75

Il avait fermé la porte, glissé la clef dans sa poche. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. C’était à elle de gagner sa confiance.

La confiance d’un assassin.

Elle n’était plus menottée au lit, c’était un progrès notable.

Assise à table, elle le regardait servir le repas. Elle s’apprêtait à dîner en tête à tête avec un homme dont elle ignorait encore le prénom.

— Comment vous vous appelez ? demanda-t-elle.

— Tu sauras mon nom lorsque tu te souviendras du tien.

Le silence s’imposa. Que pouvaient-ils se dire, alors qu’ils ne se connaissaient pas ? Alors qu’elle ne se connaissait pas.

La jeune femme se força à feindre l’appétit, les yeux rivés sur son assiette.

— Je ne suis pas très doué pour la cuisine, désolé.

— Non, c’est bon, au contraire. Je… Ça fait combien de temps que je suis ici ?

— Onze jours, révéla Gabriel sans hésitation.

— Onze jours ? répéta-t-elle, sidérée. Mais…

— Tu es restée un moment dans les vapes. Tu ouvrais les yeux, les refermais aussitôt. J’ai cru que tu ne survivrais pas… Tu es sacrément résistante !

Elle posa sa fourchette, contempla le feu dans la cheminée.

— Ça vous aurait arrangé, hein ?

— Sans aucun doute, asséna-t-il.

Une douleur la traversa de part en part.

— J’ai quel âge, d’après vous ?

Il la fixa avant de répondre. Ça la mit mal à l’aise.

— Je ne sais pas… Je dirais entre dix-huit et vingt.

— Et vous ?

Il esquissa un sourire.

— Ça t’intéresse vraiment ou tu veux juste faire la conversation ?

Elle haussa les épaules.

— Vous n’êtes pas obligé de répondre.

— C’est sûr.

Heureusement qu’il y avait le crépitement des flammes pour meubler les longs silences. Pourtant, elle avait tant de questions à lui poser. Elle voulait sincèrement le connaître. Connaître cet homme qui n’avait pas été capable de l’assassiner. Alors que c’était son sacerdoce.

— J’espère que vous n’allez pas vous fâcher, reprit-elle, mais…

— Vaudrait mieux pas.

Elle fronça les sourcils.

— Vaudrait mieux pas que je me fâche, précisa-t-il. Mais essaie toujours.

— Lana… C’était votre épouse, n’est-ce pas ?

— Ma femme s’appelait Louise.

— Ah… Pardon, je… J’ai compris de travers apparemment.

— Lana, c’est ma fille… C’était ma fille.

Il se leva, remit du bois dans l’âtre. Elle regarda son dos, sa nuque, puis le tisonnier posé près de la cheminée. Elle aurait presque pu le toucher. S’en saisir, l’assommer avec et prendre le large. Il lui fallait juste dominer sa peur. Oublier l’image de la tombe.

Comme s’il avait deviné ses pensées, il tourna la tête et elle baissa les yeux.

Sans passé, on n’a plus grand-chose à perdre. Mais si ses souvenirs avaient disparu, son instinct de survie, lui, était encore intact, ancré dans ses gènes.

Il revint s’asseoir en face d’elle, alluma une cigarette.

— Je me suis marié quand j’avais ton âge, révéla-t-il. À vingt ans.

— Et… votre femme n’est plus avec vous ?

Il répondit d’un signe de tête énigmatique. Qui semblait vouloir dire non.

— Personne ne vient jamais ici, si c’est ce que tu cherches à savoir. Même pas le facteur.

— Je ne cherche rien, murmura-t-elle. Juste à comprendre qui est mon hôte.

Gabriel sourit à nouveau.

— Ton hôte est un tueur qui vit seul au milieu de nulle part.

Malgré le feu tout proche, elle sentit une coulée de givre partir de sa nuque pour descendre jusqu’à ses reins.

*
*     *

L’inconnue s’était assise en tailleur devant la cheminée. D’une main, elle caressait Sophocle avec une tendresse inattendue.

Gabriel la regardait.

Avec une tendresse inattendue.

Pourtant, la colère n’était jamais loin. Cette colère qui ne l’avait pas quitté depuis qu’on lui avait enlevé Lana. Cette colère qui s’était déchaînée depuis qu’il était privé d’elle.

Cette fille mettait son existence en péril, lui faisant courir des risques inédits. Des risques inutiles.

Tandis qu’il la dévorait des yeux, il maudissait sa faiblesse.

Lui qui n’avait jamais été faible ou lâche.

Lana, c’est toi qui me l’as envoyée, n’est-ce pas ? Toi, qui m’as envoyé cette enfant sans passé, sans souvenirs, sans identité. Cette vierge tombée du ciel.

Voulais-tu me faire un cadeau ou bien me punir ?

Peut-être simplement vérifier que j’étais encore humain…

La jeune inconnue tourna la tête vers lui et, pendant une fraction de seconde, dans les yeux de Gabriel, elle eut le visage de Lana.

Toutes blessent, la dernière tue
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