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Lord Schleim était certain qu'il n'y aurait pas de losange barré sur l'image enregistrée qui allait être projetée avant peu. Seuls des yeux et des picto-enregistreurs tolneps pouvaient enregistrer cet emblème. Il profiterait de cet instant précis pour distraire les autres.
Oui ! C'était bien un sifflement qu'il avait entendu dans le ciel. La flotte les survolerait d'ici quelques instants. Son timing avait été parfait. Bien joué ! Il avait cent fois mérité sa réputation de diplomate fourbe et roué.
Il se dirigea vers son siège et s'assura que sa malle était à portée de main. Puis il promena son regard sur les émissaires. Ils dressaient tous la tête, guettant la première image, totalement absorbés et à sa merci. Schleim repéra l'endroit exact où se trouvait le démon, un peu au-devant du premier rang, loin du projecteur. Schleim porta la main à son sceptre.
- Passe-nous ce dernier enregistrement de ta maquette ! lança-t-il.
Jonnie appuya sur les boutons. Les lumières s'éteignirent encore une fois et l'image tridimensionnelle d'Asart se matérialisa devant eux.
Elle était prise sous un angle nouveau. On voyait une partie de la face cachée en même temps qu'une partie de la face visible. Le filtre conférait à l'ensemble une teinte bleutée> mais c'était bien Asart.
Et, au milieu de l'image, s'imposant au regard, il y avait l'emblème de Tolnep, le losange barré, noir sur la surface de la lune.
Schleim en resta bouche bée. C'était vraiment Asart.
L'une des extrémités de la balafre qui barrait le losange était pointée droit sur une porte de hangar. Et voilà que, sous les yeux de l'assistance, cette porte s'ouvrait, démasquant une des nombreuses bouches béantes des cavernes aménagées par les Tolneps !
La lune avait encore diminué de volume. On aurait dit un ballon bleu en train d'être grignoté par quelque bouche invisible. Le trou sur le côté s'agrandissait de plus en plus rapidement.
Des tourbillons de gaz noir s'amoncelaient dans la partie évidée.
Et tout à coup, un vaisseau de guerre jaillit du hangar béant ! Sa vitesse devait être élevée mais sa taille colossale donnait une impression de lenteur. Trente mille tonnes de la force spatiale de Tolnep tentaient de fuir dans l'espace.
Mais il était trop tard. Le trou qui se creusait dans la lune avait déjà rattrapé le vaisseau. Et sa partie arrière venait de disparaître !
Devant les yeux fixes de tous les délégués, le vaisseau géant fut dévoré de la queue à la tête. La masse de métal fut transformée en gaz.
D'autres portes de hangars s'ouvraient.
Mais l'enregistrement arrivait à sa fin. Sur une dernière bouffée de gaz noir, l'ultime parcelle du vaisseau géant fut désintégrée et la voix de l'émissaire tolnep dit « Lord Schleim ! ».
Lord Schleim hurla. Et entra en action.
Il mit en place ses tampons auditifs et bondit. Il actionna l'extrémité de son sceptre et, le saisissant comme une mitraillette, il balaya l'espace de gauche à droite pour paralyser toute l'assistance.
- Vous êtes tous paralysés ! Tous ! glapit-il. Morts ! Vous êtes morts ! Ne bougez plus ! Vous m'entendez, maudits ?
Ça n'allait pas assez vite ! Les émissaires s'étaient levés et fuyaient. Certains trébuchèrent.
Il prit le deuxième sceptre dans sa malle et tourna rapidement l'extrémité, avant de viser les gardes.
Eux non plus ne tombaient pas assez vite.
Il prit alors les trois grenades. Il en lança une de toutes ses forces vers la porte béante de la salle des opérations. Puis une deuxième vers la cuvette. Quant à la troisième, il la projeta droit sur le démon.
Il avait agi avec une rapidité extraordinaire : les grenades n'avaient pas encore atterri qu'il tenait déjà le pistolet dissimulé dans la malle. Il ajusta le démon qui se trouvait à moins de dix mètres de distance. Il appuya avec délectation sur la détente.
