30. Modus et bouche cousue
15 h 32, voie sur berge de Villequier
Oreste Armano-Baudry écrasa le frein de
tout son poids.
La Modus dérapa sur le côté. Deux roues
décollèrent.
Maline hurla encore.
Elle crut que la voiture allait partir
en tonneau, pour finir dans le fleuve à moins de dix mètres.
La Modus glissa encore pendant de
longues secondes, sur deux roues, avant, à moins de trois mètres de
la Seine, dans un nuage de poussière et une odeur de gomme brûlée,
de retrouver son équilibre.
— A droite, Oreste ! cria à
nouveau Maline, visiblement déjà remise de ses émotions. Le long de
la Seine, sur la véloroute. Foncez, il va nous
échapper !
Oreste n’eut ni le temps de réfléchir,
ni de protester. Il appuya à nouveau sur l’accélérateur.
La route défilait. Oreste commençait à
se rendre compte qu’ils étaient en train de commettre une
folie ! La véloroute était strictement interdite aux voitures.
Elle était large d’à peine deux mètres. Aucune barrière sur la
gauche ne séparait la berge de la Seine !
Au moindre écart de direction, à peine
quelques dizaines de centimètres, ils plongeaient.
— J’espère qu’elle s’arrête
bientôt, cette piste cyclable, s’inquiéta Oreste.
La réponse de Maline lui glaça le
sang.
— Elle est longue de plus de quinze
kilomètres ! C’est l’ancien chemin de halage, il doit être
praticable jusqu’au bout en voiture… Du moins je crois…Vous pouvez
foncer !
Les doigts d’Oreste glissaient sur le
plastique du volant.
Quinze kilomètres ! Quelle
folie.
— Elle est devant, hurla à nouveau
Maline, désignant la moto du fuyard, quelques centaines de mètres
devant eux. On va l’avoir !
La Modus accéléra. En face d’eux, sur la
rive gauche de la Seine, quelques villages s’inséraient dans un
fabuleux écrin de verdure. Aizier. Vieux-Port.
Oreste Armano-Baudry n’avait guère
l’occasion d’admirer le paysage. Le bitume était maintenant moins
bien entretenu. L’absence de barrière entre la route et la Seine le
rendait fou. Il sentait les roues de la Modus frôler la limite
entre le bitume et la terre friable, la fragile terre meuble qui le
séparait d’un fleuve, à peine un mètre plus bas. Il devait lutter
contre un vertige, comme lorsqu’on longe un précipice.
Ne pas regarder sur le côté, vers le
fleuve, concentrer son regard sur la route, devant.
— On le rattrape ! lança
Maline.
Oreste ralentit cependant un peu, pour
ouvrir la vitre de sa portière.
— Qu’est-ce que vous faites, ne
ralentissez pas !
Oreste retirait sa ceinture de sécurité,
ralentissant encore. Maline l’observa, éberluée :
— Vous n’allez pas
sauter ?
Le journaliste parisien répondit d’une
voix angoissée :
— Faites comme moi, Maline. Si on
plonge, je ne veux pas crever noyé !
Il semblait maintenant un peu rassuré et
accéléra de plus belle. La véloroute était déserte,
heureusement ! Maline avait à son tour décroché sa ceinture de
sécurité.
Pendant quelques centaines de mètres, à
gauche, des bancs de sables stabilisés et plantés d’arbres
séparèrent la véloroute du fleuve. L’impression de vertige
s’estompa un peu. Oreste en profita pour accélérer encore. Ils
gagnaient du terrain sur le motard, il était désormais à moins
d’une soixantaine de mètres devant eux.
La branche d’un arbre frappa violemment
la carrosserie de la Modus.
Maline sursauta.
Oreste, concentré, ne marqua pas le
moindre écart de conduite.
Il tient le choc, pensa Maline,
impressionnée.
— On va l’avoir, encouragea la
journaliste. Sa moto n’a pas l’air puissante. Il va moins vite que
nous.
Maline pointait son regard sur le
motard, évaluant la distance qui les séparait. Elle diminuait
ostensiblement. Ils étaient à moins de trente mètres. Après ce
virage, ils seraient sur le fuyard !
