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Jonnie et Angus avaient un problème.
Ils étaient dans « l'enveloppe » de la console et, devant eux, il y avait le manuel technique qu'Angus avait trouvé dans le panier de recyclage de Terl. Penchés tête contre tête, ils l'exploraient en silence. Les manuels techniques psychlos étaient en général de véritables casse-tête, mais celui-ci était pis encore. Rien de plus redoutable, en effet, qu'un manuel destiné à un lecteur déjà formé et ne comportant donc aucune base ni aucun principe élémentaire.
Les plans que Jonnie avait conçus tombaient à l'eau et cela posait un dilemme tactique. Le manuel était intitulé Règles de Sécurité Destinées à l'Instruction des Opérateurs de Console Assermentés. Bien entendu, il n'y était nullement question de la position clé de l'interrupteur. Par contre, on y évoquait largement le phénomène appelé « homospatial ».
Le manuel mettait en garde contre un transfert à moins de quarante mille kilomètres de distance.
Jonnie avait eu l'espoir d'aller déposer un engin nucléaire tactique dans chacun des vaisseaux de guerre ennemis pour s'en débarrasser une fois pour toutes.
Le phénomène d'« homospatialité » leur apprit que l'espace « se considérait » comme identique selon le principe de proximité. Selon la loi des carrés, plus un autre point d'espace était lointain, plus il était « différent » du point d'origine. Et la différence totale n'existait qu'a partir d'une distance approximative de quarante mille kilomètres.
Les moteurs à téléportation des avions et des véhicules utilisaient ce phénomène tout en étant très différents du système de transfert. Un moteur obéissait au principe selon lequel homospatialité » résistait fortement à la distorsion. Plus la distance était courte, plus forte était la distorsion. Donc, le moteur fonctionnait sur la résistance de l'espace à la distorsion. Mais dans le cas d'un moteur, il ne s'agissait pas de mouvoir un objet : c'était simplement la position du bâti du moteur qu'on déplaçait. On pouvait faire fonctionner ainsi une dizaine de moteurs dans une même pièce et, en dépit du fait que les distorsions se croisaient, ils marchaient sans problème.
Mais pour déplacer un objet proprement, sans risque de destruction ou de dommage du dispositif de transfert, il était nécessaire que deux espaces coïncident, ce qui était impossible tant que l'espace «se considérait homospatial ». Autrement, c'était le désastre.
Tout cela était plutôt abscons et Jonnie n'était pas vraiment en forme. A chaque fois qu'il se penchait, il éprouvait un étourdissement. Le docteur Allen revint et insista pour qu'il absorbe encore un peu de sulfa.
- Nous ne pourrons pas nous servir de ça pour bombarder les vaisseaux, remarqua Jonnie. Et même si nous arrivons à bombarder leurs bases planétaires, la force d'attaque ne s'en apercevra pas avant des mois. Ils se déplacent avec des moteurs à réaction et ils sont à des mois de voyage de leurs planètes. (Il soupira.) Ce dispositif ne peut pas nous servir à contre-attaquer !
En tout cas il marchait. Ils le savaient car ils venaient d'en avoir la preuve. Ils avaient prélevé une caméra montée sur gyroscope dans un drone. C'était l'appareil avec lequel le drone pouvait tout observer et l'objectif se déplaçait selon tous les angles possibles. Il suffisait de le régler et de le coupler avec un picto-enregistreur.
Le dispositif de transfert pouvait « lancer » un objet quelque part et le ramener, ou bien « le lancer » et le laisser là-bas. Soit on envoyait « cet espace-ci » là-bas et on le ramenait afin de récupérer l'objet. Soit on envoyait « cet espace-ci » aux coordonnées de « cet espace-là », et « cet espace-là » le conservait alors, et on ramenait « cet espace-ci » vide. En fait, rien ne se déplaçait dans l'espace. Mais on s'arrangeait pour que « cet espace-ci » et « cet espace-là » coïncident.