Le coup ne partit pas.
Lord Dom, une créature bulbeuse originaire d'un monde en grande partie aquatique, venait de bondir sur ses pieds et accourait dans la direction de Lord Schleim.
Le Tolnep leva le pistolet, se préparant à l'abattre sur la tête de Dom. Un Tolnep pouvait écraser n'importe qui.
Jonnie lança son knobkerrie, qui traversa l'air en sifflant. Le bâton de bois dur fracassa les filtres optiques de Schleim.
Lord Browl, l'émissaire massif qui avait été assis immédiatement derrière le Tolnep, referma ses bras de trente centimètres de diamètre sur lui et le bloqua sur place en une clé douloureuse.
- Qu'on l'empêche de bouger ! cria le Fowljopan. Ne le laissez pas toucher son corps !
D'un geste du poignet, il cueillit un couteau semblable à un bec dans sa patte droite et s'avança droit sur Schleim.
Le Tolnep se débattait mais les bras énormes de Lord Browl lui interdisaient le moindre geste. L'émissaire de Fowljopan inspectait de ses petits yeux le cou du Tolnep. La peau avait l'apparence de l'acier.
- Ah ! s'exclama-t-il enfin. Voilà l'incision. Elle n'est pas tout à fait cicatrisée !
Il pointa son couteau et entailla la chair. Des gouttes de sang gris jaillirent de la fente. Le représentant de Fowljopan la pressa délicatement et une fragile capsule de verrite tomba, intacte.
- Sa capsule létale, dit-il. Il lui aurait suffi de se donner une claque sur le cou et il était mort. (Il adressa un regard réprobateur à Jonnie.) Si vous l'aviez touché à cet endroit avec votre bâton, nous n'aurions plus d'accusé !
Pour la première fois Jonnie eut le sentiment que tout n'allait pas se passer exactement comme prévu, que les choses ne tournaient pas rond.
L'émissaire de Fowljopan se tourna vers ses collègues qui s'étaient regroupés autour de lui et lança d'une voix criarde :
- Cette assemblée émet-elle le vœu de procéder à l'arrestation de cet émissaire afin qu'il soit traduit en jugement ?
Ils réfléchirent. Ils supputèrent. Ils se regardèrent. Quelqu'un évoqua la « clause 32 ».
Jonnie n'avait qu'une pensée en tête : se mêler à eux et faire que la guerre cesse instantanément. Est-ce que ces émissaires réalisaient que des gens continuaient de mourir? Quant à Lord Schleim, n'avaient-ils pas tous vu qu'il avait essayé de faire usage de ses armes contre eux. Mais Jonnie se heurtait à présent à la lourde et absurde procédure qui était le propre des cours de justice et des gouvernements. Dans le ciel, le sifflement se faisait de plus en plus fort. Ils étaient directement menacés.
- Je propose qu'il soit légalement jugé ! lança un des seigneurs.
- Qui est d'accord ? cria un autre.
Tous les représentants des états non belligérants approuvèrent : « Oui. » Les combattants dirent non.
- Je déclare donc, entonna le représentant de Fowljopan, que l'émissaire de Tolnep est prisonnier de cette assemblée et qu'il doit être traduit en jugement au titre de la clause 32 pour avoir utilisé la menace de violences physiques lors d'une conférence !
Le sifflement dans le ciel s'amplifiait. Jonnie se fraya un chemin jusqu'au Tolnep et lui brandit un sceptre devant le visage.
- C'est ça que vous cherchiez, Schleim ? C'est le vrai sceptre. Les autres n'étaient que des copies que nous avons faites. Des faux, comme toutes vos armes !
Schleim se débattait en hurlant.
- Qu'on nous apporte des chaînes ! lança l'émissaire de Fowljopan.
Jonnie se pencha un peu plus près du visage de Lord Schleim. Mais le représentant de Fowljopan était occupé à palper les dents du Tolnep afin de s'assurer qu'il n'avait pas d'autre capsule létale à croquer. Quand il eut fini, Jonnie reprit :
- Schleim ! Dites à votre commandant de se retirer ! Parlez-lui ou je vous enfonce cette radio dans la gorge !