Soudain, le motard fit un écart. Les
roues quittèrent le bitume, Maline crut que la moto allait plonger
dans la Seine. Elle resta quelques instants en équilibre précaire
entre terre et fleuve, avant de se redresser et continuer.
Pourquoi une telle embardée ?
Le virage s’élargit.
Mon Dieu !
Cinq cyclistes venaient à leur
rencontre, sur toute la largeur de la véloroute. Un couple, trois
enfants. La plus jeune n’avait pas cinq ans et encore des roulettes
de stabilisation à l’arrière !
— Putain ! hurla Maline, en
s’accrochant à la portière. Elle ferma les yeux, incapable de
supporter la vision de l’inévitable collision.
Elle entendit le crissement des pneus de
la Modus. Elle crut que son bras allait s’arracher de son corps,
ses genoux cognèrent la boîte à gants.
Elle ouvrit les yeux, secouée.
La Modus était stabilisée. Oreste
tremblait comme une feuille à côté d’elle.
Ils n’eurent pas le temps de
souffler.
— Vous êtes tarés ! hurla une
voix masculine.
Maline baissa le regard devant les cinq
cyclistes. La mère, en un réflexe protecteur, s’était interposée
entre la voiture et ses enfants.
— Vous êtes des malades, continua
le père, hors de lui. C’est interdit aux voitures !
Maline ne répondit rien. Qu’y avait-il à
répondre ?
Les cinq cyclistes passèrent devant la
Modus. Le père de famille les fusilla du regard. Maline savait
qu’il avait relevé son numéro d’immatriculation, qu’il allait
prévenir les flics, que Christian Decultot aurait des ennuis.
Elle ne l’avait pas volé !
Ils repartirent, beaucoup, plus
prudemment.
— On l’a perdu, fit Oreste,
résigné.
— Pas sûr, fit Maline. Il a
ralenti, lui aussi. Et la véloroute est presque terminée.
En effet, moins d’un kilomètre plus
loin, la piste cyclable prenait fin. La Modus s’engagea dans une
route départementale qui serpentait dans les plaines alluviales de
la Seine. La platitude du paysage permettait de voir assez loin.
Maline repéra le motard, quelques virages plus loin.
— Il est là-bas, devant
nous !
Oreste ne parvenait pas à se détacher de
l’image de cette famille sur la véloroute, le visage déformé de
terreur, une terreur qu’il avait provoqué, sa voiture lancée comme
une bombe sur eux. Il lui semblait avoir perdu toute raison. Son
cœur n’avait jamais battu aussi fort. Pour la première fois de sa
vie, ce n’était plus son cerveau qui le dirigeait, c’était son
instinct.
Il appuya à nouveau sur l’accélérateur
de la Modus.
— On va l’avoir ce
salopard !
Maline observait, étonnée, la
métamorphose s’opérer chez le jeune journaliste. A nouveau, ils
regagnaient du terrain sur le motard. C’était vraisemblablement une
125 cm3. La moto ne devait pas aller à beaucoup plus de
80 à l’heure, leur Modus fonçait maintenant à près de 120. La
jonction était proche !
Les plaines alluviales étaient plantées
de pommiers. Soudain, au détour d’un nouveau virage, le paysage
s’ouvrit sur une image surréaliste.
Les pommiers étaient en feu !
Des flammes et des panaches de fumée
noire coiffaient le rideau d’arbres et les granges devant eux. La
Modus continua sa course. Le paysage s’ouvrit encore et Maline
comprit.
Ils fonçaient tout droit sur
Port-Jérôme, la plus grande raffinerie de France. Au paysage de
pommiers succédait sans transition celui d’une forêt de cheminées,
coiffées de flammes ardentes dont les fumées se rejoignaient dans
le ciel pour former un menaçant nuage grisâtre.
Un panneau indiquait
Notre-Dame-de-Gravenchon.
