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Sir Robert n'était pas depuis plus de trois minutes dans la salle de conférence qu'il prit conscience qu'il livrait ici le plus dur combat de son existence.
Et il ne se sentait vraiment pas en forme. Il avait à peine dormi depuis son retour et il s'apercevait maintenant que ça avait été une grosse erreur. Tout « Renard » qu'il était, en cet instant, il se sentait l'esprit émoussé. Mais il avait gagné son surnom dans des combats physiques et non dans des salles de conférence. S'il s'était agi de stratégie et de mouvements de troupe, il s'en serait probablement tiré. Il aurait tendu une embuscade à ce Tolnep, il l'aurait criblé de flèches et taillé en pièces avec sa lochaber.
Le Tolnep, pour l'heure, était calme, élégant, dangereux, et il acculait déjà Sir Robert à la défaite.
Le moral du vieux chef de guerre était plutôt bas. La moitié de la couverture aérienne d'Edinburgh avait été balayée par une charge désespérée des marines tolneps. La Russie ne répondait plus. Et son épouse avait été portée disparue à la suite d'un effondrement des tunnels d'accès aux bunkers. Il avait absolument besoin d'un cessez-le-feu!
Et ce Tolnep qui faisait des manières, prenait des poses, jouait avec son sceptre et flattait les émissaires, comme s'il disposait de tout le temps du monde !
Il s'appelait Lord Schleim. Il passait d'un rire aigu à des sifflements acides et insidieux. Il se révélait un maître dans l'art du débat, maniant le langage comme un bretteur son épée.
- Ainsi, très estimés collègues, disait-il présentement, je n'ai pas la moindre idée des raisons qui ont présidé à la convocation de cette assemblée. Vous êtes les représentants des plus puissants seigneurs de l'Univers et il est inadmissible que votre précieux temps, votre confort physique ainsi que la dignité de vos augustes personnes aient été en butte aux insultes d'une bande de barbares vaniteux mêlés à un minable conflit local. Car cela n'est qu'une affaire mineure, une prise de bec sans importance. Il ne saurait être question de traités et il était évident dès le départ que votre présence était inutile au milieu de cette lamentable horde de hors-la-loi et de rebelles qui prétendent représenter un gouvernement. Je propose par conséquent que nous annulions purement et simplement cette réunion et que nous laissions les commandants militaires régler la question.
L'auguste assemblée, qui semblait s'ennuyer ferme, fut parcourue de divers mouvements. Auguste était bien le terme approprié. Des diamants brillaient sur les masques respiratoires de certains dignitaires. Le tissu scintillant de leurs habits ondulait au moindre geste. Quelques-uns arboraient même une couronne, symbole du pouvoir souverain qu'ils étaient venus représenter. Il y avait là vingt-neuf arbitres de la destinée de seize univers différents, et ils avaient parfaitement conscience de l'importance de leur pouvoir. Ils savaient que si telle était leur volonté, ils pouvaient envoyer cette petite planète sans importance dans l'oubli éternel d'un simple geste de la main, d'un seul claquement de doigt. Ils n'accordaient pas grand intérêt à Lord Schleim. Ils chuchotaient et gloussaient entre eux, sans doute à propos de tel ou tel scandale mondain dont ils avaient eu connaissance depuis la dernière fois qu'ils s'étaient rencontrés. Tels quels, ils étaient la preuve physique de ce qui advenait lorsque des lignes génétiques différentes, issues de racines différentes, accédaient à l'intelligence.
Le petit homme gris se tenait à l'écart. Un autre personnage, qui lui ressemblait tout à fait mais dont le costume gris était de meilleure qualité, était arrivé. Tous deux observaient silencieusement Sir Robert. Visiblement, ils ne comptaient pas intervenir et encore moins l'aider.
Sir Robert avait horreur des courtisans. Ils étaient lâches, corrompus, dangereux. Mais il se dit qu'il valait mieux ne pas afficher son mépris.
- Venons-en au but de cette réunion, dit-il.
Les émissaires s'agitèrent en marmonnant. Oui, il fallait accomplir les formalités requises. Ils étaient là pour quelque chose, après tout. Oui, qu'on en finisse... « Je dois donner une soirée d'anniversaire pour mon lézard » (saillie qui fut saluée par des rires).
Ils avaient tous présenté leurs lettres de créance, qui avaient été dûment acceptées. Tous, sauf Sir Robert.
Lord Schleim s'était assis de côté, au premier rang, de façon à pouvoir présider les débats.
- Nous n'avons pas examiné la lettre de créance de ce... euh... soldat qui a convoqué cette assemblée, dit-il. Je propose qu'il soit destitué en tant que principal orateur et que je prenne son poste.
