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La salle du sous-sol, dans la mine du Lac Victoria, était glacée. Angus avait disposé le long des murs des bobines de refroidissement prélevées sur des moteurs d'engins lourds et l'humidité de l'air s'y condensait avant de couler en flaques sombres sur le sol.
La machine d'analyse de minéraux et de métaux bourdonnait doucement. Son écran projetait une sinistre lueur verte aux alentours. Cinq visages à l'expression tendue étaient tournés vers lui, ceux du docteur MacKendrick, d'Angus, de Sir Robert, de Dunneldeen et de Jonnie.
La tête énorme et affreuse d'un Psychlo, large de plus de cinquante centimètres, reposait sur le plateau de la machine. Elle était essentiellement constituée d'os et ressemblait beaucoup à une tête humaine, avec laquelle on aurait pu la confondre sous une faible clarté. Mais là où un humain avait des cheveux, des sourcils, un nez, des lèvres et des oreilles, un Psychlo possédait des os dont la forme reproduisait plus ou moins les traits humains. Et l'espacement et la distribution étaient tout à fait similaires. Le résultat évoquait une caricature de tête humaine car, tant qu'on ne les avait pas touchés, ces os faisaient immanquablement penser à des sourcils ou à des lèvres. Mais, sous les doigts, ils étaient durs, rigides.
La machine d'analyse n'avait pas pénétré à l'intérieur du crâne. Non seulement la face était constituée d'os mais aussi toute la moitié supérieure du crâne. Ainsi que le pasteur l'avait découvert lors de ses autopsies inexpertes, le cerveau était situé à l'arrière et très bas. S'il n'avait rien découvert dans aucun cerveau, c'était parce qu'il ne les avait pas ouverts.
- De l'os ! fit Angus. Presque aussi dur à pénétrer que du métal ! Jonnie avait pu vérifier cela par les effets négligeables qu'avait eu son coup de bâton-à-tuer sur la nuque de Terl, à la morgue, naguère.
Angus entreprit de rectifier l'intensité de pénétration. Les caractères psychlos sur la machine représentaient les différents métaux et minerais. Il augmenta l'intensité de cinq degrés.
- Attends ! lança MacKendrick. Reviens en arrière d'un degré ! Je crois que j'ai vu quelque chose !
Angus réduisit l'intensité de pénétration de un, puis de deux degrés. La machine était maintenant réglée sur « Calcaire ».
Il y avait une légère différence de densité sur l'écran, une forme minuscule. Angus tourna le bouton « Profondeur du faisceau » et fit le point. Les os internes du crâne, ainsi que les fissures, devinrent nets sur l'écran. Dix yeux attentifs regardaient intensément.
Angus tourna un autre bouton, ce qui déclencha un deuxième faisceau qui explora l'objet selon différents angles.
- Attends ! fit MacKendrick, à nouveau. Amène le faisceau à environ cinq centimètres derrière la cavité buccale. Là ! Refais le point... Ça y est !
Il y avait quelque chose. C'était très net. Quelque chose de noir et de dur qui ne laissait pas pénétrer les ondes à ce degré d'intensité. Angus tendit la main vers l'enregistreur de la machine et les images s'enregistrèrent sur le ruban de papier.
- Ils ont vraiment quelque chose dans le crâne ! fit Robert le Renard.
- Pas si vite ! dit MacKendrick. Pas de conclusions hâtives. Ça pourrait aussi bien être un fragment de métal, le vestige d'une ancienne blessure causée par une explosion minière.
- Nan, nan, nan ! insista Robert. C'est trop évident !
Jonnie prit les feuilles d'enregistrement. Le tracé de l'analyse métallurgique était porté sur le côté. Il avait laissé dehors le livre traitant des codes d'analyse des métaux que les Psychlos utilisaient pour étudier les informations transmises par les drones d'exploration. Il faisait de plus en plus froid et humide dans la salle et l'air était malodorant. Ce travail était vraiment désagréable, pour aussi vital qu'il fût. Il profita de l'occasion pour sortir et aller consulter le livre.
Page après page, il compara le tracé qu'ils avaient obtenu avec les différentes illustrations. Cela prit du temps. Il n'était nullement un expert en la matière. Il n'arrivait pas à trouver. Puis il eut une idée et il se mit à établir des comparaisons par rapport à deux tracés du livre.
