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Le lundi matin, Mejda m’accompagne en voiture jusqu’à la cité voisine. Puis elle me fait monter chez Mme Marguerite, bâtiment C, troisième étage. Mme Marguerite, c’est une dame âgée qui vit dans un petit appartement et que Mejda connaît depuis longtemps. J’arrive à 7 heures, Mejda revient me chercher vers 19 heures lorsque j’ai terminé mon travail. Alors, Marguerite lui donne de l’argent. Vingt euros, il me semble.

Mme Marguerite veut que je nettoie son appartement de fond en comble tous les lundis. C’est un deux-pièces avec de vieux meubles de guingois et des napperons partout. Ce n’est pas aussi riche que chez les Charandon, sans doute que Marguerite n’a pas beaucoup d’argent.

Quand j’arrive, je commence par changer les draps et les mettre dans le lave-linge. Après, je dois enlever la poussière, passer l’aspirateur puis la serpillière. Ensuite, je m’occupe des toilettes et de la salle de bains, puis je fais les vitres. Quand j’ai fini, je lui prépare à manger pour plusieurs jours. De la soupe de légumes que je mets dans des boîtes en plastique, de la blanquette de veau, ou encore une tarte aux pommes. Ça dépend de son humeur et de ce qu’elle a acheté au marché qui se tient tous les samedis matin au pied de son immeuble. Pendant que ça mijote, je repasse le linge qu’elle a lavé dans la semaine.

Mme Marguerite, elle, reste dans son fauteuil. Elle s’excuse en disant qu’elle a mal aux jambes ; ça doit venir des années qui passent. Elle lit des magazines qui parlent de gens célèbres, de leurs histoires d’amour, leurs divorces, leurs adultères ou leurs problèmes avec l’alcool. Ça semble la passionner. Quand elle ne lit pas, elle regarde la télé.

Mme Marguerite m’a dit un jour qu’elle était née en Algérie. Qu’elle y avait vécu longtemps avant d’arriver en France et qu’elle aurait préféré rester là-bas, ce que je comprends. Ce que je comprends moins, en revanche, c’est que je l’entends régulièrement pester contre les Arabes. Elle les traite de bougnoules ou de melons. Parfois aussi, elle les appelle les indigènes. Tous des voleurs ou des terroristes. D’ailleurs, au début, elle se méfiait de moi. Elle me surveillait de près et me parlait comme à une attardée.

Mais maintenant, elle est plutôt gentille et ce que j’apprécie, c’est que vers midi, elle m’autorise à manger à sa table. J’ai droit à un verre de limonade et à un morceau de pizza qu’elle achète exprès pour moi. En dessert, ce sont des biscuits au chocolat. C’est le seul vrai repas de la semaine !

Ça fait des années que Marguerite a perdu son mari et même si elle a trois fils, elle est toujours toute seule. C’est triste, je trouve. Ils habitent loin, ne peuvent pas venir la voir mais lui téléphonent de temps en temps.

Autrefois, Mejda habitait l’appartement à côté du sien ; c’est comme ça qu’elles se sont rencontrées. Du coup, Marguerite a connu Izri alors qu’il était haut comme trois pommes. Et elle m’a raconté que, parfois, lorsque ses parents se disputaient, il trouvait refuge chez elle.

 

Avant que Mejda ne vienne me récupérer, Marguerite m’offre quelques bonbons à la réglisse que je cache dans ma poche et que je mange le soir, dans ma loggia. Puis elle me dit merci et à lundi prochain.

J’aime bien Mme Marguerite, j’aime bien le lundi.

Mais chaque soir, le lundi comme les autres jours, je songe à Sefana. Je me demande si elle est triste. Et, surtout, je pense à Vadim. J’espère que son chagrin n’est pas aussi cruel que le mien et qu’il continue à dessiner pour moi.

J’espère qu’il ne m’a pas déjà oubliée.

La nuit, souvent, je me réveille en sursaut. J’ai l’impression d’entendre sa petite voix, l’impression qu’il m’appelle, de l’autre côté de la cloison. Alors, je referme les yeux et je lui parle, je tente de le rassurer. De lui dire qu’un jour, on se reverra.

