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Un mois sans Izri. Une éternité.
Je me raccroche aux paroles de l’avocat. Mais je sais que son métier, c’est mentir. Alors, ce qu’il m’a dit a-t-il la moindre valeur ? Je n’ai pas d’autre choix que de me forcer à le croire.
Tarmoni est repassé hier. J’étais seule et il m’a confié qu’Izri était étonné que Grégory ne m’ait pas installée dans un appartement rien que pour moi.
Le soir, j’en ai parlé à mon hôte. Pour le moment, l’appartement qu’il a prévu de me prêter est loué, mais il va se débrouiller pour le récupérer. Ça m’a légèrement réconfortée car j’ai vraiment du mal à partager le quotidien de cet homme, même s’il est plutôt gentil avec moi. Je devrais avoir honte de me plaindre. Il m’a donné un peu d’argent pour que je m’achète des vêtements, des livres, des produits de beauté. Et surtout, il m’a laissée passer une après-midi dans le hangar où est entreposée notre vie.
Notre vie, dans des cartons.
Le choc a été terrible.
J’ai récupéré des photos, des vêtements, des cadeaux qu’Iz m’avait offerts. J’ai aussi récupéré Batoul et l’ai mise dans l’armoire de ma chambre. Greg m’a assuré que lorsque j’aurai mon propre chez-moi, je pourrai prendre tout ce que je voudrai.
Il semble comprendre ma douleur, mon chagrin, fait tout pour que je me sente bien. Mais je le trouve un peu trop gentil, justement. Ses regards appuyés me mettent mal à l’aise, parfois. J’essaie de ne pas y faire attention, mais si Izri avait surpris un seul de ces regards, Greg serait à l’hosto avec la mâchoire fracturée.
Il serait dans le même état que Tristan.
L’autre jour, il a même fait irruption dans la salle de bains alors que je m’y trouvais. Il a prétexté avoir besoin de récupérer son rasoir car il était en retard. Je ne suis pas dupe…
Pourtant, je ne fais rien pour l’encourager. Je porte uniquement des pantalons, des tee-shirts amples. Pas de maquillage, des coiffures strictes.
J’ai hâte que cet appartement se libère afin que je puisse m’y installer. Je dépendrai toujours financièrement de Greg, mais n’aurai plus à supporter sans cesse sa présence.
*
* *
— Alors ? demande Tama.
Cette après-midi, Greg a eu son premier parloir avec Izri. Tama lui a confié mille choses. Mille messages d’amour à faire passer à son homme.
— Il va bien, assure Greg en virant son blouson.
Tama est rassurée. Ces trois mots sont déjà essentiels. Mais elle veut plus. Elle veut tout savoir.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
Greg hausse les épaules.
— On n’a pas eu beaucoup de temps !
— Je sais, mais… Tu as pu lui dire que…
— Oui, oui, ne t’en fais pas. Mais on a surtout parlé de sa situation, de la boîte, des affaires. Il est remonté contre celui qui les a balancés. Ça lui bouffe la tête !
Il se laisse tomber sur le canapé.
— Il m’a demandé de t’embrasser, ajoute-t-il.
— De m’embrasser ? répète-t-elle.
Tama tente de cacher sa déception. Elle avait espéré mille choses.
Mille messages d’amour.
— Il est perturbé, précise Greg. La taule, c’est pas le Club Med.
— Bien sûr, murmure la jeune femme. Comment est-il ? Il a maigri ?
— Un peu.
— Mais il va bien, hein ? Tu ne me caches rien ?
— Pourquoi tu veux que je te cache quelque chose, princesse ? Il tient le choc, c’est tout ce que je peux dire.
Comprenant qu’elle n’obtiendra rien de plus, Tama retourne dans la cuisine pour terminer la préparation du repas. Ça fait deux mois qu’elle vit avec Greg et cette situation lui pèse chaque jour un peu plus. Pourtant, prenant sur elle, Tama fait tout pour être la plus discrète possible.
