37

Tama a encore le visage très abîmé, le corps couvert d’hématomes. Mais, depuis une semaine, Charandon ne l’a plus approchée, se contentant de regards haineux qui laissent présager le pire. Il prépare sa vengeance, elle sera terrible.

Tama se rend bien compte qu’entre Sefana et lui, l’ambiance se détériore chaque jour un peu plus.

Par la fenêtre de la cuisine, elle voit arriver Mejda. Celle-ci gare sa voiture dans le jardin et Sefana l’accueille à la porte. Quand elles sont installées dans le salon, Tama leur apporte du thé à la menthe accompagné de pâtisseries. Elles la toisent bizarrement, comme si elle avait commis une faute. Depuis la cuisine, elle les entend discuter, mais elles parlent si doucement qu’elle ne peut saisir le moindre mot.

Il est presque midi lorsqu’elles la rejoignent.

— Prends tes affaires, ordonne Sefana.

Tama pose son torchon et la dévisage sans comprendre.

— Tu as entendu ? renchérit Mejda. Dépêche-toi.

— Mais…

— Ne discute pas ! Tu prends tes affaires et tu viens avec moi.

— Où on va ?

— Tu quittes cette maison, assène Sefana. Désormais, tu vas vivre chez Mejda.

Le monde de Tama s’écroule d’un bloc. La terre vient de trembler, le ciel de lui tomber sur la tête. Elle les fixe, interloquée.

— Allez, bouge-toi ! s’impatiente Mejda.

— Mais, Vadim…

— Quoi, Vadim ? s’énerve Sefana.

— Qui… Qui va prendre soin de lui ?

La bouche de Sefana se pince. Cette simple question signifie tant de choses.

— Dans quelques jours, quelqu’un viendra te remplacer. Une fille plus méritante.

Tama ressemble toujours à une statue de pierre.

— J’ai fait quelque chose de mal ? demande-t-elle.

— Tu le sais très bien ! Tu crois que je n’ai pas vu ce qui se passe avec mon mari ?

— Mais c’est lui qui…

Mejda la saisit par le bras, serre très fort, plantant ses ongles dans sa chair.

— Maintenant, tu fermes ta gueule et tu me suis. Les petites allumeuses dans ton genre, j’en fais mon affaire…

Tama n’a aucune idée de la signification du mot allumeuse. Une insulte, sans doute. Elle ôte son tablier, passe dans la buanderie. D’une main tremblante, elle ouvre son carton dans lequel se trouvent ses quelques vêtements et les dessins de Vadim. Elle y ajoute Batoul, ses cahiers, son stylo et le dernier livre qu’elle a subtilisé.

Tout ce qu’elle possède.

Elle sent les larmes monter jusqu’à ses yeux, tente de les refouler. Bien sûr, Sefana a compris. Mais elle ne veut pas avouer à sa chère cousine que son mari se détourne d’elle au profit d’une gamine. D’une bonniche.

Elle revient vers les deux femmes, son carton sur les bras.

— Je peux dire au revoir à Vadim ? implore-t-elle doucement.

— Il est à l’école, lui rappelle sèchement Sefana. Alors, tu ne le verras pas… Tu ne le verras plus jamais, de toute façon.

Tama a la sensation, atroce, qu’une main rageuse est en train de broyer son cœur. Elle ne peut retenir ses larmes plus longtemps.

— Arrête de chialer ! lui enjoint Mejda en la prenant à nouveau par le bras.

Elle l’entraîne jusque dans l’entrée et Tama se retourne une dernière fois avant de sortir. Jusqu’à cette ultime seconde, elle espère quelque chose dans les yeux de Sefana. Elle espère le chagrin, la peine, le pardon.

Un sentiment.

Mais à part la colère, il n’y a rien.

Rien que Tama puisse emporter avec elle.

Dans le jardin, le froid la saisit. Le vertige, aussi. Elle grimpe à l’arrière de la voiture de Mejda.

Pendant le trajet, elle regarde défiler une ville inconnue au travers de ses larmes. Ça fait tant d’années qu’elle n’est pas allée dehors que la tête lui tourne un peu. Trop d’images, de vitesse et de gens. Mejda écoute la radio et ne lui adresse pas la parole une seule fois.

Tama ne cesse de penser à Vadim. Lorsqu’il rentrera de l’école, il la cherchera dans toute la maison. Elle sait qu’il sera aussi triste qu’elle. Qu’il se sentira seul, abandonné. Trahi.

Après une demi-heure, elles arrivent au pied d’un vieil immeuble, sorte de tour sans aucun charme. C’est là que Tama va vivre, désormais.

Elle vient d’être arrachée à sa famille pour la seconde fois de sa courte vie.

Déracinée, encore.

*
*     *

L’appartement de Mejda est plutôt grand, mais beaucoup moins joli que la maison des Charandon. Ici, pas de vue sur le jardin, mais sur le bloc de béton d’en face. Mejda habite au cinquième étage et a donc laissé les poignées aux fenêtres, n’ayant pas à craindre que son esclave se sauve. Peut-être n’aurait-elle pas dû… Quand Tama s’approche de la baie vitrée, elle a le vertige. Et l’envie de sauter.