Les ingénieurs psychlos qui se livraient à ce genre d'analyse auraient sans doute pu lui dire ce qu'il cherchait sans avoir recours au livre. Jonnie maudissait en cet instant l'accès de fureur des Russes qui, croyant venger leur colonel, avaient massacré les Psychlos. Les quatre survivants, sous bonne garde dans le dortoir, étaient dans un état lamentable. Deux d'entre eux étaient des mineurs ordinaires, l'un avait sans doute été un cadre à en juger par ses vêtements et ses papiers, et le dernier était ingénieur. MacKendrick doutait qu'ils s'en sortent. Il avait extrait les balles et avait recousu leurs plaies, mais ils étaient encore inconscients, du moins à ce qu'il semblait. Enchaînés sur leurs lits, dans la chambre où l'on avait fait venir le gaz respiratoire, ils respiraient à peine. Jamais Jonnie n'avait vu le moindre manuel de secourisme à l'usage des Psychlos et il doutait qu'il en existât un. La Compagnie exigeait le rapatriement de tous les corps mais ne se préoccupait nullement qu'on les maintienne en vie -fait qui confirmait que la seule raison du rapatriement des cadavres psychlos était de les soustraire à un examen par des yeux étrangers. Ce n'était pas par sentiment. Dans les camps miniers, il n'y avait jamais eu d'hôpital, alors que les accidents étaient particulièrement fréquents.
Tiens ! L'un des tracés du livre correspondait presque : du cuivre ! Maintenant, s'il pouvait trouver à quoi correspondait l'autre partie de son tracé... Ah, voilà ! De l'étain ! Il superposa les deux. Ils semblaient se juxtaposer encore mieux. Cuivre et étain ? Pas tout à fait. Une minuscule partie de son tracé ne correspondait pas. Il chercha. Et il trouva : le plomb !
Du cuivre en grande proportion, de l'étain, et un peu de plomb ! Jonnie superposa les courbes de son tracé et de celui du livre. A présent, elles correspondaient.
Un autre livre de codes, particulièrement épais, avait pour titre Analyse des minerais composites relevés par les drones. Il l'avait mis de côté parce que plus de dix mille articles y étaient référencés. Mais, à présent qu'il avait effectué l'analyse, ii serait plus facile de le consulter. Il ouvrit les pages à « Dépôts de cuivre » avant de passer au sous-chapitre « Dépôts d'étain », puis de glisser à « Dépôts de plomb». Il trouva son tracé. S'il calculait « pour onze » (car les Psychlos se servaient du nombre entier onze), cela représentait cinq unités de cuivre, quatre d'étain et deux de plomb.
Il alla plus loin, consulta un livre-d'homme et trouva que cette combinaison- correspondait au « bronze ». Apparemment, il s'agissait d'un alliage qui durait des siècles. Il était même question d'un « Age de Bronze » qui avait produit des
Outils en bronze. Très, bien. Mais il semblait bizarre qu'une race aussi avancée technologiquement que les Psychlos ait pu utiliser du bronze à l'intérieur d'un crâne. En fait, c'était plutôt amusant.
Il regagna la salle avec ce qu'il avait découvert et vit que MacKendrick, à l'aide d'un marteau et d'un instrument pareil à un burin, avait réussi à ouvrir la tête du Psychlo. Jonnie se félicita de n'avoir pas été là pour assister au spectacle
- Nous avons exploré tout le reste du crâne à l'aide de la machine, lui dit Angus. C'est le seul objet étranger que nous ayons pu détecter.
- J'ai regardé dans ses poches, ajouta Robert le Renard. C'était un mineur de la classe inférieure. Ses papiers d'identité nous ont appris qu'il s'appelait Cla, qu'il avait quarante et un ans de service et trois femmes sur Psychlo.
- La Compagnie lui versait des allocations ? demanda Dunneldeen.
- Non, fit Robert le Renard, en lui montrant les papiers froissés. Il est indiqué ici que la Compagnie lui règle également les salaires que ses femmes ont gagnés dans une « maison » de la Compagnie, quoi que ça puisse être.
- Les maris psychlos font de l'élevage, plaisanta Dunneldeen. Un bon point pour leur moralité.
- Ce n'est pas le moment de rire, fit Jonnie. L'objet qui est dans sa tête est fait d'un alliage appelé « bronze ». Il n'est pas magnétique, malheureusement. Il va falloir le sortir manuellement. Impossible de l'extraire avec un aimant.
Le docteur MacKendrick avait maintenant mis le cerveau à nu. Avec l'adresse d'un chirurgien, il écartait des choses qui ressemblaient à des cordes.
L'objet était là !
C'était comme deux demi-cercles mis dos à dos, chacun fixé à une corde séparée.
- Je crois que ce sont des nerfs, dit MacKendrick. Nous le saurons bientôt. Délicatement, il détacha les objets des cordes. Il essuya le sang vert et les posa sur la table.
