59. Entre les mailles
6 h 24, berges de la Seine, La Bouille
La main de Maline tomba mollement le
long de son corps. Olivier Levasseur, déçu de l’interruption
inattendue de la caresse dans son dos, se retourna vers elle. Il
perçut son regard bouleversé, mais n’eut pas le temps de
questionner la journaliste :
— Excuse-moi, fit Maline d’une voix
blanche. Je reviens tout de suite !
Maline venait de voir disparaître la
fille blonde au bonnet de laine dans le bungalow de chantier. Elle
ne devait pas la perdre de vue, à aucun prix !
Maline s’approcha, prudemment. Elle
était encore à une cinquantaine de mètres du bungalow lorsqu’elle
aperçut la jeune fille ressortir du bâtiment qui servait de
vestiaire improvisé aux plongeurs. La fille tenait entre ses mains
un petit sac à main de toile bleu clair.
Maline la suivit du regard.
Ne pas la perdre, ne pas se faire
repérer.
La jeune fille s’éloignait un peu de
l’épicentre de la cohue. Elle marcha quelques mètres sur la
promenade le long de la Seine et lorsqu’elle fut suffisamment à
l’abri des oreilles indiscrètes, sortit un téléphone portable. La
conversation ne dura pas plus de trois minutes.
La fille raccrocha, rangea son téléphone
dans le sac et rebroussa chemin. Maline, toujours attentive, mais
dissimulée dans la foule des agents de police et des plongeurs
occupés à faire place nette sur les lieux, observa la fille se
rapprocher.
La fille entra à nouveau dans le
bungalow, l’air le plus naturel du monde, et en ressortit quelques
instants plus tard.
Sans le sac.
Elle réajusta machinalement son bonnet
de laine duquel une mèche blonde s’échappait. Un étrange bonnet de
laine, un peu ridicule, incongru sur sa silhouette élancée. A
l’examen de son visage, la fille devait avoir une trentaine
d’années, mais son corps supportait la comparaison avec ceux de
filles de vingt ans. Maline vit la plongeuse empoigner avec une
belle énergie une bouteille d’oxygène posée devant le baraquement,
la caler fermement entre ses bras et sa poitrine et se diriger
lentement avec sa lourde charge vers une remorque dans laquelle les
plongeurs rangeaient le matériel, cent mètres plus loin.
Elle en avait au moins pour quelques
minutes !
L’occasion était trop belle.
Sans davantage réfléchir, pendant que la
fille lui tournait le dos et s’éloignait à pas lents, Maline se
précipita vers le bungalow.
Elle entra.
Le bungalow était constitué d’une seule
grande pièce. C’était visiblement le vestiaire féminin. Deux
plongeuses, qui terminaient de se rhabiller, lui lancèrent un
« salut » amical, celui de la
complicité de ceux qui ne se connaissent pas mais viennent de
produire ensemble le même effort physique.
Maline essaya de conserver l’air le plus
naturel possible. Il n’y avait qu’une quinzaine de sacs dans le
vestiaire, elle repéra presque immédiatement, en face d’elle, le
petit sac à main bleu ciel. Elle traversa le vestiaire, suivie du
regard par les deux plongeuses, et se pencha, sans hésiter, sur le
sac à main.
— Je peux t’aider ? fit une
voix dans son dos.
Un frisson glaça Maline.
Elle se retourna, lentement, saisie
d’une terrible angoisse.
La question ne s’adressait pas à
elle !
Une des plongeuses demandait simplement
à l’autre de nouer dans son dos les bretelles d’un caraco. Les deux
filles semblaient même avoir oublié sa présence. Maline, sans
prendre le temps de souffler, se pencha à nouveau, ouvrit le sac à
main, attrapa le téléphone portable et sortit en essayant de
combiner une démarche naturelle avec son envie de s’éloigner le
plus rapidement possible.
— Salut, fit la fille au
caraco.
— Salut !
Maline ressortit du bungalow.
Elle tourna la tête : la jeune
fille au bonnet progressait lentement et n’était pas encore
parvenue à la remorque !
Elle ne se doutait de rien.