L’automne est presque terminé, les températures restent cependant clémentes. Tama va parfois dehors, mais regrette son jardin où elle pouvait passer des heures à lire dans les bras du soleil. Ici, seulement une cour qui demeure constamment à l’ombre. Pas une fleur, pas un brin d’herbe, pas un arbuste. Du béton, du plastique. Un extérieur froid, aussi impersonnel que l’intérieur. Au fond de la cour, il y a le garage et, à côté, une sorte de remise où elle n’a jamais mis les pieds.
Elle n’aime pas cette maison, n’aime pas son propriétaire, n’aime plus sa vie.
Elle pourrait être logée dans un château, ça ne changerait rien.
Sans Izri, le monde entier ressemble à l’enfer.
— Ça sent bon… C’est quoi ? demande Greg en la rejoignant dans la cuisine.
— Un poulet curry coco.
— Hum… Tu es la meilleure cuisinière que je connaisse !
Il pose ses mains sur ses épaules, Tama se contracte. Elle ne supporte pas qu’il la touche. À chaque contact, une décharge électrique lui traverse le corps. C’est douloureux et répugnant sans qu’elle sache vraiment pourquoi. Si Manu était à la place de Greg, ça ne la dérangerait pas. Sans doute parce que dans les yeux de Manu, elle n’a jamais vu ce qu’elle a aperçu dans ceux de Greg.
Concupiscence, convoitise à peine dissimulée.
Elle se dégage doucement et il continue à la fixer avec son sourire énigmatique et patient. Elle attrape les assiettes et les verres dans le placard, les dispose sur la table. Quand elle repasse devant lui, il attrape son bras. Nouveau haut-le-cœur. Il l’attire vers lui, elle résiste, se faisant plus lourde qu’elle n’est.
— N’aie pas peur, murmure-t-il.
Dès qu’elle se retrouve collée à lui, elle a la preuve qu’elle ne rêve pas.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Iz n’en saura rien, dit-il.
Le visage de Tama se crispe. Ses yeux de lionne se transforment en armes à feu.
— Lâche-moi, Greg, demande-t-elle sans élever la voix.
— Allez, détends-toi ! prie-t-il en caressant son visage. Je te jure, je fais tout pour résister, mais c’est pas évident…
— C’est Izri que j’aime, rappelle Tama.
— Qui te parle d’amour ?
À nouveau, elle se dégage puis quitte la pièce pour aller s’enfermer dans la chambre. Son cœur bat à tout rompre lorsqu’elle s’assoit sur le lit. Elle appréhendait cet instant depuis des jours. Ce moment où il allait lui demander de payer sa dette.
Il ne prend pas la peine de frapper et entre dans la chambre à son tour. Bras croisés, il se plante sur le seuil, la dévisageant d’un air contrarié.
Jamais elle ne l’avait trouvé aussi laid. La frustration, sans doute.
— C’est comme ça que tu me remercies ?
— C’est comme ça que tu remercies Iz ? contre-attaque Tama.
— Je ne lui dois rien.
— Vraiment ? Ce n’est pas ce qu’il m’a dit.
— Il t’a menti…
— Izri ne ment pas.
— Tu ne le connais peut-être pas aussi bien que ça ! ricane Greg.
Tama se ferme comme une huître.
— Tu veux savoir combien de fois il t’a trompée ? Combien de nanas il a baisées pendant que tu l’attendais bien sagement à la maison ?
Elle garde toujours le silence, mais ses mains se mettent à trembler. Alors, elle les cache dans son dos.
— Tant de fois que j’ai pas assez de mes dix doigts pour compter ! assène Greg.
— Tu crois m’apprendre quelque chose ? le défie Tama. Je suis au courant, figure-toi !
Il vient s’asseoir près d’elle, pose une main sur sa cuisse. Elle se déplace vers la droite pour s’éloigner.
— Alors, pourquoi tant de manières ? ajoute Greg d’une voix doucereuse.
— J’ai pas envie de coucher avec toi. Et si jamais tu recommences, je m’en irai.
— Et tu iras où, hein ?
— Je me débrouillerai ! s’écrie Tama.
