103

Le jour vient de se lever, j’entends Izri dire au revoir à Greg. Je l’entends monter dans sa voiture.

Je l’entends m’abandonner.

Mais au moins, il n’est pas mort. Ce fameux Dieu que j’ai prié toute la nuit existe peut-être, finalement.

Quelques minutes plus tard, Greg fait irruption dans la remise. Il s’accroupit devant moi, me crache la fumée de sa clope à la figure.

— Et voilà, chérie, ton prince charmant s’est barré… Dommage.

Il coupe le scotch, je me désolidarise de la poutre pour m’écrouler d’un bloc. C’est comme si je n’avais plus de colonne vertébrale pour me soutenir. Il libère mes chevilles et mes poignets, je suis incapable du moindre mouvement.

— Allez, debout, Tama !

Recroquevillée dans la crasse, je reste inerte.

— J’ai dit DEBOUT ! hurle Greg.

Il m’attrape sous les aisselles, m’arrache à la poussière et me pousse vers la sortie. Je voudrais marcher, mon corps s’y refuse. Je tombe à nouveau, il recommence. Mes mains sont en sang et pourtant, je ne sens pas la douleur. Ou plutôt, je ne suis plus qu’une douleur. Quand j’atteins enfin la maison, la chaleur me redonne un peu de vie. Mais aucune force.

— Nettoie-moi tout ça ! ordonne Greg.

À genoux dans la salle à manger, je regarde autour de moi les restes de leur petite soirée.

— Je veux que ce soit nickel dans deux heures, OK ? Parce que j’attends quelqu’un !

— Je voudrais boire un verre d’eau. Et me laver…

— Magne-toi le cul sinon je te jure que tu vas morfler. Compris, Tama ?

— Je ne m’appelle pas Tama, murmuré-je sans lever les yeux.

— Hein ? C’est le froid qui t’a bousillé le cerveau, Tama ?!

Il s’installe dans le canapé, allume une nouvelle cigarette et jette la cendre par terre. Lentement, je me relève, essayant de retrouver l’usage de mes membres. Le décor tangue, moi aussi.

— J’ai dit deux heures, rappelle Greg. Pas une minute de plus… Et il y a mes fringues à laver, aussi.

En m’agrippant aux meubles, je commence à débarrasser les verres sales, les restes de nourriture, les assiettes. Par miracle, je ne casse rien et parviens à tout rapporter dans la cuisine. Je lance le lave-vaisselle, vide les cendriers. Je sors l’aspirateur du placard, le branche dans le salon tandis que Greg m’observe, goguenard.

— Ton mec est vachement remonté contre toi… Tu sais comment il aime liquider ceux qui l’ont trahi ?

Je mets l’aspirateur en marche, ses décibels me permettront au moins de ne plus entendre les sarcasmes de ce salaud. À chaque seconde, je menace de m’écrouler à nouveau.

L’épuisement, la douleur, le chagrin.

Le malheur.

Je porte sur mes épaules le poids de la servitude et je crois qu’il n’a jamais été aussi lourd qu’aujourd’hui.

Parce que Izri m’a abandonnée.

Parce que l’espoir m’a quittée.

 

Au bout de deux heures, la maison est à peu près propre. J’ai enfin le droit de boire un verre d’eau et Greg m’autorise à me laver.

Il paraît que je pue. C’est sans doute vrai.

Nouvelle humiliation. Prendre ma douche sous les yeux de mon tortionnaire. Me mettre nue devant lui, subir son regard sur ma peau. Mais je n’ai pas le choix. Je veux me débarrasser de toute cette crasse, réchauffer mon corps sous l’eau chaude. Même si le froid restera en moi à jamais.

Assis sur le tabouret, Greg me fixe avec rapacité. Je sors du bac, m’enroule dans une serviette et quitte la salle de bains.

Bien sûr, il me suit jusqu’à la chambre.

Il a fait disparaître la plupart de mes vêtements pour rendre ma supposée fuite plus réaliste et je n’ai plus que deux vieux tee-shirts et un jean. De toute façon, je n’ai pas le loisir de m’habiller. Greg en a décidé autrement.

Allongée sur la banquette, je ferme les yeux. Il s’acharne sur moi, je n’ai aucune réaction, comme si je ne ressentais plus rien.

Comme si j’étais morte.

Je ne suis plus qu’une esclave et rien d’autre.

 

J’ai retrouvé ma liberté. Même si je suis en cavale.

