123
Tout me paraît flou. Lointain, incertain. Irréel.
Je ne suis plus sur terre, je crois. J’ai quitté le monde et j’avance au milieu de limbes mystérieux. Je marche ou je vole, je ne sais plus très bien.
J’entends une voix.
Reviens, je t’en prie…
Plus je monte, plus j’ai froid. Je traverse des cieux, je croise des dieux. J’implore leur clémence, je demande leur aide. Perdue, je voudrais retrouver le chemin qui mène à moi.
Sans toi, je suis rien…
Poussée par un courant invisible, je me laisse entraîner dans un flot tumultueux. Je tourne sur moi-même, encore et encore…
Mille fois plus forte que moi…
Le courant me précipite dans un trou noir, qui m’aspire, qui me broie. Qui désintègre mon corps. Lorsque je m’en échappe, je ne suis plus qu’une âme folle qui se cogne aux étoiles gelées. Je devine leur cœur de feu, emprisonné dans la glace, mais qui palpite encore.
Ne me laisse pas…
Et soudain, tout s’arrête.
Je flotte quelques secondes avant de repartir dans l’autre sens.
Je tombe. Chute vertigineuse. Je vais m’écraser, être pulvérisée, déchiquetée. Je vais me briser en mille morceaux…
— Izri !
Le jeune homme se réveilla en sursaut et se précipita vers le lit. À bout de souffle, les yeux écarquillés, les bras tendus, Tama l’appelait de toutes ses forces.
— Je suis là !
Il la serra contre lui. Étreinte puissante, presque violente.
— Je suis là, mon amour !… N’aie pas peur.
Elle tremblait, les mains accrochées à ses épaules, comme si elle craignait qu’il ne disparaisse. Qu’il ne l’abandonne, une fois encore.
— Iz… Iz !
Elle se mit à pleurer, inondant la chemise d’Izri pendant de longues minutes.
Alerté par les cris, Gabriel s’était posté à l’entrée de la chambre. Il contemplait leurs mains jointes, leurs larmes mêlées, en ressentit un profond soulagement.
Il sut que Tama ne repartirait plus dans l’autre monde. Guidée par la voix de l’homme qu’elle aimait, elle avait retrouvé le chemin, la lumière. Sans jamais abandonner.
Sauver Tama.
Gabriel avait tenu parole.
*
* *
La petite lampe de chevet reste allumée. Je refuse de l’éteindre.
Izri s’est assoupi près de moi, sa main serre la mienne.
Je ne veux plus dormir, juste le regarder, encore et encore. Graver dans mon cerveau cet instant que je n’espérais plus.
Cet instant où la vérité a terrassé le mensonge.
Cet instant qui vaut tous les combats du monde. Toutes les souffrances du monde.
Toutes celles que j’ai endurées.
À cette seconde, je sais pourquoi je me suis battue. Pourquoi j’ai résisté. Pourquoi j’ai refusé de me fier aux doux serments de la mort.
Je devais vivre, survivre. Pour lui.
Parce qu’il a besoin de moi. Parce qu’on ne peut pas exister l’un sans l’autre.
Parce que je compte pour quelqu’un.
Si je suis importante pour lui, s’il n’a jamais cessé de m’aimer, je suis prête à affronter encore bien des tourments et des enfers.
Cette nuit, enfin, je réalise pourquoi j’ai si mal. Pourquoi j’ai versé tant de larmes et mené tant de luttes. Aucune n’est perdue d’avance, je viens de l’apprendre.
Izri sait que je ne l’ai pas trahi. Que je ne le trahirai pas. Malgré les épreuves, notre amour n’a pas flanché, il n’a pas rendu les armes, n’a pas rendu l’âme.
Cette nuit, il est plus puissant qu’il ne l’a jamais été.
Rien, absolument rien n’aura raison de lui. Il devient éternité, bien au-delà de nos corps fragiles.
Cette nuit, enfin, je ne suis plus une esclave.
Je suis une femme libre.
Libre d’aimer, de choisir.
Libre de décider.
Et de mourir.
*
* *
— Tu as mal ? demanda Izri.
— Oui… Mais ne t’en fais pas.
Le jour s’était levé en toute discrétion, comme s’il craignait d’entrer dans cette chambre et de piétiner leur intimité.
— Tu as faim ?
— Oui. Je crois que ça fait longtemps que je n’ai pas mangé !
— Je m’en occupe ! fit Izri en l’embrassant.
Il se leva, s’étira, jeta un œil par la fenêtre et quitta la chambre. Il aperçut Gabriel sur la terrasse, une tasse de café à la main. Il le rejoignit et lui adressa un sourire un peu embarrassé. Depuis cette nuit, il cherchait comment le remercier. N’avait pas encore trouvé la réponse. Aucune ne serait à la hauteur.
Il lui devait une vie, leur vie, et ne pourrait sans doute jamais rembourser sa dette abyssale.