Elle se lève d’un bond, récupère son sac et son gilet avant de s’enfuir dans le couloir. Greg la rattrape dans la cour, la ramène à l’intérieur d’un geste un peu brusque.
— C’est bon, calme-toi ! Tu ne dois pas partir, Tama. Ce n’est pas ce qu’Izri voudrait…
Il referme la porte et lui confisque son sac.
— Je m’excuse, dit-il. Si tu veux pas, y a pas de problème… Alors, on oublie ce qui vient de se passer, d’accord ?
— D’accord, murmure-t-elle.
— Tu me pardonnes ? demande-t-il.
Elle n’a pas vraiment le choix.
*
* *
Assis sur ma paillasse, je fixe le mur sombre qui me fait face.
Quinze jours de cachot pour avoir démoli un mec dans la cour de promenade. Un type qui me cherche depuis que je suis arrivé ici. Manu m’a filé un coup de main et doit moisir dans un enclos identique au mien.
Ces cages pour les fauves.
Heureusement qu’il est là, dans la même taule que moi. Heureusement que je peux le voir une ou deux heures par jour. Il partage sa cellule avec deux autres gars qui ont l’air clean. Moi, ils m’ont collé avec un timbré qui se parle à lui-même jusque dans son sommeil.
Mort de peur, sans doute.
J’ignore ce qu’il a commis pour atterrir ici et n’ai pas envie de le savoir.
Ça fait un bail qu’il est là et je me demande si je vais finir comme lui.
J’ai appris que ma mère avait sollicité de la part du juge une autorisation de visite. Pourtant, elle n’est pas venue.
Tant mieux. Qu’elle aille au Diable.
Par contre, la semaine dernière, Greg est passé. Mon premier parloir, mis à part ceux de l’avocat. Ça m’a fait plaisir de le voir, de l’entendre. Mais ce qui m’importait le plus, c’était qu’il me parle de Tama. Il m’assure qu’elle va bien, qu’elle a pris ses marques chez lui et qu’ils cohabitent sans difficulté. Qu’elle a pleuré les premiers jours mais que maintenant, ça va mieux et qu’elle a retrouvé le sourire.
Je devrais m’en réjouir, mais ça m’a fait l’effet d’une douche froide. Pour me rassurer, je me dis qu’elle ne veut sans doute pas s’épancher devant un mec qu’elle connaît à peine.
Depuis longtemps déjà, j’avais confié à Greg cette mission : prendre soin de Tama si Manu et moi atterrissions en taule. Lui trouver un logement, lui donner de quoi vivre.
Un retour d’ascenseur, en somme. Car Greg, je l’ai sorti de la merde. J’ai remboursé ses dettes de jeu, l’ai fait entrer dans notre cercle, contre l’avis de Manu. Comme Greg a le courage d’un lapin de garenne, je lui ai filé la gestion d’une ou deux affaires légales. Hors de question qu’il monte avec nous sur des braquages, il en est incapable. Ses couilles doivent avoir la taille de celles d’un hamster, mais il est intelligent et s’est bien débrouillé avec l’entreprise dont je lui ai confié les rênes. À chacun son boulot, après tout…
Hier, je lui ai demandé de trouver un appart pour Tama. Je lui ai dit que ce n’était pas bon qu’elle s’éternise chez lui, parce qu’il avait sa vie et qu’elle n’avait rien à y faire. Il m’a répondu qu’elle ne le dérangeait pas, mais a promis de faire le nécessaire au plus vite.
Avant qu’il parte, je l’ai chargé de dire à Tama que je pensais à elle chaque jour, chaque minute. Que je pensais à elle, et à rien d’autre. En réponse, il m’a dit que Tama m’embrassait.
Rien de plus.
*
* *
— C’est sympa de venir, dit Izri en allumant une clope.
— C’est normal, mon frère, répond Greg.
— Comment va Tama ?
— Très bien. Enfin, elle a l’air, en tout cas. Mais je ne la vois pas beaucoup, tu sais…
— Comment ça ? s’inquiète Izri.
— Ben, je travaille et puis elle s’absente beaucoup.