Lord Dom tenta d'écarter Jonnie.
- C'est le prisonnier de cette assemblée ! Il ne doit communiquer avec personne avant d'être jugé. La clause 51, concernant la procédure de jugement, stipule que...
Jonnie parvint tant bien que mal à se dominer.
- Seigneur, cette assemblée est sous la menace d'un bombardement en ce moment même ! Pour votre sécurité, j'exige que Schleim...
- Vous exigez ? s'exclama le représentant de Fowljopan. Voilà des mots bien forts ! Nous devons nous plier à certaines procédures. Et je vous signifie officiellement que vous avez vous-même jeté un objet sur un émissaire. La conférence...
- Pour lui sauver la vie ! protesta Jonnie en désignant Dom. Le Tolnep lui aurait fracassé le crâne !
- Vous agissiez donc en tant que capitaine d'armes de cette conférence ? dit le Fowljopan. Je ne me souviens d'aucune nomination...
Jonnie inspira. Il réfléchissait à toute allure.
- J'ai agi en tant que mandataire de la planète hôte, responsable de la vie des délégués invités.
Il n'avait jamais entendu parler d'une telle procédure.
- Ah, dit Lord Dom, il invoque la clause 41 : responsabilité planétaire à l'égard des émissaires invités.
- Mmm, fit le Fowljopan. Donc, nous ne pouvons vous inculper. Alors, ces chaînes, elles viennent ?
Un garde chinois arrivait en courant, portant un rouleau de chaînes de treuils, suivi par deux pilotes chargés de lourds anneaux d'assemblage.
- Selon la clause 41, dit Jonnie, dans une dernière tentative désespérée, je dois exiger du prisonnier qu'il donne l'ordre à sa force d'attaque de se rendre sur l'heure.
Lord Dom regarda l'émissaire de Fowljopan qui secouait la tête.
- Tout ce que nous pouvons ordonner, selon la clause 19, c'est une suspension temporaire des hostilités dans la mesure où ce conflit menace la sécurité physique de l'assemblée.
- Bien ! dit Jonnie.
Il savait qu'il prenait un risque. Les émissaires n'étaient plus aussi bienveillants, maintenant. Mais il devait aller jusqu'au bout. Il avait des vies à sauver. Non seulement les leurs mais celles des survivants d'Edinburgh. Il avança la radio tout contre la bouche de Schleim et dit :
- Déclarez la suspension immédiate des hostilités, Schleim ! Et dites à votre commandant de retirer ses forces !
Lord Schleim leur cracha dessus.
Ils l'enchaînaient maintenant. Quelqu'un avait déniché des filtres de rechange dans ses bagages et remplaçait ceux qui avaient été cassés afin que le Tolnep pût voir à nouveau clairement. On l'avait couché sur le sol et il n'était plus qu'un rouleau de chaînes. Seule sa face était visible. Il avait retroussé les lèvres et émettait des sifflements de rage.
Jonnie était sur le point d'éclater et de lui dire que s'il ne parlait pas dans sa radio et ne donnait pas les ordres qu'il exigeait, la planète Tolnep aurait droit à un gros dragon. Mais il pensa qu'il risquait de violer une loi ou une autre et il hésita, cherchant les mots qui convenaient.
Lord Dom, accidentellement, trouva la solution avant que Jonnie puisse parler.
- Schleim, dit-il, je suis certain que votre jugement se passera bien mieux si vous retirez immédiatement vos forces.
C'était la perche que Schleim attendait.
- Dans ces conditions, dit-il, et si le commandant accepte de mettre un terme à cet acte de piraterie et de suivre mes ordres, donnez-moi la radio. Jonnie faillit presque la lui coincer entre les crocs.
- Pas de code ! Contentez-vous de dire : « Je déclare une suspension temporaire des hostilités » et « Vous avez l'ordre de vous remettre en orbite à l'écart de toute zone de combat. »
Schleim observait les visages penchés sur lui. Lorsque Jonnie appuya sur le contact dissimulé dans le sceptre, il surprit tout le monde en disant exactement ce que Jonnie lui avait demandé de dire. Mais n'y avait-il pas l'ombre d'un sourire mauvais sur ses lèvres ?