- Ne touchez rien, les prévint-il. Il y a des autopsies qui peuvent être mortelles.
Jonnie examina la chose. Elle était d'un jaune terne. Elle ne mesurait pas plus d'un centimètre dans sa plus grande largeur.
Angus la prit à l'aide d'une pince pour la placer sur le plateau de l'analyseur.
- Ce n'est pas creux, déclara-t-il. C'est un morceau de métal solide.
MacKendrick avait une petite boîte munie de circuits, de cosses et d'une petite cartouche de carburant destinée à produire de l'électricité. Avant d'établir les connexions avec ses mains gantées, il porta son attention sur la nature de ces cordes qu'ils avaient trouvées à l'intérieur de la tète. C'était bien un cerveau, mais il n'avait pas grand-chose à voir avec un cerveau humain.
Il découpa l'extrémité d'une des cordes ainsi qu'une fine lamelle de peau sur la patte du cadavre et alla jusqu'à un vieux microscope qu'ils avaient bricolé. Il plaça un échantillon sur une lame et glissa le tout sous le tube de visée.
Aussitôt, il émit un sifflement de surprise.
- Les Psychlos ne sont pas constitués de cellules. J'ignore quel peut être leur métabolisme, mais, en tout cas, je ne distingue pas de structure cellulaire... Viral ! Oui. C'est viral ! (Il se tourna vers Jonnie.) Tu vois : malgré leur taille, il semble qu'ils soient faits d'un amas de virus ! (Il surprit le regard oblique de Jonnie et ajouta :) C'est d'un intérêt purement académique. Mais cela veut dire, pourtant, que leurs corps sont plus compacts et sans doute bien plus denses que le nôtre. Bon, ça ne t'intéresse probablement pas. Eh bien, mettons-nous au travail sur ces cordes...
Il fixa une cosse à l'extrémité d'une corde cervicale et l'autre à la terre et mesura sur un cadran l'indice de résistance de la corde au passage du flux électrique. Cela fait, il fit passer le courant dans la corde.
Tous sentirent leurs cheveux se dresser sur leur tête.
Le cadavre psychlo avait bougé le pied gauche.
- Bien, fit MacKendrick. Des nerfs. L'état de rigidité cadavérique n'existe pas chez eux et les membres restent flexibles. Je viens de découvrir le nerf qui commande la marche.
Il fixa une petite étiquette sur le nerf. Il avait également mis une touche de teinture à l'extrémité de chacun des deux nerfs qui avaient été rattachés à l'objet de bronze. Mais, pour l'instant, il s'en désintéressait.
Sous les yeux horrifiés des autres, il poursuivit sa besogne, identifiant tour à tour chaque nerf; fixant des étiquettes, tandis que le cadavre du Psychlo bougeait les griffes, serrait les mâchoires, agitait une oreille, tirait la langue, obéissant aux impulsions électriques.
MacKendrick prit conscience de leur réaction.
- Ça n'est vraiment pas nouveau. Ces impulsions électriques reproduisent à peu près les ordres émis par le cerveau. Des scientifiques humains ont fait cette expérience il y a environ treize cents ans. Ils crurent avoir découvert le secret de toute pensée et ils en firent un culte appelé « psychologie ». Depuis longtemps oublié. Ce n'était pas le secret de la pensée qu'ils avaient découvert, mais seulement celui des mécanismes du corps. Ils avaient commencé avec des grenouilles... Je ne fais que dresser le relevé des circuits de communication du corps, c'est tout.
Mais tout cela était tellement bizarre. Tout au fond de chacun, des superstitions s'éveillaient devant le spectacle de ce corps qui se remettait en mouvement, respirait, et dont le cœur eut même quelques battements.
Les gants de MacKendrick étaient gluants de sang vert, mais il poursuivait son travail avec une habileté due à une longue pratique professionnelle. Jusqu'au moment où plus de cinquante étiquettes furent fixées aux cordes nerveuses.
- Et maintenant, la réponse ! dit-il soudain.
Et il envoya une impulsion électrique dans les deux nerfs qui avaient été rattachés à l'objet de bronze.
La besogne n'était pas facile. La pièce était froide et le cadavre du Psychlo dégageait une odeur fétide encore moins supportable qu'à l'état de vie. MacKendrick se redressa enfin, visiblement fatigué.
- Je suis désolé, ruais je ne pense pas que ce morceau de métal puisse inciter l'un de ces monstres à se suicider. En revanche, je peux deviner presque avec certitude à quoi il sert.
Il montra les étiquettes.
