de l’incontournable David Douillet ; Christian en mer avec le regretté Paul Vatine. Elle s’attarda un peu sur un de ses clichés préférés : Christian en compagnie de Jean-François Beltramini, le buteur mythique du FC Rouen de la grande époque, redevenu depuis maçon en Ile-de-France. Encore une sacrée idée de reportage, lorsqu’elle aurait un peu de temps. Elle détailla enfin la dernière photographie, celle après laquelle Christian avait couru pendant un an : Christian bras dessus, bras dessous avec Tony Parker. Un must !
Le rédacteur en chef revint avec les cafés.
— Sérieusement, Maline, précisa-t-il en posant les tasses brûlantes, il faut faire attention avec cette histoire…
— Je sais Christian. Huit millions de visiteurs sur l’Armada. Huit millions de lecteurs potentiels. Ne te fais pas de souci, je connais mon métier. Je vais les intriguer juste assez pour qu’ils achètent, et pas assez pour provoquer l’exode ! Je connais… intriguer sans effrayer. Suggérer sans affirmer. Faire dans le spectaculaire mais pas dans le sordide.
Christian sourit :
— Je ne t’en demande pas tant, Maline. Pas même un article si tu n’as rien à dire. Tu gères. Tu as carte blanche. Les ventes, à la limite, je m’en fous, ce n’est pas le problème. Simplement, l’Armada est un enjeu important ici. Pour beaucoup de monde, pour la ville, pour des milliers de bénévoles. Les Rouennais en sont fiers. C’est une belle aventure… J’ai pas besoin de te faire un dessin. Notre boulot n’est pas de jouer les vautours…
Maline avala son café et s’apprêta à se lever.
— Attends Maline. J’ai un cadeau pour toi.
Le rédacteur en chef se pencha sur son bureau et tendit une carte de visite à la journaliste.
— C’est quoi ? s’interrogea Maline.
— Olivier Levasseur. Directeur des relations presse pour l’Armada. Je l’ai eu au téléphone. Il est au courant. Tu peux passer le voir ce matin. Il te fournira les autorisations pour monter sur les bateaux et rencontrer les équipages.
— Tu le connais ?
— Je l’ai rencontré une ou deux fois. C’est le genre mercenaire de la mondialisation. Il parle six langues. Il est payé à prix d’or par l’association de l’Armada pour gérer l’ensemble des médias.
— Une grosse tête ?
— Pas vraiment, non. Plutôt le genre baroudeur. C’est un ancien marin reconverti. Un marin tendance sportive, du genre transat autour du monde et plongée en apnée sous la mer rouge. Un type extraordinaire à ce qu’il paraît… Je ne sais pas d’ailleurs si c’est bien raisonnable de t’envoyer là-bas. C’est exactement le genre de type dont tu serais capable de tomber amoureuse.
— J’espère que tu lui as dit la même chose de moi !
 
Christian éclata de rire. Il ne s’ennuyait jamais avec Maline. Il en avait oublié son café, dont il but une gorgée froide.
— Je ne lui ai pas dit que tu étais belle. Je lui ai dit que tu étais pire…
Maline rougit, flattée.
— Ce n’est pas de moi, continua Decultot. C’est de Victor Hugo.
— Il en a dit, des conneries, Victor.
— Blasphème pas !
Christian Decultot était un inconditionnel du grand romancier républicain ! Un très grand spécialiste à ce qu’il racontait. Maline n’insista pas. Elle prit la carte de visite et se leva.
— Et on le trouve où à Rouen, ton golden boy ?
— C’est le cadeau bonus, Maline. Tu vas adorer. Comme il n’est à Rouen que pour dix jours, il reçoit directement ses rendez-vous dans sa chambre d’hôtel spécialement aménagée. C’est très tendance il paraît…
— Original, s’amusa Maline. J’adore les tendances. Quel hôtel ?
Christian attendit un peu pour faire languir Maline. Il but une dernière gorgée de café et continua.
— Tu ne vas pas me croire ! Il a installé son quartier général dans l’hôtel de Bourgtheroulde !
Maline s’étouffa. L’hôtel de Bourgtheroulde était le plus grand hôtel particulier de Rouen. Longtemps siège d’une importante banque, il était actuellement en travaux pour devenir, dans un an, le plus prestigieux établissement de la ville.
— L’hôtel de Bourgtheroulde ? Rien que ça ? Je le croyais fermé pour encore un an ?
— En partie seulement. Il a obtenu d’ouvrir une chambre, une seule !
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