41. L’heure du profileur

 

7 h 13, 13, rue Saint-Romain, Rouen

 

Maline dormait depuis à peine trois heures lorsque son téléphone lui explosa les tympans.
Maline était allongée sur le ventre. Sa main tâtonna mécaniquement sur la table de chevet. Elle appuya sur la touche verte et posa l’appareil sur les draps, à proximité de son oreille, sans même se retourner.
— Allo, Maline. C’est Christian. Tu es là ?
Grognement.
— O.K., tu es là ! Je viens de lire le mail que tu m’as envoyé cette nuit. Merci ! Nom de Dieu, c’est un cyclone qui s’abat sur nous, il va falloir serrer les rangs. Bon, je ne vais pas te refaire le film, tu as joué dedans, je vais à l’essentiel. J’ai une information pour toi, moi aussi. Le commissaire Paturel sera à la gare de Rouen pour le train de 7 h 59. Ils dépêchent de Paris une pointure, un spécialiste, tu vois ce que je veux dire, le genre profileur, spécialiste de la traque des tueurs en série. Un crac, comme dans les films, un certain Joe Roblin. Il arrive à Rouen, incognito, mais je compte sur toi pour lui assurer un accueil aussi discret qu’efficace…
Soupirs.
— Allez Maline. Debout. Tu dormiras mieux lorsque l’Armada aura mis les voiles. Encore bravo pour toutes tes infos. Bon, tu as bien noté. Gare de Rouen, 7 h 59.
Ronflement.
— Eh oh, secoue-toi ma vieille ! Il faut choisir ! La nuit de folie avec le bel Olivier Levasseur, la tournée des bars avec mon filleul, la grasse matinée… ou ton enquête !
Clac.
Bip Bip Bip.
 
***
 
Avant de refermer la porte de son appartement, Maline lança un regard morne sur les grands yeux rieurs de Fatou, quelque part en Afrique à cet instant. Ailleurs. Loin de toute cette agitation.
Elle avait les cheveux encore mouillés de sa douche trop rapide et dans la bouche un mauvais goût de Red Bull englouti trop rapidement.
L’air frais du matin réveilla un peu Maline, mais il lui semblait que toute la ville déserte avait la gueule de bois. Elle remonta tranquillement la rue Jeanne-d’Arc. L’effort de ses jambes pour gravir la pente la revigora, ses muscles reprenaient vie.
Christian allait le lui payer cher quand tout serait fini !
Elle entra dans la gare. L’immense hall était pratiquement désert. La grande pendule indiquait 7 h 47 : une nouvelle fois, elle était en avance. Elle reconnut tout de suite le commissaire Paturel. Il lui tournait le dos, occupé à observer l’étrange fresque qui ornait le mur de la gare : une vision naïve du port de Rouen figurant une agitation désordonnée de bateaux de part et d’autre des deux rives de la capitale normande. Cette vaste peinture murale, devant laquelle elle était passée des centaines de fois sans la remarquer, ne sembla pas un présage rassurant pour Marine.
Elle se planta derrière Paturel :
— Bonjour commissaire.
Gustave Paturel se retourna surpris. Son visage fatigué s’ouvrit d’un large sourire quand il reconnut Maline :
— Mademoiselle Abruzze ! Déjà debout ? Remarquez, moi, vous voyez, je n’ai pas dormi de la nuit !
Il continua d’observer le tableau :
— Vous l’aviez déjà remarqué, avant, ce tableau du port de Rouen ? Non, n’est-ce pas ? Pas plus que moi ?
Il prit Maline par l’épaule d’un geste paternel :
— Je ne vous demande pas ce que vous faites ici. Vous êtes là pour la même raison que moi je suppose. Votre rédacteur en chef, qui a des oreilles jusqu’à Paris, a dû déjà vous prévenir.
Il emmena Maline vers le point presse tout en continuant de parler :
— Ils nous envoient du renfort ! Une super star du quai des Orfèvres à ce qu’il paraît. Un type qui va se mettre dans la peau du tueur en série, sentir sa psychologie profonde, le renifler, vous voyez ce que je veux dire. Ici à Rouen, on a dû dépasser notre seuil d’incompétence, je suppose. Il nous reste deux minutes, vous pouvez me rendre un service, Maline ?
Ils entrèrent dans le point presse. Aucun journal ne titrait encore sur le double crime de la nuit précédente. Tous avaient bouclé avant minuit. Mais nul doute que dès à présent, quelques dizaines d’équipes de reporters, réveillés aux aurores, devaient dépasser la limite de vitesse autorisée sur l’autoroute A13 pour pouvoir assurer sur place, dans les éditions matinales, les premiers directs sur le triple meurtre de l’Armada.
— Vous savez à quoi j’ai occupé ma nuit, Maline ? Des trucs de dingue comme je n’en avais jamais faits au cours de ma carrière. J’ai commandé un hélicoptère, qui a fait une dizaine de fois l’aller-retour Rouen-Caudebec. Le bilan est sans appel. Impossible en un quart d’heure de décoller et d’atterrir entre les deux lieux du crime, encore moins sans être repéré…
— On s’en serait douté, non ?
Il regarda Maline d’un air las :
— Vous êtes toutes les mêmes, à me prendre pour un fou, mais incapables de me fournir la moindre autre explication rationnelle.
— Je ne vais pas vous faire le coup des jumeaux…
— Non, ne me le faites pas. Cela dit, Ovide Stepanu a tout de même tenu à vérifier si dans l’ensemble des équipages de l’Armada, plus de dix mille matelots, il n’y avait pas de frères jumeaux.
— Et alors ?
— Il n’y en a pas. Ça a pris trois heures à un flic. J’ai également fait sortir de son lit Eric Palinski !
— Le triple vainqueur des 24 heures motonautiques ? s’étonna Maline en lançant des yeux ronds.
— Oui, il a fait Caudebec-Rouen pied au plancher. Vingt-trois minutes ! Sans compter le temps de rejoindre la Seine du haut de la chapelle Bleue. Ça ne passe pas non plus !
— Et un catamaran F1 avec un moteur de 2 500 cm² au milieu des voiliers, cela n’est pas très discret pour un tueur ! Remarquez, le tueur est peut-être justement Eric Palinski. Et il a levé le pied quand vous lui avez demandé de faire le test.
Gustave Paturel éclata de rire :
— Excellent !
 