— Tu as meilleure mine, constata Gabriel.
— Elle va mieux…
— C’est une bonne nouvelle. Je suis descendu au village, j’ai acheté de quoi vous rassasier.
— Sympa, merci !
Ils revinrent à l’intérieur et Gabriel fit couler deux cafés. Lorsque Sophocle s’approcha d’Izri, le jeune homme resta sur ses gardes.
— T’inquiète, il ne mord pas tant que je ne le lui demande pas.
— Il est impressionnant… Il s’appelle comment ?
— Sophocle.
— T’as pas une gueule de dramaturge grec, toi ! plaisanta Izri en caressant le chien entre les oreilles.
— Oh, je vois que monsieur est instruit !
Izri releva la tête vers Gabriel.
— C’est parce que je suis beur ou que je sors de taule que tu me prends pour un crétin ? envoya-t-il.
Ils se regardèrent une seconde avant d’éclater de rire.
Ils avaient terminé leur petit déjeuner lorsque Gabriel frappa à la porte. Tama, le dos appuyé contre la tête de lit, lui adressa un sourire timide.
— Bonjour, Tama.
— Bonjour. C’est vous… Je me rappelle…
— C’est moi, oui, répondit Gabriel. Heureux de te revoir parmi nous, Tama.
— C’est quoi, votre nom ?
Sa voix était faible, mais claire. Sorte de murmure limpide qui coulait entre ses lèvres.
— Je m’appelle Gabriel.
— Merci, Gabriel. Merci d’avoir tenu votre promesse…
— Ma promesse ?
— Je me souviens… Vous m’avez dit qu’Izri serait bientôt là.
— Tu vois, je ne t’avais pas menti.
— C’est vous qui êtes venu me chercher, n’est-ce pas ?
Il hocha la tête, elle tendit une main vers lui. Izri s’effaça pour laisser approcher Gabriel.
— Je ne sais pas comment vous remercier, ajouta Tama.
— Tu vas mieux, le reste on s’en fout.
— Où est Tayri ?
Un éclair de douleur déchira les yeux de Gabriel. Ces yeux que Tama trouvait si beaux. Sans doute parce qu’ils étaient les témoins d’une terrible souffrance.
— Elle est morte, c’est ça ?
— C’est ça.
Le visage de Tama se contracta, sa main serra celle de Gabriel.
— Vous voulez bien me raconter ?
Alors, Gabriel raconta. Comment Tayri avait atterri chez lui, l’avait menacé avec un flingue, comment elle était restée inconsciente pendant des jours. Parfois, il souriait tristement, parfois sa voix menaçait de s’éteindre.
Au travers de ses mots, de par ses intonations, Tama comprit qu’il avait aimé cette jeune femme. Elle songea que Tayri n’était pas morte sans amour.
— Quand elle a retrouvé la mémoire, elle a prononcé ton prénom. Elle m’a demandé de t’aider…
Tama l’écoutait, les yeux fermés, attendant le dénouement forcément tragique. Gabriel omit de lui dire ce que Greg avait fait subir à Tayri avant de la tuer. Mais Tama n’avait pas besoin de mots pour le deviner.
— Et elle est où, maintenant ?
— Je l’ai enterrée, révéla Gabriel. Dans la forêt.
— J’aimerais aller la voir, fit Tama en rouvrant les yeux.
— Dès que tu seras en état de marcher, nous irons, promit Gabriel.
— Merci… Et Greg ?
— Je lui ai fait regretter d’être né, asséna Gabriel. Et cette nuit, Izri l’a tué.
*
* *
Izri prit Tama dans ses bras et l’arracha aux draps tièdes. Il la porta jusque dans la salle de bains et l’assit sur le tabouret. Gabriel avait disposé des serviettes et des vêtements propres.
— Il est si gentil ! fit Tama.
Izri songea que cet adjectif n’était pas forcément bien choisi pour qualifier leur hôte, mais il se garda de le dire. Il aida Tama à se dévêtir, découvrit avec horreur tout ce que son corps avait enduré. Elle était d’une maigreur effrayante. Certaines marques laisseraient des cicatrices indélébiles, d’autres disparaîtraient de sa peau. Mais elles resteraient gravées dans la mémoire d’Izri.
— Tu veux me dire ce qu’il t’a fait ? murmura-t-il.
D’un signe de tête, elle refusa.
— Pas maintenant. J’y arriverai pas, je crois…
Ça te ferait trop de mal, mon amour. Tellement de mal… Tu n’es pas encore prêt.
Il la soutint jusqu’au bac à douche et fit couler de l’eau tiède sur son corps martyrisé. Il retenait ses larmes, elle laissa couler les siennes.
— Cette après-midi, je te ramène chez nous, dit-il.
— C’est où, chez nous ?
— Tarmoni m’a trouvé une maison à cent kilomètres d’ici. Je pense que ça va te plaire !