*
*     *

Le mardi, il faut se lever très tôt, parce que la famille Cara-Santos habite à l’autre bout de la ville. Mejda m’accompagne jusque chez eux et ne revient me chercher que le jeudi soir.

Manuel et Marie-Violette Cara-Santos habitent une jolie maison. Ils ont deux enfants : Jasmine, qui a sept ans, et Adam, qui en a treize, comme moi. M. Cara-Santos est le patron d’une entreprise d’élagage et d’entretien des jardins et sa femme reste à la maison. Elle attend le troisième bébé qui naîtra dans quatre mois si tout va bien.

Je reste chez eux pendant trois jours complets et je dors dans la cuisine. Tous les soirs, je prends mon tapis et mon oreiller dans le placard de l’entrée et j’installe mon lit entre la table et le frigo. J’ai aussi un plaid pour me couvrir quand il fait froid. Le premier jour où je suis allée chez eux, Mme Cara-Santos prévoyait de m’acheter un matelas gonflable, mais Mejda lui a dit que ce n’était pas une bonne idée parce que je préférais dormir par terre.

Alors, je dors par terre.

Ici, je n’ai rien, même pas Batoul. La nuit, je pense à mon père et à ma tante Afaq. Je me demande si Sefana continue d’envoyer dix euros par semaine à ma famille. Ça m’étonnerait… Je me demande aussi si la nouvelle Tama s’occupe bien de Vadim. Après, je m’endors.

Chez les Cara-Santos, comme chez Marguerite, je m’occupe du ménage, de la lessive, du repassage et des repas. Lorsque les enfants rentrent de l’école, je leur prépare un goûter et quand ils ont terminé leurs devoirs, je veille à ce qu’ils prennent leur douche. Ensuite, je leur sers à manger dans la cuisine. Ils sont très agités, capricieux et grossiers. Je ne les aime guère et c’est réciproque.

Le matin, j’ai droit à une biscotte accompagnée d’un bol de lait. Le midi, je n’ai rien et le soir, c’est un morceau de pain avec du fromage à tartiner.

Mme Cara-Santos a un problème avec le futur bébé et il paraît qu’elle doit rester couchée tout le temps. Je lui apporte des boissons chaudes et ses repas dans la chambre. C’est pour ça qu’il faut quelqu’un jusqu’à l’accouchement. Comme son mari et Mejda se connaissent depuis longtemps, ils m’ont trouvée comme solution.

Mme Cara-Santos ne m’adresse pas la parole, sauf pour me donner des ordres. Et elle m’a dit que je ne devais pas parler à ses enfants pour ne pas mal les influencer. Je ne sais pas trop ce que ça signifie, mais, de toute façon, je n’ai pas le temps de leur faire la causette.

M. Cara-Santos rentre tard et dîne dans la chambre avec son épouse. Lui non plus ne me parle pas. Il ne me regarde même pas d’ailleurs, comme si j’étais transparente.

Le jeudi soir, Mejda revient me chercher, parce que la belle-mère de Marie-Violette vient l’aider du vendredi au lundi, alors ils n’ont plus besoin de moi. Au passage, Mejda reçoit soixante euros en liquide.

Quand nous partons de chez les Cara-Santos, Mejda me conduit directement à l’entreprise. Car les lundi, jeudi et vendredi soir, je travaille aussi. Presque toute la nuit, je fais le ménage dans des bureaux.

Mejda gare sa voiture devant le bâtiment et m’ouvre une porte dont elle possède la clef. Elle referme derrière moi et va s’allonger sur une banquette, dans l’un des bureaux, tandis que je nettoie tout. J’ai tellement sommeil que ces nuits me paraissent interminables. Et puis, comme je n’ai rien dans l’estomac depuis le matin, j’ai souvent des vertiges. Mais je n’ai pas le temps de me reposer car il y a beaucoup de bureaux.