Il amena une Maline étonnée vers le coin souvenir de l’espace presse. Il y avait là quelques peluches, des maquettes de bateaux, de la porcelaine de Rouen.
— Il faut que vous m’aidiez, Maline. J’ai un problème. Je voudrais envoyer un cadeau à mes gosses. Je devais passer mes vacances avec eux et je ne les ai pas vus depuis près de trois jours. Alors je voudrais profiter de ces quelques minutes où je suis là pour leur faire porter par un taxi une surprise qu’ils trouveront à leur réveil. Je ne sais même pas quelle tête à la baby-sitter, il paraît qu’ils en changent toutes les cinq heures… La dernière s’appelerait Gwendoline. C’est dingue, non ?
Maline regarda le commissaire avec une infinie tendresse. Elle l’aimait bien. Il valait tous les profileurs du monde.
— Ils ont quel âge ?
— Léa, 8 et Hugo 6… Je n’ai aucune idée… Vous savez ce qui pourrait faire plaisir à un gamin parmi toutes ces cochonneries ?
Maline secoua négativement la tête.
Tant pis, fit le commissaire.
Il regarda sa montre :
— Ce Roblin ne va pas tarder à arriver. En plus, il paraît que c’est un jeunot. Moi j’avoue que la psychologie des tueurs, je suis un peu dépassé. Stepanu est plus fort que moi pour ça. Je suis un primaire, genre flic têtu qui finit par avoir raison à l’usure. Cela dit, c’est pas la psychologie qui va expliquer comment un type a pu commettre deux crimes à la même heure, à deux endroits différents !
— On est certain que c’est le même tueur ?
— Oui, les tests ADN ont été confirmés. Les spécialistes ont même travaillé sur le coup de poignard. Ils ont reconstitué virtuellement, en trois dimensions, la force, l’orientation, l’intensité du coup. Selon eux, c’est le même homme qui a frappé les deux fois. Il y a mieux encore. Ils ont examiné la plaie de Paskah Supandji, la victime de la chapelle Bleue. Elle contenait, à la fois du sang du tueur, et du sang de Sergueï Sokolov, le marin trouvé assassiné sur le Mir. Du sang de Sergueï Sokolov que l’on a retrouvé jusqu’à une profondeur de quinze centimètres de l’entaille dans la chair de Paskah Supandji. Vous voyez ce que cela signifie, Maline ? C’est la même arme, le même poignard, qui a frappé Sergueï Sokolov à 1 h 30 sur les quais de Rouen et Paskah Supandji à 1 h 30 à Caudebec. Le sang de la première victime était encore frais sur la lame lorsqu’elle a servi à frapper la seconde, à quarante kilomètres de là !
Maline fixait, sans même les voir, les quelques produits dérivés de l’Armada que vendait la boutique de la presse. Drapeaux, posters, autocollants…
— Il doit pourtant bien y avoir une putain d’explication rationnelle, pesta le commissaire. On n’est pas dans la quatrième dimension !
Maline évita de répondre au commissaire.
Ne pas chercher à réfléchir, ne pas devenir fou, attendre, l’explication viendrait, forcément, en son temps.
 
Elle se pencha vers les produits dérivés de l’Armada et attrapa deux paires de jumelles colorées, deux grandes banderoles sur lesquelles il était inscrit bienvenue dans toutes les langues du monde, et deux petits appareils photos jetables.
Elle fourra le tout dans les bras du commissaire, stupéfait.
— Faites porter tout ceci à Léa et Hugo. Vous ajouterez une petite carte pour leur dire qu’ils commencent à apprendre par cœur le nom des bateaux de l’Armada et les drapeaux des pays, parce que quand vous les emmènerez pique-niquer sur les bords de la Seine, le 14 juillet, lundi prochain, vous voulez qu’ils soient prêts à ne pas perdre une miette du spectacle !
Gustave Paturel sentit une boule monter dans sa gorge. Deux larmes se formèrent au coin de ses yeux creusés :
— Vous croyez, Maline, vous croyez vraiment que c’est une bonne idée ?
Maline tenta elle aussi de réprimer des larmes d’émotion :
— On ne va pas laisser ce tueur foutre en l’air ce moment que vos gosses rêvent de passer avec vous depuis des mois, commissaire ? On ne va pas le laisser foutre en l’air notre rêve à tous ?
Elle regarda le commissaire droit dans les yeux, comme pour lui donner une confiance qu’elle n’avait pas elle-même :
— On va le coincer, commissaire. On va le coincer avant lundi, avant la grande parade.
 