Il est 17 heures, Vadim doit être rentré à présent. Rien que d’y penser, l’énorme boule grossit dans le ventre de Tama. De toute façon, depuis midi, elle ne cesse de pleurer.

Dès leur arrivée, Mejda lui a montré où elle allait dormir. Ce n’est pas une buanderie, ça s’appelle une loggia. La même chose, en fait. Il y a une machine à laver, des fils pour étendre le linge mais pas de matelas. Seulement deux couvertures. Une pour dessous, une pour dessus, lui a-t-elle expliqué. Et, surtout, il n’y a pas de W.-C. Mejda a bien précisé à Tama qu’elle n’a pas le droit d’utiliser les siens. Un seau avec des copeaux de bois pour la petite commission, un sac en plastique pour le reste. Un sac que Tama jettera chaque jour dans le vide-ordures qui se trouve dans la loggia.

Faire ses besoins dans une caisse, dans un seau, un sac.

Comme un chien ou un chat.

Un animal.

Dans la loggia, il y a aussi un évier où est posé le tuyau d’évacuation du lave-linge et c’est là qu’elle se lavera, même s’il n’y a pas d’eau chaude.

Puis Mejda lui a ordonné de se mettre au travail et de récurer toute la maison. Tama a constaté qu’il y en avait bien besoin. Il lui faudra du temps pour venir à bout de la saleté repoussante de ce triste logis.

L’appartement comporte trois chambres. Celle de Mejda, celle d’Izri et une qui sert de débarras. Mais Izri a son propre appartement désormais. Heureusement, Mejda a précisé qu’il passe presque chaque semaine.

La nuit est tombée. Sur Tama. Seulement sur Tama.

Tandis qu’elle prépare le repas, elle continue de pleurer. Ses larmes se mélangent à la harira, ça lui conférera sans doute une saveur bien particulière.

Mejda est vautrée dans son canapé, devant la télévision. Elle souhaite dîner sur la table basse. Tama lui pose une assiette, un verre, des couverts et fait le service. Mejda ne la regarde pas, les yeux rivés sur l’écran. Elle ne lui dit pas merci, mais Tama n’attend rien.

Tama n’attend plus rien.

Quand elle a terminé, elle fait la vaisselle avant de mettre de l’ordre dans la cuisine. Elle tente de se réconforter en se disant qu’ici, elle aura moins de travail que chez les Charandon.

Elle retourne dans le salon et se plante devant Mejda.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Est-ce que je peux avoir une lampe ? Une lampe de chevet pour poser sur mon carton…

— Tu as la lumière dans la loggia, ça ne te suffit pas ?

Elle n’insiste pas et tourne les talons.

— Tama ?

— Oui ?

— On dit oui, madame ! précise-t-elle d’un ton irrité.

— Oui, madame ?

— Tu travailleras ici le week-end.

Tama fronce les sourcils. Que va-t-elle bien pouvoir faire pendant les cinq jours restants ?

— La semaine, tu iras chez d’autres personnes. Va te coucher, maintenant. Que je sois un peu tranquille !

— Bien, madame. Mais est-ce que je peux manger, d’abord ?

Elle soupire, comme si Tama l’agaçait profondément.

— Prends une pomme. Là, sur la table.

Tama s’exécute et retourne vers la cuisine lorsque Mejda l’interpelle.

— Tama ?

— Oui, madame ?

— Tu n’oublies pas quelque chose ?

Elle reste silencieuse, se creusant la tête pour deviner ce qu’elle a oublié.

— Tu ne m’as pas dit merci, pour la pomme.

Tama ferme les yeux une seconde.

— Merci, madame. Et bonne nuit.

Elle s’exile dans la loggia avant de s’effondrer sur la couverture. Elle mange sa pomme en fixant les carreaux de verre martelé au travers desquels se devine quelquefois la lumière d’une coursive. Derrière ce mur épais, passent des ombres. Des gens qui rentrent chez eux.

Peut-être devrait-elle appeler au secours ? Mais pour appeler au secours, il faut exister. Exister quelque part, exister pour quelqu’un.

Quand elle a terminé son repas, Tama délivre Batoul du carton et l’assoit sur la couverture. Elle prend les dessins de Vadim pour les regarder, longtemps. Puis elle cache ses cahiers, son stylo et son livre sous la machine à laver qui est posée sur une sorte de planche à roulettes. Ensuite, elle se glisse sous la couverture car cette loggia est une vraie glacière. Le sol est d’une impitoyable dureté.

Aussi dur que la vie.

Tama réalise soudain qu’elle n’a pas aperçu le moindre livre chez Mejda.

Alors, elle se remet à pleurer. Des sanglots qui la berceront toute la nuit.

Toutes blessent, la dernière tue
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