J’ai pris mon temps. Je me suis arrêté pour boire un café, puis j’ai fait une longue pause déjeuner. Je me suis grisé de vitesse avant de me perdre dans la contemplation. Les Cévennes sont toujours aussi belles.

Je suis presque arrivé à l’adresse que m’a donnée Tarmoni, mais ici, les adresses sont assez floues. Je finis tout de même par trouver la maison. Perdue au milieu de nulle part, perdue au milieu du Gévaudan. La clef m’attend dans une jarre et j’ouvre la porte massive.

Il fait encore plus froid dedans que dehors, mais je suis surpris par la modernité de cet intérieur. Ici, tout a été refait. Une grande pièce, qui fait office de salle à manger et de salon, donne sur une cuisine équipée. Un couloir mène à une chambre vaste et lumineuse. À l’étage, deux autres chambres.

C’est bien trop grand, mais je me sens tout de suite chez moi. Comme d’habitude, Tarmoni a bien fait les choses. Il m’a expliqué que le propriétaire avait rénové cette vieille baraque pour la transformer en gîte de vacances.

Je commence par mettre les radiateurs en marche puis j’installe mes vêtements dans l’armoire de la chambre. Ensuite, j’allume un des portables que l’avocat m’a achetés. À l’intérieur de la maison, ainsi que je m’en doutais, aucun réseau. Il faut que j’aille au bout du terrain, immense, pour avoir deux barres.

Je compose le numéro de Tarmoni et lui laisse un message lapidaire. Il risque d’être mis sur écoute et va me rappeler avec le même type de portable que le mien. Pour patienter, je m’assois sur un rocher et allume une cigarette.

 

Après avoir servi son déjeuner à Greg, j’ai eu le droit d’aller dans mon placard. Couchée sur le sol, j’ai plongé dans un sommeil noir et amer.

Quand j’ouvre les yeux, il fait encore jour. La maison est silencieuse, Greg est peut-être parti.

Rassurée, je referme les yeux. Il faut que je dorme. Pour oublier la souffrance, la peine et toutes les horreurs qui m’attendent.

Il faut que je dorme pour ne pas perdre la raison.

Mais, au bout de quelques minutes, une voix m’oblige à revenir. Dès que je l’entends, mon cœur se contracte à mort. Je me mets à trembler, mes yeux s’emplissent de larmes.

Cette voix, c’est l’effroi absolu.

Je me ratatine contre le mur, au fond de ma cellule.

Non, c’est impossible…

 

En face de moi, un panorama grandiose.

Plus de barreaux, de murs ou de barbelés.

En face de moi, le silence.

Plus de cris, de plaintes ou d’insultes.

En face de moi, l’espace, à perte de vue.

Ça me file le vertige.

Mon séjour à l’ombre laissera des traces. De nouvelles cicatrices. Mais celles-ci seront invisibles.

Tarmoni me rappelle au bout de quinze minutes qui m’ont semblé être des secondes. Alors que quinze minutes en taule, c’était une éternité.

— Salut, Izri… Tu aimes l’endroit ? me demande-t-il.

— C’est parfait, dis-je avec un petit sourire. Merci, mon ami…

— De rien… La soirée avec Greg s’est bien passée ?

— Pas mal. Il a essayé de se racheter, je crois.

— Tu ne lui as pas dit où tu allais, au moins ?

— Non, ne t’en fais pas.

— Bon, les flics sont venus me voir. Ils sont furieux que tu ne te sois pas présenté au contrôle ce matin.

— Tu les as consolés, j’espère ?

— La main sur le cœur, je leur ai assuré que je n’avais aucune idée de l’endroit où tu te trouvais mais que si jamais tu entrais en contact avec moi, j’essaierais de te convaincre de te rendre à la justice !

— Eh bien, qu’ils me cherchent, ça va les occuper un moment.

— Oh, ça, ils vont te chercher, tu peux en être sûr ! rigole Tarmoni. Bon, faut que je te laisse, j’ai une audience. Appelle-moi, hein ?

— Promis.

— Et reste très prudent.

— Compte sur moi…

Je raccroche et regarde un long moment l’horizon en songeant que cet endroit plairait beaucoup à Tama.

 

Greg m’attrape par le bras, je hurle. Il me sort du placard, je résiste, m’accrochant à tout ce que je peux. De force, il me conduit jusqu’à la cuisine où m’attend mon pire cauchemar.

Mes yeux s’emplissent d’une crainte sans nom.

Mejda me sourit.

Toutes blessent, la dernière tue
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