— Je voudrais rester encore un peu, répondit Tama. Quelques jours.
— Pourquoi ?
— Parce que Gabriel a besoin de nous.
— Besoin de nous ? s’étonna Izri.
Elle hocha la tête. Il récupéra une serviette et la porta à nouveau jusqu’au tabouret. Elle ne tenait pas encore sur ses jambes.
— À ton avis, personne ne va venir venger Greg ? demanda-t-elle.
— Je ne peux pas en être certain, avoua Izri.
— Alors, il faut rester. S’il lui arrivait quelque chose, je m’en voudrais toute ma vie.
— Je t’assure qu’il est capable de se défendre seul !
— Il a failli mourir pour Tayri et pour moi, rappela Tama.
— OK, capitula Izri. Mais je ne suis pas sûr qu’il ait envie qu’on reste.
— Dans ce cas, on partira.
Tama s’habilla, se demandant à qui appartenaient ces vêtements féminins. À une femme jeune, c’était certain. Mais ils n’étaient pas de la dernière mode.
— Tu crois qu’il est marié ? chuchota-t-elle.
— J’ai pas l’impression, répondit Izri.
— Il a une fille, alors. Une fille qui doit avoir mon âge !
— Peut-être.
Il la prit encore une fois dans ses bras et voulut la ramener dans la chambre. D’un signe de la main, elle lui indiqua la direction opposée. Le salon était vide, Tama souhaitait aller sur la terrasse.
— Il gèle, dehors ! la prévint Izri.
— J’ai l’habitude d’avoir froid…
Il ne pouvait rien lui refuser et poussa la porte avec son pied avant de la déposer sur un fauteuil de jardin en rotin.
— Ça faisait longtemps, dit Tama.
— Longtemps que quoi ?
— Que je n’avais pas vu le soleil.
Aujourd’hui, il brillait dans un ciel nettoyé par l’orage. Comme une renaissance, le début d’une nouvelle existence.
Izri s’assit près d’elle et leva la tête à son tour. Lui aussi avait manqué de ciel, de soleil et d’étoiles. Et finalement, ils avaient eu le même geôlier.
— Tu l’as tué comment ?
Izri posa un doigt au milieu de son front.
— Et si les flics le retrouvent ? s’inquiéta Tama.
— Personne ne le retrouvera, assura Gabriel en montant les marches.
Il se joignit à eux, surpris de la voir dehors. Tama récupérait très vite. Sans doute parce qu’elle avait de l’entraînement.
— Merci pour les vêtements, dit-elle.
— De rien. Autant qu’ils servent à quelqu’un.
— Mais votre fille, elle ne voudra pas les récupérer ?
Elle trouva la réponse au fond des yeux de Gabriel. Alors, elle garda le silence.
— Tu veux qu’on reste ? demanda Izri. Des fois que l’autre enfoiré ait donné des ordres…
— Non, répondit Gabriel. Si un de ses potes se ramène, je promets de le recevoir avec tous les égards qu’il mérite !
— Je n’en doute pas !
— Ceci dit, je ne vous chasse pas, ajouta Gabriel.
— Je sais. Mais nous partirons cette après-midi.
*
* *
Sur le canapé, Tama caressait Sophocle. Ils avaient terminé de déjeuner et l’heure du départ approchait. Même si elle avait envie de retrouver sa vie avec Izri, elle n’était pas pressée. Quelque chose la retenait ici. Elle n’aurait su expliquer cette sensation, ce sentiment. L’impression de quitter un refuge.
Ici, rien ne pouvait leur arriver.
Gabriel ouvrit un tiroir, en sortit le Glock qu’il rendit à Izri.
— Je… Je voudrais te remercier pour tout ce que tu as fait.
Gabriel se contenta de hausser les épaules, ne sachant quoi répondre.
— J’ai pas mal de fric, et…
— Laisse tomber, l’interrompit Gabriel. Je n’ai pas besoin de pognon.
— J’ai une dette envers toi, reprit Izri. Et les dettes, ça se paye. Alors, si un jour tu as besoin de moi, pour n’importe quoi, n’hésite pas. Je serai là.
— C’est noté.
Izri aida Tama à se lever et l’accompagna jusqu’à la porte. Elle arrivait tout juste à marcher mais n’avait pas émis la moindre plainte depuis qu’elle était sortie du coma. Avant de quitter la maison, elle se jeta dans les bras de Gabriel. Un peu embarrassé, il la serra contre lui.
— Je reviendrai, murmura-t-elle.
— Je sais. Vas-y, maintenant.
Izri tendit la main à Gabriel.
— Prends soin d’elle, mon jeune ami. Sinon, t’auras affaire à moi.
— Je ne prendrai pas ce risque ! plaisanta Izri d’une voix nouée par l’émotion. À bientôt.
Gabriel regarda la voiture s’éloigner sur la piste puis disparaître sur la route.
— Mission accomplie, Tayri, murmura-t-il.