***
 
Maline et le commissaire Paturel commençaient à se rendre vers les quais, quand une voix féminine annonça dans le hall de la gare que le train en provenance de Paris avait un quart d’heure de retard. Ils en profitèrent pour aller prendre un café. Serré !
Le commissaire Paturel consulta une nouvelle fois sa montre :
— J’espère que le train ne va pas avoir trop de retard. L’association de l’Armada a convoqué une conférence de presse à 9 heures. A l’espace des Marégraphes, sur les quais. Tout le monde sera là ! Je dois faire le point sur l’enquête ! Putain, je ne sais pas ce que je vais pouvoir leur raconter pour calmer le jeu, et j’ai pourtant l’impression que je vais faire salle comble. Je n’ai jamais parlé devant autant de journalistes. Enfin, je verrai bien… Je vais laisser le chef d’orchestre gérer, cet Olivier Levasseur, il paraît que c’est un pro…
Maline frissonna.
Paturel se tourna vers la journaliste :
— Vous en pensez, quoi, vous, de ce Levasseur ?
La question désarçonna Maline. Elle s’étouffa et le café lui remonta dans les cloisons nasales :
— Heu… Hum… Je ne sais pas trop… Il a l’air… Heu… Compétent…
— Mouais, fit le commissaire. Sans faire de la psychologie de profileur, ce type-là m’a l’air beaucoup trop propre sur lui pour être honnête. Enfin bon, on ne va pas se mettre à soupçonner tout le monde, non ? Une chose est sûre, c’est que ce n’est pas avec sa gueule d’ange qu’il va calmer l’hystérie dans la salle.
Le commissaire vida d’un trait son café :
— Allons voir ce crâne d’œuf…
Il tira de sa serviette un petit carton sur lequel il était inscrit Joe Roblin et ajouta :
— Ma secrétaire adore le travail manuel.
 
La foule bruyante et colorée du train de Paris se déversa dans le hall. Les arrivants n’étaient pour la plupart pas encore au courant du drame qui s’était joué dans la nuit, hormis sans doute une petite élite de journalistes initiés.
Lorsque la foule disparut, il ne resta qu’un homme pour faire face au commissaire.
Joe Roblin, sans aucun doute.
Joe Roblin avait une trentaine d’années. On ne pouvait le manquer. Il avait une allure d’échassier avec de très longues jambes jusqu’au bas desquelles son pantalon avait du mal à descendre, dévoilant d’étranges chaussettes noires à tête de mort. A l’autre extrémité de l’échassier, en partant du haut, on observait successivement des cheveux de corbeaux hirsutes, des yeux sombres qui ne semblaient regarder nulle part ailleurs qu’en lui-même, un grand pull noir de laine sans forme, incongru par cette chaleur.
Il ébouriffa encore un peu plus ses cheveux de jais.
C’était ça, la star des stars ?
— Joe Roblin ? fit le commissaire
Paturel tendit une main ferme que Roblin serra mollement. Tous les doigts du profileur portaient une grosse bague d’argent aux motifs cabalistiques divers.
— Je suis le commissaire Paturel. Bienvenue en enfer ! Vous avez reçu le dossier qu’on vous a envoyé par e-mail ?
Le regard de Joe Roblin s’égarait partout, sauf dans la direction du commissaire.
— Heu, quand ?
— Cette nuit !
Joe Roblin fit des yeux de hibou :
— Bah alors non. Je n’ai pas lu d’e-mail cette nuit. Cette nuit, je… je dormais…
Maline sentit le commissaire au bord de l’explosion. Elle-même tentait de réfréner la montée d’un puissant fou rire, résultat conjugué de sa nervosité, de son manque de sommeil, et l’enthousiasme débordant du traqueur de serial killer. Elle avait l’impression de se retrouver face à un type qui aurait passé la nuit devant sa console vidéo, à s’inventer un double fictif dans un jeu de morts vivants.
Le commissaire fit les présentations :
— Joe, je vous présente Maline Abruzze. Elle est journaliste au SeinoMarin et a été impliquée d’assez près dans cette affaire. Je vous propose que l’on s’installe quelque part et que l’on fasse un point rapide de la situation tous les trois. Je crois que les heures qui vont suivre vont être décisives.
Roblin regarda Maline avec l’attention d’un croque-mort qui prend les mesures d’un corps avant d’assembler le cercueil. Il se concentra de longues secondes avant de demander au commissaire :
— Savez-vous s’il y a des toilettes dans la gare ?
Mourir sur Seine
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