Sir Robert leur présenta le disque. On le passa. C'était du gaélique, un langage qu'ils ignoraient. Il aurait pu être jugé inapte à conduire les débats s'il n'avait adressé un regard suppliant au petit homme gris et si l'un des membres impartiaux de l'assemblée n'avait demandé au même petit homme gris s'il avait, lui, accepté cette lettre de créance. Le petit homme gris acquiesça. En bâillant, l'assemblée accepta donc le disque.
Sir Robert n'était pas passé loin de la catastrophe car, juste avant d'entrer, il avait entendu dire que le chef du clan Fearghus avait été blessé en repoussant une attaque dirigée contre son artillerie, et il ignorait si Edinburgh aurait pu confirmer la validité de sa lettre de créance.
- Je crains, reprit Lord Schleim, de devoir soulever un autre point critique. Comment pouvons-nous être sûrs que cette planète vaniteuse pourra supporter les frais, même minimes, d'une telle conférence ? II est certain que vos seigneuries n'entendent pas supporter elles-mêmes de pareils frais, ni repartir sans rétribution. On vous a garanti les dépenses diplomatiques, certes, mais nous n'avons aucun moyen d'être certains que ces gens seront en mesure de les assumer. Un bout de papier reconnaissant une dette ne suffit pas à garnir les poches.
Les émissaires crurent bon de rire à cette lamentable plaisanterie.
- Nous pouvons payer, s'emporta Sir Robert.
- En faisant la vaisselle ? demanda Lord Schleim.
Les émissaires rirent plus fort.
- Avec des crédits galactiques ! lança Sir Robert d'un ton sec.
- Pris, sans aucun doute, à nos équipages, commenta Lord Schleim. Bon, aucune importance. Vos augustes seigneuries ont parfaitement le droit de demander la poursuite de cette conférence, Mais, pour ma part, je considère qu'il n'est pas digne de représentants de pouvoirs aussi puissants et souverains de déterminer les conditions de reddition et de capitulation de quelques sauvages qui...
- Assez ! gronda Sir Robert. (Il n'en pouvait plus.) Nous ne sommes pas ici pour discuter de notre reddition ! Et il y a ici d'autres planètes que la vôtre qui ne se sont pas encore exprimées !
- Ah, fit Lord Schleim en faisant tourner son sceptre avec désinvolture. Mais ma planète possède le plus grand nombre de vaisseaux. Deux contre un pour les autres planètes. Et il se trouve que l'officier commandant cette force combinée est tolnep. Le quart-amiral Snowieter...
- ... est mort ! rugit Sir Robert. Son vaisseau-amiral, le Capture, est là-bas, au fond du lac. Votre amiral et tout son équipage ont péri.
- Vraiment ? fit Lord Schleim. Cela m'était sorti de l'esprit. Ce genre d'accident arrive parfois. Dans le meilleur des cas, le voyage spatial reste une aventure périlleuse. Il se sera sans doute trouvé à court de carburant. Mais cela ne modifie en rien ce que je viens de dire. C'est le commandant Rogodeter Snowl qui est l'officier principal, désormais. Il vient d'être promu. Donc, le commandant de cette force est tolnep, de même que la majorité des vaisseaux, ce qui me laisse en position de négociateur principal pour réclamer la capitulation de votre planète et de votre peuple qui nous ont attaqués sans motif.
- Mais nous ne sommes pas en train de perdre ! gronda Sir Robert.
Lord Schleim eut un haussement d'épaules. Il promena un regard négligent sur l'assemblée, comme s'il demandait à tous d'avoir quelque indulgence pour ce barbare. Puis il poursuivit d'un ton traînant
- L'assemblée m'autorisera-t-elle à confirmer certains points ?
Oui, bien entendu, murmurèrent-ils. Cette requête était raisonnable.
Lord Schleim pencha la tête sur la petite boule qui surmontait son sceptre et Sir Robert eut un choc en réalisant qu'il s'agissait d'une radio camouflée et que le Tolnep avait été constamment en communication avec ses troupes.
- Ah! (Il redressa la tête et son sourire révéla ses crocs. Il fixa ses yeux protégés par des verres sur Sir Robert.) Dix-huit de vos principales cités sont en flammes !
C'était donc pour ça qu'ils brûlaient les villes abandonnées. Pour donner l'illusion d'une victoire. Pour se mettre en position de négocier.
Sir Robert s'apprêta à répondre qu'ils s'agissait de ruines qui avaient été abandonnées depuis dix siècles, mais Lord Schleim ne lui en laissa pas le temps.
- Cette auguste assemblée a besoin de preuves ! Veuillez traduire ce relevé ! Il ôta un fil de la base de sa radio : un relevé du même type que ceux qu'ils recevaient des drones.
- Certainement pas ! dit Sir Robert.