— Et elle va où ? interroge Izri d’une voix crispée.
Greg hausse les épaules.
— J’en sais rien, mon vieux ! Elle fait ce qu’elle veut… Et j’évite de lui poser trop de questions parce que ça a tendance à l’énerver. C’est qu’elle a un sacré caractère, cette petite !
Izri soupire et écrase sa clope sur le sol.
— Tu as bien une idée de ce qu’elle fait de ses journées, non ?
— T’as l’air inquiet… T’as pas confiance en elle, ou quoi ?
Izri est mal à l’aise de montrer ses failles.
— Si, mais…
— Tu veux que je la piste, c’est ça ?
— J’aimerais savoir ce qu’elle fait et où elle va, confirme Izri. Tu peux faire ça pour moi ?
— Je peux. J’aime pas, mais je peux.
— Merci, Greg.
— Je crois que tu te montes la tête, mon frère, ajoute Greg. Peut-être qu’elle voit simplement des copines ou qu’elle fait les boutiques !
— Elle n’a pas de copines.
— Bon, je vais essayer de la garder à l’œil. Et je te tiendrai au courant s’il y a quoi que ce soit. Mais je pense qu’elle est clean et que tu te fais du mal pour rien… Elle t’a déjà trompé ?
Izri ne répond pas immédiatement.
— Non. Mais quelques connards lui ont tourné autour et si j’étais pas intervenu… Elle est jeune et influençable. Et puis elle ne passe pas inaperçue.
— Ça, c’est vrai ! acquiesce Greg. J’ai remarqué que tous les mecs se retournent sur son passage.
— Peut-être que ce n’est pas si pressé pour l’appart, poursuit Izri. Peut-être que tu devrais la garder un peu près de toi…
Greg soupire.
— OK, mon vieux. Mais pas sûr qu’elle apprécie. Parce qu’elle a envie d’indépendance, je crois.
— Elle fera ce que tu lui diras de faire, assène Izri. Je ne veux pas prendre de risques, compris ?
— Reçu cinq sur cinq. Tu as un message pour elle ?
— Toujours le même, répond Izri. Dis-lui que je l’aime et que je pense à elle tout le temps… Et elle, elle t’a demandé de me faire passer un message ?
Greg hésite un instant et Izri sent son cœur se fendre un peu plus.
— Bien sûr, prétend-il enfin d’un air embarrassé. Elle m’a dit de t’embrasser.
*
* *
Couloir sans fin, voix, insultes, cris et désespoirs étouffés par les portes d’acier.
Derrière moi, les serrures claquent, les unes après les autres. J’entre dans ma cellule et considère un instant le taré avec qui je partage mes neuf mètres carrés. Il est en train de fixer le mur comme s’il allait s’ouvrir pour lui indiquer le chemin de la sortie. Je soupire et m’affale sur mon lit.
Depuis que j’ai quitté le parloir, je sens une boule grossir dans mon ventre. Qu’est-ce que Tama peut bien faire de ses journées ? Pourquoi s’absente-t-elle aussi souvent ? A-t-elle retrouvé la trace de Tristan ?
Je serre les poings en me maudissant de ne pas avoir achevé ce bâtard de libraire. L’instant d’après, j’essaie de me raisonner. Tama m’a sauvé la vie à deux reprises. M’a dit tout son amour, tant de fois. Elle ne peut pas m’oublier si vite. Me tromper si vite.
Mais alors, où va-t-elle ?
J’ai envie de prendre mon codétenu comme punching-ball pour défouler mon angoisse. Mais plus je regarde ce pauvre type, plus il me fait pitié.
Pour me calmer les nerfs, j’allume une cigarette et regarde longuement la petite photo de Tama que Tarmoni m’a apportée. Je réalise alors la place qu’elle a prise dans ma vie. Je ne me serais jamais cru capable d’aimer ainsi. J’ignore si c’est une force ou une faiblesse. En tout cas, ce n’est pas un choix.
Et si Tama me trahit, je crois que je serai capable de tout.
Même de mourir de chagrin.