58

La veille, après l’avoir embrassée, il est parti. Depuis, Tama l’attend.

Encore une nuit sans lui, une journée de solitude.

Pourtant, Tama ne lui en tient pas rigueur. Elle ne se sent pas encore le droit d’exiger quoi que ce soit de lui. De lui ou de quelqu’un d’autre, d’ailleurs. C’est déjà tellement irréel de vivre libre.

Libre, même si c’est enfermée dans un appartement.

Irréel qu’un homme comme Izri s’intéresse à une pauvre fille comme Tama. Ancienne esclave, bonne à tout faire, on le lui a répété si souvent.

Alors, Tama fait comme s’il allait rentrer d’une minute à l’autre. Hier soir, elle a cuisiné un dîner qui a refroidi doucement. Puis elle s’est apprêtée pour aller se coucher, des fois qu’il revienne pendant la nuit.

Lorsqu’elle s’est réveillée, elle a préparé deux petits déjeuners qu’elle a mangés seule. Ensuite, elle a nettoyé un appartement déjà propre, traquant le moindre grain de poussière. Elle a passé une heure sur la terrasse à écouter les bruits du dehors, écouter vivre les autres.

Dans la chambre d’Izri, devenue leur chambre, elle a pris un livre sur les étagères et s’est aperçue avec angoisse qu’elle les avait tous lus ou presque.

Elle a dégoté un bloc-notes et un stylo et s’est mise à écrire une longue lettre à son père. Ça ressemble un peu à la missive qu’elle avait rédigée une nuit, chez les Charandon, à l’attention de sa tante Afaq.

Mais depuis, Tama a grandi.

Depuis, Tama a souffert, davantage encore.

Longtemps, elle a cherché les mots. Ceux, capables de raconter l’indicible. De rétablir la vérité. Hésitant sur ce qu’elle devait dévoiler et ce qu’elle devait tenir secret.

Au bout de trois pages, elle s’est arrêtée et a relu plusieurs fois. Elle est restée sidérée par l’horreur de sa propre vie. Noir sur blanc, sa courte existence ressemble à une malédiction.

Elle plie la lettre, la cache dans son ancienne chambre puis reste des heures sur le lit, les bras en croix.

Pourquoi moi ?

 

Izri rentre vers 19 heures, accompagné d’un homme. Un homme d’une cinquantaine d’années que Tama trouve d’emblée très impressionnant. Grand, le visage carré et marqué par les années, le regard glaçant.

— Tama, je te présente mon ami Manu.

Manu lui serre la main, Tama se sent soudain minuscule.

Il lui adresse un sourire, elle a l’impression d’être une proie.

Ignorant qu’Izri ramènerait un invité à la maison, elle a passé l’une des robes qu’il lui a offertes et s’en trouve mal à l’aise, vu que la robe en question est plutôt courte.

Izri et Manu s’installent dans le petit salon et Tama leur apporte à boire et à manger. Elle s’assoit près d’Izri tandis que Manu la dévisage avec insistance. Il ne lui pose pourtant aucune question. Puis elle comprend qu’ils désirent rester entre hommes. Alors, elle prend un paquet de biscuits et s’exile dans la chambre. Elle n’ose plus en sortir et bouquine jusqu’à 23 heures.

Elle n’essaie pas d’écouter ce qu’ils se disent. Après tout, ce ne sont pas ses affaires. Tout juste si, par moments, elle les entend rire. D’instinct, elle sent qu’ils sont proches, qu’ils se connaissent depuis longtemps. Que ce Manu tient une place importante dans la vie de l’homme qu’elle aime.

Et s’il est important pour lui, il sera important pour elle.

Au beau milieu de la nuit, Izri la rejoint et la prend dans ses bras. Il est affamé et elle fait ce qu’elle peut pour le rassasier.

Elle voudrait qu’il lui dise des mots tendres. Elle aimerait entendre qu’elle aussi, tient une place importante dans sa vie.

Mais Izri reste silencieux puis plonge dans un profond sommeil. Alors Tama s’endort contre lui, se berçant d’espoirs.

D’illusions, peut-être.

*
*     *

Izri est installé dans le canapé, devant la télévision. Dans la cuisine, Tama termine de préparer le dîner puis elle met la table et s’approche du jeune homme.

— Izri ?

— Ouais ?

— Qui c’est qui faisait le ménage ici, avant que j’arrive ?

— La voisine.

Il fronce les sourcils et tourne soudain la tête vers elle.

— Qu’est-ce qu’il y a, Tama ? Ça te gonfle de faire le ménage ou quoi ?

— Mais non, pas du tout ! s’empresse-t-elle de répondre. Au contraire…

— Alors pourquoi tu demandes ?

Il y a un soupçon d’agressivité dans sa voix et Tama s’en veut d’avoir engagé cette discussion. Pourtant, elle doit poser la question qui lui bouffe le cerveau depuis des semaines.

— Tu… Tu ne vas pas me renvoyer chez ta mère, n’est-ce pas ?

Izri met quelques secondes à répondre. Quelques secondes qui lui font froid dans le dos. Il la toise d’une façon étrange, arborant un léger sourire.

— Ça dépend, dit-il enfin. Si tu es gentille avec moi, tu restes. Sinon…

Debout face à lui, Tama se transforme en statue de sel. Alors, d’un signe de main, Izri lui ordonne de s’approcher. Il passe ses bras autour de ses cuisses et l’attire contre lui. Il soulève son tee-shirt, dépose un baiser sur son ventre. Puis il la fait basculer sur le canapé et s’allonge sur elle.

— Tu trouves que je suis pas assez gentille ? murmure-t-elle.

Il s’aperçoit qu’elle a les larmes aux yeux et éclate de rire.