- Pour autant que je sache, le goût et les impulsions sexuelles circuleraient à partir de celui-là. L'émotion et l'action dépendent de celui-ci. Cette chose de métal a été mise en place alors qu'il était encore un nourrisson. Remarquez ces vieilles cicatrices à peine visibles sur ce côté du crâne. A cet âge, les os doivent être encore tendres et la guérison aura été rapide.
- Et quel rôle joue ce morceau de métal ? demanda Angus.
- A mon sens, il doit mettre en court-circuit le plaisir et l'action. Ils font peut-être ça pour qu'un Psychlo n'éprouve du bonheur que lorsqu'il travaille. Mais... je ne puis en être certain. Il faudrait que je dissèque d'autres nerfs... En fait, je crois que cet objet a pour effet de donner du plaisir aux Psychlos quand ils commettent un acte cruel.
Et soudain, Jonnie se souvint d'une expression de Terl. Il l'avait entendu murmurer, alors qu'il faisait quelque chose de cruel : « Délicieux ! »
- Dans cette tentative pour les rendre plus travailleurs, reprit MacKendrick, je pense que leurs anciens spécialistes des métaux sont allés un peu loin et qu'ils ont créé une race de véritables monstres.
Tous furent d'accord avec lui.
- Mais ça ne les obligerait pas à se suicider pour protéger des secrets technologiques ! s'écria Robert le Renard. Nous avons un autre cadavre. Selon ses papiers, il était codirecteur de la mine et était payé deux fois plus que celui que vous avez autopsié. Installez-le sur la table, mon vieux.
MacKendrick prit une autre table. Il voulait faire un enregistrement de l'opération qu'il venait de terminer.
Ils posèrent la tête colossale du deuxième cadavre sur la machine. Cette fois-ci, ils n'eurent pas à chercher les réglages. Et ils plongèrent leur regard dans les profondeurs du cerveau mort de ce Psychlo qui s'était appelé Blo.
Et Jonnie, que cette besogne avait déprimé et écœuré, retrouva brusquement le sourire.
Car il y avait deux morceaux de métal dans cette nouvelle tête !
Le ruban d'enregistrement se dévida en cliquetant de la machine, et Jonnie le prit et sortit aussitôt pour se plonger une nouvelle fois dans le livre des codes et d'analyse.
Et il trouva très vite. C'était clair et net : de l'argent !
Quand il fut de retour, MacKendrick, qui avait maintenant de la pratique, avait déjà mis le cerveau à nu. Il mit de nouveau des points de teinture sur l'extrémité de chaque nerf avant de retirer l'objet d'argent.
Il mesurait environ un centimètre et demi de long. Il n'y avait pas d'oxygène dans le sang psychlo et le métal était resté parfaitement brillant. La forme était cylindrique et les protubérances, aux deux extrémités, étaient isolées de l'argent.
Angus posa l'objet sur la machine et découvrit aussitôt qu'il était creux. Jonnie l'aida à ajuster plus finement les réglages. A l'intérieur du cylindre, il y avait une espèce de filament.
Ils soupçonnaient maintenant qu'ils trouveraient la même chose dans les corps des autres cadres et, lorsque MacKendrick eut stérilisé le cylindre, Jonnie le coupa en deux très délicatement.
L'intérieur ressemblait à un composant, de ceux qu'on trouve dans un boîtier de télécommande, mais ce n'était pas une radio.
- Je n'ai pas identifié ces nerfs, dit MacKendrick, parce que je suis incapable de dire, pour le moment, à quoi ils correspondent. Mais je vais travailler là-dessus.
- Est-ce que ça pourrait être un vibrateur accordé sur la longueur d'onde de la pensée ? suggéra Jonnie.
- Un appareil à mesurer les différences ? dit Angus. Comme par exemple les différences d'ondes mentales d'une autre race ?
Jonnie était décidé à les laisser résoudre ce mystère, mais il avait la certitude quasi absolue que la chose devait, dans certaines circonstances, émettre une impulsion. Et que cette impulsion pouvait inciter un Psychlo à attaquer et à se suicider.
- Il y a un problème, dit MacKendrick. Cet objet a été implanté après la naissance. Sortir ça de la tête d'un Psychlo adulte et vivant, à travers tous ces os, représente un travail dont je ne garantis pas le succès. (Quand il lut la déception sur leurs visages, il ajouta :) Mais j'essaierai, j'essaierai...
Pourtant, au fond de lui, il ne pensait pas que ce fût possible. Il n'avait que quatre Psychlos vivants - et il semblait bien qu'ils agonisaient.