Ils avaient donc placé un picto-enregistreur dans la caméra gyroscopique et l'avaient lancé à la surface de la Lune, ce qui était facile puisque la Lune était dans leur ligne de vision. Ils avaient ainsi obtenu de très belles photos de cratères baignés de lumière.
Puis ils avaient effectué un transfert jusqu'à Mars, dont ils avaient les coordonnées et la trajectoire, et ils avaient reçu l'image d'une immense vallée dont on pouvait penser qu'elle était parcourue par un fleuve.
Oui, le dispositif marchait. Ils n'avaient plus aucun doute à ce sujet. Mais leur but n'était pas de collectionner des photos des autres planètes, aussi belles fus-sent-elles. Ils entendaient sans cesse les commentaires des hommes, dans la salle des opérations, et ils savaient que, de toutes parts, leurs amis étaient harcelés sans pitié. Il fallait absolument qu'ils trouvent quelque chose qui leur permettrait d'utiliser le dispositif de transfert à leur avantage et de neutraliser les visiteurs.
Mais les étourdissements que Jonnie éprouvait régulièrement l'empêchaient de penser clairement.
On pouvait évidemment menacer les envahisseurs en leur disant que leurs planètes-bases seraient détruites, mais il était probable qu'ils réagiraient en lançant une autre attaque.
Tout à coup, le bourdonneur de l'intercom résonna. Ils entendirent la voix de Stormalong :
- Vous feriez mieux de cesser les tirs. On a détecté un vaisseau inconnu à six cents kilomètres au nord. Restez à l'écoute. Je vous tiendrai au courant.
A l'autre bout de la ligne, Stormalong ôta son doigt de la touche de l'intercom et repassa l'enregistrement en l'agrandissant pour essayer d'avoir une image plus nette.
Son communicateur, une jeune fille bouddhiste, lui tapota l'épaule.
- Sir, dit-elle en psychlo, j'ai un message sur la fréquence de bataille et je n'arrive pas à le comprendre. C'est un langage monocorde, mais je crois que je vous ai entendus le parler, vous et Sir Robert. J'ai l'enregistrement.
Stormalong ne lui accorda pas trop d'attention. Il était occupé à retirer le cliché de l'agrandisseur.
- Passez-le, dit-il simplement.
- «... Mon vaisseau ne dispose d'aucun armement. Vous pouvez braquer vos armes sur lui ou sur moi... »
Stormalong tiqua. De l'anglais ? Un drôle d'anglais mécanique.
Il avait son cliché. Il l'examina, empoigna brusquement l'enregistreur et se précipita en direction de la console.
Jonnie et Angus, alarmés, levèrent la tête.
- Non, non, fit Stormalong. Je crois que tout va bien. Regardez plutôt ! D'un geste vif, il posa le cliché devant eux. Le vaisseau avait la forme d'une boule entourée d'un anneau.
- Vous vous souvenez de ce vaisseau qui n'était pas là et avec lequel je suis entré en collision ? Et de cette vieille dame sur la côte d'Écosse ? C'est le même vaisseau! (Il les dévisagea tour à tour, l'air interrogatif.) Est-ce que je le laisse passer ?
- Ça pourrait être une ruse, dit Angus.
- Existe-t-il un moyen d'en être certain ? demanda Jonnie. Je veux dire : est-ce que ça ne serait pas un autre vaisseau ?
La jeune bouddhiste avait suivi Stormalong avec un micro. Il s'en saisit et lança :
- Allô ! Allô, là-haut ! Vous m'entendez ?
- Oui.
C'était la même voix monocorde, métallique.
- La vieille femme vous a servi quoi ? demanda Stormalong.
- Du thé aux herbes.
Stormalong sourit.
- Posez-vous sur le terrain situé au nord. Des canons seront braqués sur vous. Quittez seul votre vaisseau et venez sans arme. Des sentinelles vous attendront.
La même voix métallique répondit :
- Très bien. J'accepte votre sauf-conduit.
Stormalong transmit ensuite des ordres aux gardes de l'extérieur et aux artilleurs. Puis il fit entendre à Jonnie la totalité du message.
- Mais qui est ce type ? demanda Angus, exprimant leur interrogation commune.