81

Ça fait quatre jours qu’Izri n’a pas bougé du lit. Je reste près de lui constamment et Manu passe nous rendre visite chaque matin. Greg est venu, lui aussi ; il semblait très affecté par ce qui était arrivé à son meilleur ami.

Mon homme souffre mais ne se plaint jamais. Je lui donne à boire, à manger, lui lave le visage et le corps à l’eau tiède. Il n’a rien voulu me dire de ce qu’il lui est arrivé mais je suis certaine qu’il s’est confié à Manu pendant les rares moments où je l’ai laissé sous sa garde. Après tout, peu m’importe qui lui a tiré dessus. Ce qui compte, c’est qu’il l’ait raté.

Manu lui a raconté que c’était grâce à mes intuitions qu’il était encore en vie et Izri a répondu que j’étais son ange gardien.

Aujourd’hui, il est prévu que le médecin revienne et je l’attends, allongée près d’Izri.

— Sans toi, je serais six pieds sous terre…

— Sans toi, je serais six pieds sous terre moi aussi, je réponds.

— Faut pas dire ça, Tama ! Si un jour, je…

Je pose un doigt sur ses lèvres pour l’empêcher de continuer.

— Ce jour n’arrivera pas. Tu entends ? On ne nous séparera pas. Jamais.

Il embrasse ma main, me regarde en souriant.

— Pourquoi tu tiens tellement à moi, hein ? murmure-t-il.

— Parce que je t’aime, évidemment !

— Et… pourquoi tu m’aimes ?

Je réfléchis une seconde avant de répondre.

— Parce que je suis faite pour ça.

*
*     *

C’était un jour de janvier. Le 15, précisément.

J’avais treize ans, j’allais au collège. J’étais heureux que les vacances de Noël soient terminées car j’avais enfin une bonne raison de quitter notre appartement miteux. Une bonne raison de m’éloigner de mon père.

Ce jour-là, à 11 heures du matin, le prof de maths, M. Barmol, m’a accusé d’une faute que je n’avais pas commise. J’ai eu beau lui expliquer qu’il se trompait, il a refusé de me croire. Depuis la rentrée, j’avais bien compris que malgré mes bons résultats, ma gueule ou la couleur de ma peau ne lui revenaient pas.

J’ai fini par l’insulter, il m’a envoyé en permanence. Aujourd’hui encore, je ne sais pas pourquoi j’ai traité ce type de sale con. Sans doute pour fanfaronner devant mes potes. Sans doute parce que après avoir morflé pendant toutes les vacances, j’avais les nerfs à fleur de peau. Sans doute parce que j’en avais marre de payer pour des fautes imaginaires.

Peut-être simplement parce que Barmol, c’était vraiment un sale con.

Le soir, quand je suis rentré, ma mère était encore au travail mais mon père m’attendait dans la petite salle à manger. Dès que j’ai pénétré dans l’appartement, j’ai reçu une gifle.

— Le collège a téléphoné. Tu es renvoyé pendant une semaine.

Je n’ai rien répondu. Que pouvais-je dire, de toute façon ?

Darqawi m’a attrapé par le bras et forcé à quitter l’appartement. La peur m’a saisi, aussi fort que la poigne de mon père. J’ai compris qu’il me conduisait en direction des caves de l’immeuble. Avant que nous franchissions la porte menant au sous-sol, j’ai réussi à lui échapper et me suis enfui vers la sortie. Je courais bien plus vite que Darqawi et pouvais le semer sans aucun problème. Mais à peine avais-je un pied dehors que je suis tombé nez à nez avec le concierge de l’immeuble. Il m’a chopé au passage, je me suis débattu.

— Où tu vas comme ça ? Qu’est-ce que t’as encore fait comme connerie ?

— Laisse-moi ! Laisse-moi !

Mon père est arrivé et m’a récupéré. Il a poliment remercié le gardien et m’a ramené à l’intérieur. Il m’a traîné jusqu’à la cave et je n’ai pu réprimer mes hurlements. Mes appels au secours. Mais je savais que personne ou presque ne descendait jamais dans ces entrailles pestilentielles. Il a déverrouillé la porte et m’a poussé si fort que j’ai atterri contre le mur d’en face.