L'assemblée parut quelque peu choquée. Il vint à l'esprit des émissaires que, peut-être, après tout, cette planète était en train de perdre la bataille.
- La suppression de pièces à conviction, ricana Lord Schleim, est un crime que le présent corps peut sanctionner par une amende. Je vous suggère de changer d'attitude. Bien sûr, si vous ne disposez pas de l'équipement moderne requis...
Sans un mot, Sir Robert prit le relevé et l'envoya au tirage. Après un instant, ils eurent une liasse de clichés.
Les vues aériennes, en couleurs, étaient particulièrement spectaculaires. Elles montraient vingt-cinq cités ravagées par des incendies. Les flammes s'élevaient jusqu'à des centaines de mètres de haut. Il suffisait de passer un doigt sur le bord droit de chaque cliché pour entendre le son : le grondement des flammes, les craquements des immeubles qui s'écroulaient dans le hurlement des vents qui se levaient de la fournaise. Chaque vue avait été prise d'une hauteur précise afin de produire un effet dévastateur.
Lord Schleim distribua les clichés à la ronde. Des mains et des pattes couvertes de bijoux, ainsi que des palpeurs curieux réveillèrent à chaque fois le bruit des brasiers.
- Nous proposons des termes très généreux, dit Lord Schleim. Je suis certain, d'ailleurs, que je recevrai une réprimande de la Maison du Pillage pour agir de façon aussi magnanime. Mais j'obéis à des sentiments de pitié et ce que je vais déclarer engage mon gouvernement. Les termes sont les suivants: L'ensemble de votre population sera vendue comme esclaves, afin d'honorer les indemnités dues par la Terre pour avoir déclenché cette guerre injustifiée. Je peux même garantir que ladite population sera bien traitée - le taux de survie au cours d'un transport est en moyenne de cinquante pour cent. Les autres belligérants - les Hawvins, Jambitchows, Bolbods, Drawkins et Kayrnes - se partageront le restant de la planète afin de se dédommager des frais engagés pour défendre leurs vaisseaux en mission pacifique contre cette attaque illicite. Votre roi pourra être exilé sur Tolnep où il sera même accueilli dans une oubliette très spacieuse. Ce sont là des termes particulièrement équitables. Trop généreux, certes, mais j'obéis à un sentiment de compassion.
Les autres émissaires haussèrent les épaules. Il leur apparaissait maintenant comme évident qu'on ne les avait convoqués que pour être témoins d'une banale reddition à l'issue d'une guerre minable.
Sir Robert réfléchissait à toute allure, essayant de trouver un moyen de se sortir de ce piège. Il lui semblait avoir entendu le bourdonnement des câbles de téléportation deux ou trois fois depuis le début de cette conférence. Mais il n'en était pas certain. Il ne pouvait compter sur le moindre appui en ce moment. Il était épuisé. Son roi était blessé et sa femme était peut-être morte à l'heure qu'il était. Il n'avait qu'une seule pensée/ sauter sur cette affreuse créature et affronter ces crocs empoisonnés. Mais il savait très bien qu'un tel acte, commis devant les émissaires, signifierait la ruine de leurs dernières chances.
Percevant son indécision, Lord Schleim ajouta avec un sifflement perçant :
- Vous autres, petits Terrestres, savez fort bien que ces puissants seigneurs peuvent se mettre d'accord pour vous obliger à capituler{ Et je pense que les autres combattants de la force de police combinée approuvent mes termes!
Les représentants des Hawvins, des Jambitchows, des Bolbods, des Drawkins et des Kayrnes approuvèrent tous de concert et déclarèrent, l'un après l'autre, qu'ils étaient parfaitement d'accord avec ces termes très généreux. Les autres membres de l'assemblée se contentèrent de les observer. C'était juste un conflit local. Mais si cela pouvait leur éviter de perdre tout ce temps, ils soutiendraient bien volontiers les Tolneps.
- Moi, déclara Sir Robert, je suis venu pour discuter de votre reddition. Mais. avant que nous nous engagions plus loin dans ce débat, je dois faire appel à un collègue pleinement autorisé et mieux qualifié que moi.
Il fit un geste en direction de la caméra-bouton dissimulée et se rassit. Il était las.
La lenteur de toutes ces délibérations avait grignoté ses dernières forces. Est-ce que ces perroquets enturbannés réalisaient que, pendant qu'ils jacassaient, des braves mouraient sur le champ de bataille ? Mais les situations urgentes ne semblaient pas les toucher, encore moins éveiller leur intérêt.
Il avait conscience d'avoir lamentablement échoué. Son seul espoir était de n'avoir pas mis en péril les ultimes chances dont Jonnie pouvait disposer.
Tout était entre les mains de Jonnie, désormais. Mais que pourrait bien faire le malheureux garçon ?