Le motard, quelques mètres devant, ne
ralentit pas. Il passa un rond-point et se dirigea vers l’entrée de
la raffinerie ExxonMobil, fermée par une barrière. Sur le côté, une
étroite ouverture permettait aux piétons de passer. Le motard
s’engagea dans l’espace avant que les gardiens n’aient le temps de
réagir et pénétra dans l’incroyable dédale d’oléoducs et de
gazoducs.
La Modus pila devant la barrière de la
raffinerie moins de cinq secondes plus tard.
Des gardiens armés se
précipitèrent.
Maline avait compris. Ils avaient perdu
la partie. Le temps de s’expliquer, de convaincre les gardiens
d’ouvrir la barrière de cette voie privée, le motard serait
loin.
La raffinerie de Port-Jérôme était une
véritable ville dans la ville.
***
Ils repartirent quelques instants plus
tard, remontant leur vitre, attachant à nouveau leur ceinture. Ils
restèrent un long moment silencieux.
Oreste tenta de briser le
silence :
— Pour une filature, une voiture de
fonction du SeinoMarin, ce n’était pas très discret…
Maline ne répondit pas. Elle avait
besoin de se remettre de ses émotions, de faire le point sur toute
cette affaire. Oreste comprit que Maline ne souhaitait pas parler.
Il joua avec les touches de son lecteur MP3.
— Ça ne vous dérange pas si je mets
de la musique ?
Maline hocha la tête d’un air las et
résigné.
— Je vous mets les New Animals.
Pigs and Cats, c’est leur meilleur. Vous verrez, c’est de
circonstance, c’est assez planant. Ils arrivent à faire chanter des
chats et des porcs ! Ils ont même un chorus de bovidés sur la
piste 3. J’ai lu quelque part qu’elle a vraiment été enregistrée
dans un abattoir… C’est ce qu’il y a de plus tendance en ce
moment…
Maline ne répondait pas, n’écoutait même
pas. Oreste n’insista pas davantage, il attrapa son Palm et
commença à chuchoter dans le micro.
Maline se perdait dans ses
pensées.
Qui était ce motard ?
Vraisemblablement celui qui avait signé
d’un tigre sur le livre d’or de l’église de Villequier.
Le tigre !
Il avait sans doute tatoués sur
l’épaule, comme Mungaray, les fameux cinq animaux. La colombe, le
tigre, le crocodile, le requin et l’aigle.
Etait-il un marin de l’Armada, comme
Mungaray ? C’était l’hypothèse la plus plausible. Cinq marins,
tous liés par un pacte ? Cinq marins qui communiquaient entre
eux par code. Des codes qu’eux seuls pouvaient décrypter. Ces codes
menaient à Villequier. Les citations de Victor Hugo n’avaient sans
doute qu’un but : indiquer le chemin ! Tout était
inscrit, comme sur des panneaux indicateurs, des panneaux que seuls
les initiés pouvaient interpréter. Les bords de Seine, le
cimetière, et enfin l’église de Villequier. Il s’agissait de
marins ! Le but ultime de ce jeu de piste était alors
évident : ce vitrail, ce mystérieux vitrail représentant une
scène de piraterie.
Pourquoi ?
Les marins s’étaient donné un nouveau
rendez-vous, dans la nuit, à 1 h 30. Elle repensa au message du
livre d’or : « R.V. à la chapelle ». De
quelle chapelle pouvait-il s’agir ? Il n’y avait aucun autre
indice cette fois-ci. Il existait des centaines de chapelles dans
la région, des dizaines au bord de la Seine. Impossible, ce soir,
de découvrir ce lieu de rendez-vous.
A moins de découvrir qui se cachait
derrière ces quatre animaux.
Après tout, l’aigle était un jeune marin
mexicain, qui se faisait surnommer Aquilero, qui voyageait à bord
du Cuauhtémoc, « l’aigle qui tombe ». Son identité
n’avait pas été difficile à découvrir.
Il en était peut-être de même pour les
quatre autres.
Au fur et à mesure de ses réflexions, un
doute s’installait en elle. Devait-elle parler à la police ?
Faire part de ses conclusions ? Remettre sa pièce à
conviction, la page arrachée du livre d’or de l’église de
Villequier ?