Nous ne croisons jamais personne, mais je sais que le vendredi soir, Mejda trouve une enveloppe avec l’argent dans le bureau où elle dort. Je lui ai demandé qui s’occupait du ménage le mardi et le mercredi, elle ne m’a pas répondu.

Mejda se réveille vers 4 heures du matin ; c’est l’heure où je dois avoir terminé mon travail. Alors, nous reprenons la voiture et rentrons à son appartement. Souvent, je m’endors sur la banquette arrière. Quand nous arrivons, j’ai enfin le droit d’aller me coucher, de 5 à 7 heures. Pas plus, car le vendredi, je travaille chez d’autres personnes. Ce sont les voisins de Mejda, M. et Mme Benhima. Ils habitent l’étage en dessous. Comme chez Marguerite, je dois récurer l’appartement en une journée et faire la lessive et le repassage. Même s’il n’y a qu’un étage à descendre, je n’ai pas le droit d’y aller seule et Mejda m’y accompagne, m’enferme et revient me chercher. Peut-être a-t-elle peur que j’essaie de me sauver ? Pourtant, je ne sais vraiment pas où j’irais…

Les Benhima, je ne les vois jamais ou presque. Ils travaillent tous les deux et je les croise parfois lorsqu’ils rentrent du bureau. Ils doivent bien connaître Mejda puisqu’ils lui ont confié un double des clefs de leur appartement. Et une fois par mois, ils lui remettent l’argent que j’ai gagné.

Le vendredi soir, dès que j’ai terminé chez les Benhima, retour dans les bureaux pour une nouvelle nuit de labeur.

Le week-end, je reste chez Mejda pour m’occuper de son appartement. Moi qui pensais avoir moins de travail que chez les Charandon… je me suis bien trompée !

J’ai calculé que je fais gagner à Mejda cent euros par semaine, sans compter ce qu’elle empoche à l’entreprise chaque vendredi soir. Je crois que c’est beaucoup d’argent, pourtant elle ne cesse de répéter que je lui coûte plus cher que ce que je lui rapporte.

J’ai beau chercher, je ne vois pas ce que je peux lui coûter. Chez elle, je mange encore moins que chez les Charandon, la faim me tenaille à longueur de temps. Le soir, c’est une pomme ou une banane. Le matin, un morceau de pain avec de la chicorée. Heureusement, j’arrive parfois à piquer des trucs dans le frigo sans qu’elle s’en aperçoive. Un morceau de fromage, une tomate ou un yaourt.

 

Ça fait deux mois que je suis ici et je me sens épuisée. Mon dos et mes épaules sont perclus de douleurs qui ne me quittent jamais ou presque. Souvent aussi, j’ai mal aux pieds. Une seule fois, je me suis plainte à Mejda en lui disant qu’elle me demandait trop de travail et que je ne dormais pas assez. Elle s’est levée de son canapé sans rien dire, est allée chercher quelque chose dans un placard. Elle est revenue avec une sorte de fouet muni de lanières en cuir et m’a déshabillée complètement avant de me frapper pendant de longues minutes, sur le dos, les jambes, les bras et même le ventre. Puis elle m’a poussée dehors, a jeté mes vêtements à côté de moi. J’ai passé la nuit sur le balcon, sans ma couverture.

Depuis, je n’ai plus osé dire quoi que ce soit mais je sens revenir la rage. Cette envie de me rebeller, de hurler. De tout casser.

Le soir, je pleure. De fatigue ou de chagrin, je ne sais plus très bien. Des larmes de colère et d’injustice, aussi. Je pense à Vadim, qui me manque toujours autant.

 

Je devrais confier tout cela à Izri. Je ne l’ai vu que deux fois depuis que j’ai quitté le domicile des Charandon, mais je sais qu’il reviendra bientôt rendre visite à sa mère. Peut-être pourrait-il la décider à me donner moins de travail ? Peut-être a-t-il le pouvoir d’adoucir ma vie ici ?

Il est mon unique espoir. Mon dernier espoir.

Toutes blessent, la dernière tue
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