Maline traversa à nouveau l’agitation du
parking où des dizaines d’agents de police rangeaient tout le
matériel déployé. Elle s’éloigna d’une centaine de mètres,
remontant vers l’église du village et la route départementale. Elle
restait à portée de vue mais put sortir tranquillement le téléphone
portable dérobé.
Elle avait son idée, toute simple, sans
risque.
Ainsi, elle saurait !
En quelques touches, Maline entra dans
le menu journal des appels et demanda le rappel du
dernier numéro.
Une sonnerie. Une autre.
— Allo ?
Maline laissa venir.
— Allo, c’est toi
Marine ?
Maline reconnut la voix. Elle ne s’était
pas trompée !
Elle connaissait le
meurtrier !
— Allo, Marine ? C’est
toi ? Je ne t’entends pas ?
Maline ne voulait prendre aucun risque.
Elle ne devait pas parler afin que son interlocuteur ne puisse pas
l’identifier. Elle en savait assez désormais. Elle pouvait
distinguer le commissaire Paturel, cent mètres plus bas, en grande
conversation avec ses inspecteurs.
Elle allait raccrocher, les mettre au
courant. Ils n’auraient ensuite qu’à cueillir les véritables
criminels !
— Allo ? Ce n’est pas toi,
Marine ? Qui est à l’appareil ?
Ne pas parler. Raccrocher
!
— Qui êtes-vous ? Que me
voulez-vous ? Répondez !
Raccrocher avant qu’il ne se méfie,
qu’il ne file.
— Qui êtes-vous ?
Un silence. Puis la voix claqua, au
moment même où Maline allait refermer le téléphone :
— Vous êtes Maline Abruzze ?
Forcément… Vous étiez la seule à pouvoir reconnaître Marine !
J’aurais dû me méfier. Où est Marine ?
Maline encaissa le coup, mais garda le
silence. Elle ne risquait rien, elle avait l’avantage, elle était
en sécurité. La voix continua, parlant plus fort dans le
téléphone :
— Où est Marine ?
Aucune réponse. La voix se calma, se fit
inquiète :
— Vous avez prévenu la
police ?
Silence.
— Non… Vous ne l’avez pas encore
fait ! O.K., écoutez-moi, ne la prévenez pas, pas encore, je
vais tout vous expliquer. Il faut qu’on se rencontre, où vous
voulez, dans un endroit sans danger pour vous. Je vais tout vous
expliquer. Mais ne parlez pas à la police, ne dénoncez pas ma fille
à la police. Laissez-moi une chance de vous expliquer.
— O.K., fit Maline d’une voix sèche
et rapide. Rendez-vous sur les quais de Rouen devant le
Surcouf, à côté du Cuauhtémoc, dans une demi-heure.
Venez seul !
Maline raccrocha.
Elle n’avait bien entendu aucune envie
de se rendre à ce rendez-vous, de tomber dans ce piège
grossier ! Elle allait prévenir la police, le commissaire
était devant elle, à portée de vue. Avec de la chance, si le
meurtrier était aussi paniqué qu’il le paraissait au téléphone, les
flics n’auraient qu’à le cueillir comme une fleur devant le
Surcouf.
Maline se sentit légère, fière.
Elle avait gagné
!
Elle fit quelques pas vers le parking
lorsque le téléphone portable sonna à nouveau.
Elle s’arrêta, surprise.
Par réflexe, elle décrocha.
C’était lui
!
— Allo, Maline Abruzze ? C’est
encore moi…
Dans l’intonation du meurtrier, la
panique avait laissé place à un inquiétant timbre ironique.
Ne pas entrer dans le jeu, ne pas
répondre !
— Excusez-moi Mademoiselle Abruzze,
je manque à tous mes devoirs. Pour le rendez-vous au
Cuauhtémoc, j’aurais pu vous proposer de vous
emmener !
Maline ne dit toujours rien, méfiante.
Où voulait-il en venir ? Maline devait tendre l’oreille, il y
avait une sorte d’écho dans les paroles qu’elle entendait dans le
téléphone. Le tueur continua sur le même ton :
— Ne soyez pas timide, on peut
faire la route ensemble. C’est moi qui conduis ! Dites-moi où
vous souhaitez que je passe vous prendre ?