Bien entendu, elle devait le
faire…
Mais était-ce si urgent ? Maline
avait la mauvaise habitude de préférer résoudre seule les énigmes.
Elle n’aimait pas trop faire le travail pour les autres, elle
préférait garder une longueur d’avance. Sa déposition à la police
pouvait bien attendre le lendemain.
Elle commençait également à se souvenir
qu’elle avait rendez-vous ce soir avec Olivier Levasseur, « à
son bureau ». Il fallait qu’elle passe chez elle se changer.
Tout se bousculait. Une overdose d’émotion. Il fallait qu’elle se
calme.
Doucement, Maline sentit ses nerfs
retomber. L’étrange musique animalière d’Oreste était effectivement
planante. Elle se résumait pour l’instant à des cris de mouettes
sur fond de piano. La joue posée contre la portière, elle
s’assoupit quelques minutes.
Le reste de la route, Oreste et Maline
n’échangèrent pas trois phrases. Maline indiqua à Oreste de passer
par Maromme, pour éviter les bouchons des quais de Rouen. Quelques
minutes plus tard, Oreste garait la Modus sur une place réservée,
devant Le SeinoMarin, à l’angle de la rue
Eau-de-Robec.
Maline tendit la main.
— Merci Oreste. Vous repartez à
Paris ce soir ?
— Vous plaisantez Maline !
Après ce que l’on vient de vivre ? Je n’ai jamais eu
d’épisodes aussi intenses à mettre dans un article de journal.
Le Monde m’avait réservé une chambre, jusqu’à la
fin de l’Armada, à l’hôtel du Vieux Carré.
Oreste prit une profonde inspiration et
continua :
— Maline, je peux vous demander un
service ?
Les yeux clairs d’Oreste brillaient d’un
éclat que Maline n’avait encore jamais vu chez le jeune
journaliste. Maline eut presque l’impression qu’elle l’avait
dépucelé.
— Oui Oreste ? Quel
service ?
— On peut se revoir, ce
soir ?
On y était !
C’était cela, l’éclat de ses yeux
clairs. La poursuite avait émoustillé ce gamin. Il était en train
de la draguer, peut-être même de tomber amoureux. Peu de filles,
même avec quinze ans de plus que lui, avaient dû le secouer de la
sorte depuis sa puberté !
Oreste enchaîna. La ficelle était un peu
grosse :
— J’aimerais que vous m’aidiez sur
mon article, pour Le Monde. Maintenant, ce sera pour
l’édition de demain après-midi. Vous avez plus d’expérience que moi
sur ce qu’il faut dire et ne pas dire.
Maline se sentit flattée par le regard
déshabillant du garçon, mais elle n’avait aucune envie de passer
une partie de la soirée avec lui. Par contre, elle savait également
qu’il était capable de raconter n’importe quoi dans son article, un
article publié dans le journal le plus important de France. De quoi
semer une panique incontrôlable sur l’Armada, dès le lendemain. Il
était important, capital même, avec ce qu’il savait désormais, de
le garder sous contrôle.
— O.K., concéda Maline. Je passerai
ce soir…
***
Vers 18 h 30, Maline traversa à nouveau
la place de la Pucelle. Elle avait pris une douche, elle était
maquillée, vêtue d’une jolie robe à rayures orange qui la
grandissaient. Elle se sentait reposée, un peu. Désirable, à
nouveau, et pas seulement dans les yeux d’un gamin.
Elle regarda les fenêtres de la tourelle
de l’hôtel de Bourgtheroulde.
Le bureau d’Olivier
Levasseur !
Elle se souvenait que le beau
Réunionnais possédait une impressionnante bibliothèque sur la
navigation, en particulier sur les voiliers de l’Armada. Il devait
également disposer de multiples dossiers sur les trois-mâts
présents à Rouen, de listes des marins sur les bateaux.
Olivier Levasseur était sans doute
l’homme idéal pour découvrir l’identité des membres de cette
mystérieuse confrérie, la signification de ces références.
La colombe.
Le tigre.
Le crocodile.
Le requin.
Autant joindre l’utile à
l’agréable.