Toute la journée, la colère de mon père avait germé, mûri, grandi. À cet instant, et après ma pitoyable tentative d’évasion, elle était à son apogée.

Je me suis relevé pour lui faire face. Ses yeux étincelaient, ses poings étaient serrés. J’allais recevoir la raclée de ma vie.

Sur l’une des étagères crasseuses, mon père a récupéré une corde. Elle n’était pas là par hasard et j’ai compris qu’il était descendu avant mon retour de l’école pour tout préparer.

Meurtre avec préméditation.

Assassinat.

— Déshabille-toi, a-t-il ordonné.

Désobéir était la dernière chose à faire. J’avais peut-être une chance de survivre à ce face-à-face, mais si je l’énervais plus encore, j’étais mort. J’ai enlevé mon pull, mon jean et me suis retrouvé en caleçon devant lui. Même si c’était mon père, l’humiliation était cuisante.

— Tourne-toi !

Mes yeux cherchaient désespérément une arme dans ce réduit qui puait la moisissure et la poussière. Un bâton, un morceau de verre. Quelque chose pour anéantir ce bourreau qui prétendait être mon géniteur. L’homme qui aurait dû me protéger envers et contre tout.

Darqawi m’a attaché les poignets et les chevilles et m’a saisi par la nuque. J’ai cru qu’il allait me briser les cervicales tellement il serrait fort. Il m’a jeté au sol, je suis tombé à plat ventre. Il a posé un pied sur mon dos, j’ai hurlé à nouveau. Puis il a allumé une cigarette, une de ses saloperies sans filtre qu’il roulait lui-même.

— T’as la chance d’aller à l’école et tu te fais renvoyer ? a-t-il craché de sa voix rauque. Je suis venu ici, dans ce pays de merde, pour que tu aies une vie meilleure que la mienne ! Je me suis bousillé une jambe à l’usine et je vaux plus rien ! J’ai eu une vie de chien et toi, tu fais quoi ? Tu te fais virer de l’école ? T’es qu’une merde et j’ai honte d’être ton père !

— Je le referai plus, papa ! ai-je gémi d’une voix de fillette.

— Ça, c’est sûr ! a prédit Darqawi.

Il s’est accroupi près de moi, a posé le bout incandescent de sa clope en haut de mon dos. Puis dix centimètres plus bas, encore dix centimètres en dessous. Et ainsi de suite, comme s’il traçait une ligne de feu le long de ma colonne vertébrale. Je criais si fort que j’étais sûr que quelqu’un finirait par m’entendre. D’ailleurs mon père a attrapé un vieux morceau de tissu et me l’a fourré dans la bouche.

— Arrête de gueuler comme une fille ! a-t-il ordonné. Tu deviendras donc jamais un homme ?

Il a allumé une autre cigarette et, avec son pied, m’a retourné. Châtiment identique sur le torse et le ventre. Il est même descendu plus bas malgré mes supplications étouffées par le chiffon. Ensuite, il m’a brûlé les cuisses et s’est arrêté à hauteur des genoux. Sans doute parce qu’en cours de sport, j’étais obligé de porter un short et que sa petite séance de torture laisserait des traces indélébiles.

Après, il s’est assis sur un vieux tabouret, a fumé sa cigarette en me regardant pleurer pendant plusieurs minutes.

— Une vie de chien, répétait-il sans cesse. À cause de toi… Si on m’avait pas marié à ta putain de mère, si j’avais pas eu à te nourrir, quelle belle vie j’aurais pu avoir !

À cet instant précis, j’ai compris combien mon père me détestait. J’étais juste un fardeau, un boulet qu’il traînait derrière lui.

J’avais gâché sa vie. Comme il gâchait la mienne.

