79

Dehors, le vent se déchaînait. Ses hurlements sinistres encerclaient la maison telle une meute de loups affamés.

La nuit était déjà bien avancée mais ils étaient toujours dans la salle à manger.

Elle, devant la cheminée, près de ce chien aussi monstrueux qu’affectueux.

Lui, assis dans un fauteuil, en train de lire.

On aurait pu croire qu’il s’agissait d’un père et de sa fille passant une soirée tranquille au coin du feu.

Sauf qu’ils se surveillaient l’un l’autre. Sauf qu’ils se posaient mille questions.

Elle se leva pour aller boire un verre d’eau côté cuisine. Gabriel la garda discrètement à l’œil. Elle lui avait prouvé de quoi elle était capable.

Elle revint dans le salon, s’arrêta devant la bibliothèque.

— Si tu veux un livre, sers-toi, proposa Gabriel.

Elle ouvrit les portes en verre. Après une brève hésitation, elle se saisit d’un roman, contempla longuement la couverture.

— Il est bien celui-là, fit Gabriel.

— Je… C’est bizarre, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, murmura la jeune femme.

— Peut-être que tu l’as lu.

— Peut-être.

Elle secoua la tête, gardant le livre entre les mains.

— Comment c’est possible que je ne me souvienne de rien ?

Gabriel haussa les épaules.

— Amnésie rétrograde. La commotion cérébrale, sans doute. À moins que ce soit une manière de te protéger.

— Me protéger ? s’étonna-t-elle.

— Disons que si certains souvenirs font trop mal, ton cerveau a peut-être choisi de les occulter pour le moment. Comme si tu mettais un voile sur ce que tu ne veux plus voir… Une sorte de réflexe de défense.

— Je vois… Vous auriez aimé que ça vous arrive ?

Étonné, il mit un moment à répondre.

— Je n’ai pas eu cette chance.

— Ne le regrettez pas. C’est terrifiant de ne pas avoir de passé…

— Je veux bien te croire, dit Gabriel en posant son livre sur l’accoudoir du fauteuil.

— Parfois, j’ai l’impression d’être un grain de sable perdu dans le désert. Aucun repère, aucun souvenir auquel me raccrocher, qu’il soit bon ou mauvais… Aucune racine pour m’attacher à cette vie.

— Tu as peur ?

— Je suis morte de trouille, oui ! Et si… si ça ne revenait jamais ?

— Ce serait étonnant, la rassura Gabriel.

Elle retourna sur l’épais tapis devant la cheminée, posa le livre sur ses genoux. Mais cette fois, elle s’assit face à Gabriel.

— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

De plus en plus surpris, il alluma une cigarette pour cacher son trouble.

— Je n’attends rien, fit-il. C’est toi qui as débarqué chez moi, je te rappelle.

— Je sais, mais… Si vous ne m’avez pas tuée, c’est qu’il y a une raison, non ?

Gabriel se leva, elle eut un imperceptible mouvement de recul.

— Je crois qu’il est l’heure d’aller dormir, dit-il.

 

Elle se glissa sous les couvertures et garda la lampe de chevet allumée. Il ne l’avait pas menottée au lit, elle allait passer sa première nuit libre.

Libre… Même s’il y avait une grille à la fenêtre et que la porte de la chambre était fermée à double tour.

Cet homme n’était peut-être pas un monstre, finalement. Seulement un déséquilibré, un être perdu.

Elle attrapa le roman qui l’avait accompagnée jusque dans la chambre et regarda encore la couverture. Ces couleurs, cette illustration… Cet objet lui était familier sans qu’elle puisse le raccrocher à quoi que ce soit.

Elle posa la nuque sur l’oreiller et s’endormit aussitôt, le livre serré contre sa poitrine.

 

Dans le salon, Gabriel s’étendit sur le canapé. Sophocle vint se coucher sur le tapis, son maître lui accorda quelques caresses.

Il faudrait peut-être qu’il songe à installer un lit dans la seconde chambre. Son dos ne supporterait pas encore très longtemps les nuits sur ce vieux sofa.

Si vous ne m’avez pas tuée, c’est qu’il y a une raison, non ?

— C’est Lana qui me l’a demandé, murmura-t-il. Et je ferais n’importe quoi pour elle.

Toutes blessent, la dernière tue
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