Ce type la prenait pour une
gourde !
Cet écho dans son oreille était de plus
en plus net.
— Vous ne pouvez pas refuser !
fit encore la voix du tueur.
Maline fut soudain saisie
d’effroi.
Elle n’avait pas entendu les derniers
mots prononcés par le tueur dans l’écouteur de son téléphone… mais
dans son dos !
L’instant suivant, elle sentit le canon
d’un revolver se planter dans le bas de ses reins.
— Ne bougez pas, fit la voix. Pas
un mot, pas un cri ! Vous savez comme moi que je ne bluffe
pas, que je peux tuer, que je l’ai déjà fait.
Maline le savait. Elle tremblait, prise
à son propre piège.
Son corps ne répondait plus.
Pourtant, la police était là, à cent
mètres, des centaines de flics armés !
— Si vous tirez, fit Maline d’une
voix qu’elle voulut assurée, vous ne vous en sortirez pas. Il y a
des flics partout.
— Si je vous laisse filer, fit la
voix dans son dos, je n’ai aucune chance. Marine non plus. Si je
vous tue, il nous reste une petite chance… Je crois que vous n’avez
encore rien dit à la police, alors suivez-moi, on quitte les
lieux.
Maline regardait médusée les centaines
de policiers devant elle. Si proches. Tous occupés à fêter leur
triomphe. Un petit-déjeuner improvisé s’organisait sur les berges
de la Seine, café et pain frais.
Pas un ne regardait dans sa
direction.
— Suivez-moi, insista la voix dans
son dos. Si vous faites un geste, si un flic se retourne vers nous
et comprend, vous mourrez dans la seconde ! Ne jouez pas avec
le feu, suivez-moi !
Maline lança un dernier regard désespéré
vers le parking. Elle avait repéré les silhouettes tournées vers la
Seine d’Olivier Levasseur, du commissaire Paturel, des inspecteurs.
Mais elle n’espérait qu’une chose, maintenant : qu’ils ne se
retournent pas !
Car alors, ce fou l’abattrait sur place.
Elle en avait la certitude. Ses jambes peinaient à la porter, elle
savait que si elle quittait ce lieu, ce tueur allait l’abattre
quelque part, abandonner son corps dans un coin sordide. Pourtant,
elle n’avait pas le choix.
— Je vous suis, fit Maline d’une
voix presque inaudible.
Ils marchèrent quelques mètres vers la
sortie de La Bouille. Le tueur se tenait toujours dans son dos,
braquant son arme :
— J’ai longtemps hésité à venir,
précisa l’homme. Cette histoire de trésor trouvé dans les carnets
secrets de Ramphastos ressemblait trop à un piège grossier. Mais la
curiosité a été la plus forte, il a fallu que je vienne voir de
moi-même, je n’ai pas pu attendre tranquillement chez moi le coup
de téléphone de Marine. Lorsqu’elle m’a appelé, j’étais déjà dans
la descente de La Bouille, les flics viennent de la rouvrir.
Lorsque vous m’avez appelé, j’étais en train de me garer, j’ai fait
simplement durer un peu la conversation pour vous repérer…
Maline se sentait stupide, des larmes de
dépit montaient en elle. Elle avait eu toutes les cartes en main et
s’était laissé berner stupidement.
Le tueur lui fit signe de s’arrêter. Au
bord de la route, une petite camionnette Renault Kangoo
frigorifique blanche était garée.
— Montez dans le
frigo !
Maline tenta de réagir :
— Où
m’emmenez-vous ?
Le canon du revolver s’enfonça un peu
plus dans son dos et la voix du tueur se fit plus ironique
encore :
— Je suis certain que cela va
beaucoup vous plaire, mademoiselle Abruzze. Vous serez aux
premières loges pour le départ de la parade. Un endroit où personne
ne songera à vous chercher… Par contre, j’espère que vous n’avez
pas le vertige ! Allez, montez là-dedans !