Il a écrasé sa cigarette sur le sol en terre et m’a remis debout. J’ai prié pour que ce soit terminé, pour qu’il ait eu sa dose. Mais il m’a passé un câble électrique autour du cou, a attaché l’autre extrémité au montant des étagères et a serré jusqu’à ce que mes talons décollent du sol.

Ce salopard était en train de me pendre.

Quand il a eu terminé, seuls mes orteils touchaient encore par terre.

— Tu vas avoir le temps de réfléchir.

Il a éteint la lumière, fermé la porte à double tour. J’ai essayé de poser mes pieds à plat et le câble a comprimé ma trachée au point que l’air n’y passait plus.

J’ai mis plus d’une demi-heure à recracher le chiffon qu’il avait enfoncé dans ma gorge. Mais le câble était si serré que je ne pouvais plus crier ni appeler. Combien de temps mes jambes allaient-elles résister ? Je me suis dit que c’était ma dernière nuit. Ma dernière heure.

J’allais crever seul dans une cave à treize ans.

Au bout d’une heure de ce supplice, j’ai plié les genoux. En finir. Il fallait en finir avec cette vie de chien.

 

Soudain, la porte s’est ouverte, la lumière s’est allumée ; j’étais en train de perdre connaissance. J’ai deviné une silhouette massive qui approchait de moi. Croyant que c’était Darqawi, j’ai réussi à dire non.

Une main a pris un sécateur pour couper le câble. Je me suis écroulé face contre terre et, ensuite, j’ai plongé dans un trou noir, tellement profond que j’ai eu l’impression de chuter du haut d’une falaise.

Quand je me suis réveillé, j’étais dans un lit, au milieu d’une chambre aux murs verts. J’avais quelque chose de dur autour du cou et je ne pouvais plus bouger.

Une dame en blouse blanche est entrée et m’a dit que j’étais à l’hôpital. Que j’avais une minerve et que j’allais la garder longtemps.

 

Plus tard, j’ai appris que ma mère m’avait cherché en rentrant du travail. Qu’elle était passée voir le gardien de l’immeuble et qu’après sa visite, celui-ci avait eu l’idée d’aller jeter un œil dans notre cave. Il était arrivé juste à temps, m’avait libéré avant d’appeler les secours et la police. Pendant que le Samu me conduisait à l’hôpital, les flics conduisaient mes parents au commissariat. Ma mère a été libérée au bout de vingt-quatre heures, mon père placé en détention à la maison d’arrêt.

J’ai été condamné à quinze jours d’hôpital. Darqawi à six mois de prison.

*
*     *

Manu a posté des hommes du clan devant chez eux. Ils sont toujours deux, se relayant jour et nuit. Ils restent dehors dans leur voiture, ne rentrant que pour boire un café ou manger ce que Tama leur prépare. Elle les sait armés jusqu’aux dents, mais ça ne l’impressionne pas plus que ça, d’autant qu’ils se montrent polis et courtois.

C’est là qu’elle réalise à quel point Izri est respecté.

Manu lui a expliqué que tant qu’il n’avait pas retrouvé celui qui avait tenté d’abattre son homme, ils resteraient là.

Izri a quitté le lit hier pour la première fois. Tama l’a aidé à prendre une douche avant de refaire son pansement. Il est encore assez faible mais le médecin jure qu’il est sorti d’affaire.

Tama apporte un café à leurs gardes du corps. Il est presque minuit et elle n’a pas envie qu’ils s’endorment dans leur voiture ! Puis elle rejoint Izri dans la chambre.

— Comment tu te sens, mon amour ?

— Ça va. Je pense que demain, je pourrai me lever. Manu vient d’appeler… Il a chopé le salopard qui a voulu me fumer.

Tama frissonne en imaginant cet homme entre les mains de Manu. Malgré ce qu’il a fait, elle ne peut s’empêcher de ressentir de la pitié pour lui.

— C’est qui ?

— Un concurrent, élude Izri. Il comptait se débarrasser de moi et de Manu pour mettre la main sur certaines de nos affaires… Manu me le garde au chaud.

— Tu es sûr de vouloir faire ça ? murmure Tama.

Iz tourne la tête vers elle, la réponse se lit en lettres noires au fond de ses yeux.