Dans l'espace, on prenait déjà des dispositions. La voix de Rogodeter Snowl leur parvint par l'intermédiaire du sceptre-radio :
- Il est de mon devoir de m'enquérir si l'émissaire de Tolnep est sous la contrainte d'une menace physique.
Ils se regardèrent. Il était évident que les règlements de la marine tolnep prévoyaient des contre-ordres aussi inattendus et inexplicables.
Schleim leva le menton par-dessus les maillons de la chaîne et dit en souriant :
- Est-ce que je peux lui parier à nouveau ?
- Dites-lui de s'exécuter immédiatement ! fit Jonnie.
Il n'avait pas l'intention de proférer une menace précise à l'encontre de la planète Tolnep dans les circonstances présentes et devant une pareille assemblée.
Une nouvelle fois, Schleim s'exécuta docilement.
Rogodeter Snowl répondit rapidement.
- Je ne puis m'exécuter que si j'ai l'assurance que la sécurité personnelle de l'émissaire de Tolnep sera garantie et si la conférence promet de le renvoyer sans sévices sur la planète Tolnep.
L'émissaire de Fowljopan déclara à Lord Dom :
- Ce qui exclut l'exécution.
- Selon la clause 42, dit Lord Browl, il peut quand même y avoir jugement. C'est une procédure tout à fait normale. Je propose que nous garantissions le rapatriement sain et sauf de l'émissaire à titre personnel. Vous êtes tous d'accord ?
La motion fut approuvée à l'unanimité.
Le Fowljopan cherchait du regard, tout autour de lui.
- Mais où est ?... Où est
Le petit homme gris fit son apparition. Il prit le sceptre des mains de Jonnie, promena les yeux sur les visages des émissaires et, lorsqu'ils hochèrent la tête, il se mit à parler dans le micro. Il donna d'abord un mot de code suivi d'un bourdonnement bizarre qui paraissait venir du revers de son costume gris. Puis il déclara :
- Capitaine Snowl, vous avez l'assurance que l'émissaire de Tolnep sera renvoyé, sans dommages physiques, sur sa planète après un délai raisonnable. Snowl répondit aussitôt:
- Merci, Votre Excellence, Veuillez, je vous prie, informer les émissaires que j'accepte une suspension temporaire des hostilités à l'instant même et que je me retire sur une orbite à l'écart de toute zone de combat. Fin de la communication.
Jonnie désigna les émissaires des autres états combattants. Car c'étaient eux qui réduisaient en cendres Edinburgh et la Russie !
- Lord Fowijopan, je suis certain que toute suspension temporaire des hostilités engage tous les belligérants.
- Ah, fit le Fowljopan. (Il réfléchit brièvement.) Nous n'avons aucune garantie que seuls des vaisseaux tolneps se trouvaient là-haut. Il serait inapproprié que les autres ne se rangent pas à cette décision.
Mais le Bolbod, le Drawkin et le Hawvin désignaient à leur tour Sir Robert, qui se tenait sur le seuil de la salle des opérations.
- Nous sommes d'accord ! lança le chef de guerre avec une expression dégoûtée devant tous ces atermoiements.
Les émissaires des états combattants se mirent en quête de moyens de liaison et une horde de communicateurs se rua dans la salle, micro au poing, manquant presque les renverser.
Dans un brouhaha de langages divers, les émissaires ordonnèrent à leurs unités de suspendre momentanément les hostilités.
Grands dieux, pensait Jonnie. Et pendant ce temps, des hommes mouraient.
Mais rien n'était joué. Nul n'avait encore dit que les combats ne reprendraient pas, et peut-être avec une plus grande violence encore.
Et qui était donc ce petit homme gris qui exerçait sur tous une telle autorité ? De quel côté était-il ? Et qu'était-il vraiment ? Qu'avait-il à gagner dans toute cette histoire ? Représentait-il une nouvelle menace ?