*
*     *

Ça fait désormais deux mois et demi que je vis chez Izri. J’ai pris un peu de poids depuis que je mange normalement. Il trouve que ça me va bien, alors je mange avec plus d’appétit encore !

Izri aussi, a beaucoup d’appétit. Mais pas seulement pour la nourriture que je lui prépare. Il a de l’appétit pour moi. Il est infatigable, insatiable.

Parfois, il ne me regarde pas, comme si j’existais pas.

Parfois, au contraire, il me dévore des yeux pendant de longues minutes.

Il m’a encore offert des vêtements, tous plus beaux les uns que les autres. Des bijoux, aussi. Des boucles d’oreilles, des bracelets en or, des bagues. Si Mejda ou Sefana voyaient ça, elles en seraient vertes de jalousie !

Je ne sais toujours pas ce qu’il fait dans la vie. Je lui ai posé la question, il ne m’a pas répondu.

Il est comme ça, Izri : mystérieux, énigmatique. Un jour, il me le dira, j’en suis sûre. Ou je le devinerai.

Il y a deux nuits de cela, j’ai rêvé que sa mère venait me chercher et qu’Izri la laissait faire. C’est un cauchemar que j’endure souvent.

Mais visiblement, je ne suis pas la seule à traverser de mauvais rêves. À plusieurs reprises, j’ai vu qu’Izri avait un sommeil agité. Il lui arrive même de pleurer pendant qu’il dort. J’aimerais savoir ce qui le rend si triste, tout partager avec lui. Mais je dois être patiente, attendre qu’il veuille bien se confier à moi.

Souvent, aussi, je rêve que je retourne chez mon père et qu’il me jette dehors en me disant que je l’ai trahi, déshonoré. Il ne peut pas savoir que je couche avec Izri, mais, s’il l’apprenait, il refuserait de me parler à tout jamais. J’en suis sûre.

Je ne lui ai pas envoyé la lettre que je lui ai écrite. Je la relis chaque jour à voix basse avec l’impression étrange qu’il peut m’entendre. Et je me rassure en me disant qu’un jour, j’épouserai Izri et pourrai le présenter à ce qui reste de ma famille. C’est juste une question de temps.

C’est l’homme de ma vie, je n’ai aucun doute sur ce point. Il m’a choisie, m’a sauvée, me couvre de cadeaux et m’aime comme personne avant lui ne m’avait aimée.

Que pourrais-je demander de plus ?

Alors, pourquoi ce sentiment étrange en moi ? Cette impression de vide, parfois. Comme si, en traversant ma vie, pourtant si brève, j’avais laissé des bouts de chair, des morceaux de moi.

Perdus, pour toujours.

 

Lorsque Izri rentre, il est près de 20 heures. Je viens à sa rencontre et il me prend dans ses bras.

— Je t’ai préparé ton plat préféré, lui dis-je.

— C’est toi, mon plat préféré !

Je ris en me blottissant dans ses bras puissants.

— Et si on sortait ce soir ? propose-t-il.

Je le regarde avec étonnement. Et un peu de crainte aussi.

— Allez, habille-toi, je t’emmène au resto !

— Je ne suis jamais allée au restaurant, tu sais, et…

— Discute pas !

Il s’assoit dans le canapé et me répète d’aller me préparer. J’ouvre mon armoire mais ne sais quelle tenue choisir. Comment s’habille-t-on pour se rendre au restaurant ? Je reviens me poster devant lui, une robe dans chaque bras.

— Laquelle ?

— La noire. Dépêche-toi, je meurs de faim !

Je repars en courant vers la salle de bains et passe la robe noire. Puis je me coiffe et mets les bijoux qu’il m’a offerts. Je me contemple quelques secondes dans le miroir. Mes cheveux sont à nouveau bien longs et vu qu’ici j’ai du vrai shampooing, ils brillent de mille feux. Comme ceux de ma mère.

Nous descendons les quatre étages à pied, je serre sa main dans la mienne. Je n’avais jamais vu l’immeuble de l’extérieur et découvre une charmante copropriété avec un parking fermé et un joli jardin. Je découvre aussi la voiture d’Izri ; une magnifique voiture rouge, une italienne, avec un intérieur en cuir noir. Je m’installe sur le siège passager, boucle ma ceinture.

J’ai l’impression de partir en voyage. L’impression que je m’en vais pour un tour du monde. Izri roule vite, je me sens bizarre. En proie à des vertiges mais aussi grisée par la vitesse. Après une demi-heure de trajet, nous entrons dans Paris et Izri gare son bolide sur une grande avenue. Il prend ma main et nous marchons quelques minutes avant d’arriver à destination. Un restaurant marocain qu’Izri semble bien connaître. Il serre la main au patron mais oublie de me présenter. Nous nous asseyons à une table un peu en retrait des autres et j’observe ce qui m’entoure avec des yeux d’enfant. La décoration est luxueuse ; couleurs vives, mosaïques, lumières partout et même des palmiers nains dans de grandes jarres.

Moi, Tama, la petite bonniche, je suis attablée dans un grand restaurant parisien avec un jeune homme que toutes les femmes regardent avec envie.

J’ai toujours cette impression étrange d’évoluer dans un conte de fées. L’impression qu’une page va se tourner et que je vais brusquement replonger dans la sordide réalité. J’ai le sentiment de ne pas mériter de vivre ce rêve. Le sentiment de ne pas être à ma place.

De ne plus être à ma place.

À chaque seconde, je redoute d’être démasquée et renvoyée dans ma buanderie.

Alors, quand Izri me demande si je suis bien, j’ose enfin lui confier mes peurs intimes. Il me dévisage un court instant avant de répondre :

— C’est moi qui décide de ta place, Tama. Et pour l’instant, ta place, c’est ici.

Toutes blessent, la dernière tue
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