— Si je veux que personne n’ose recommencer, il le faut, dit-il simplement.

— Est-ce que tu vas… ?

Izri fait mine de se trancher la gorge, Tama frissonne à nouveau. Elle a tendance à oublier que l’homme qu’elle aime passionnément est un criminel. Mais la vie se charge de le lui rappeler avec toute la brutalité dont elle sait faire preuve. Izri pose une main sur son épaule, caresse doucement son bras.

— Viens plus près, murmure-t-il.

Tama ne bouge pas. Elle a l’impression que la dépouille glacée du concurrent est étendue entre eux. Alors, c’est Izri qui s’approche. Le mouvement réveille sa douleur, il gémit.

— T’es pas en état. Ce ne serait pas raisonnable.

— T’inquiète pas pour ça…

Il embrasse son visage, son cou, descend jusque sur ses seins puis son ventre. Aussitôt, elle fond de plaisir. Pourquoi est-elle incapable de lui résister ? De lui dire non ?

Quelques secondes plus tard, elle oublie les questions, elle oublie même le concurrent. Elle ne pense plus qu’à lui, qu’à eux. Qu’à cette passion qui les consume lentement, jour après jour.

Cette passion qui un jour, elle le sait, les brûlera vifs.

 

Plus tard dans la nuit, Tama est brutalement arrachée à son rêve. Ce sont les gémissements d’Izri qui viennent de la réveiller. Elle allume la lampe de chevet et découvre ses mains crispées sur les draps auxquels il s’accroche éperdument.

Sa bouche entrouverte laisse échapper son désespoir, sa peur.

Ses yeux fermés, un flot de larmes brûlantes.

Tama pose une main sur son bras et lui parle doucement.

— Iz, mon amour… Calme-toi…

Il sursaute en poussant un cri.

— Tu faisais un cauchemar, dit-elle. C’est fini, maintenant…

Il essuie son visage et quitte la chambre. Au lieu de se rendormir, Tama décide de le rejoindre. Elle enfile un gilet et le retrouve dehors, sur la terrasse. Elle pose son front au milieu de son dos.

— On n’oublie jamais, hein ?

— Non, répond-il. Jamais…

*
*     *

J’ai porté la minerve pendant près de deux mois, mais une semaine après ma sortie de l’hôpital, je retournais au collège. Ironie de la vie, le jour de ma reprise, mon premier cours était avec Barmol.

Pendant une heure, je l’ai fixé sans discontinuer. Barmol n’était pas spécialement courageux et plus les minutes passaient, plus il transpirait. Quand la sonnerie s’est déclenchée, j’ai pris tout mon temps pour ranger mes affaires. Nous nous sommes retrouvés seuls et je me suis planté devant lui. J’ai approché mon visage tuméfié du sien.

— Bien essayé, lui ai-je murmuré. Mais tu as raté ton coup, sale con. Parce que je ne suis pas encore mort.

Puis j’ai quitté la classe et je n’ai pas été inquiété pour mes propos. Barmol est allé pleurer dans les jupes du principal, mais ce dernier étant désormais au courant de ce qui m’était arrivé, je n’avais plus grand-chose à craindre.

Darqawi est sorti de taule au bout de quatre mois avec l’interdiction formelle de s’approcher de moi. Ne pouvant pas revenir vivre dans notre appartement, il a trouvé une place dans un foyer à deux kilomètres de notre immeuble.

Pendant longtemps, je ne l’ai pas revu. Je vivais seul avec ma mère qui a commencé à se confier. J’ai ainsi appris qu’ils ne s’étaient pas choisis l’un l’autre. C’était une décision de leurs familles respectives.

Je n’étais pas le fruit de l’amour, seulement le résultat d’un mariage arrangé.

Mes parents ne s’étaient jamais aimés, tout juste supportés pendant les premières années de leur vie commune. Détestés les années suivantes.

Mejda m’a juré qu’elle ne regrettait pas ma venue au monde, que j’étais sa seule source de joie.

Je n’ai pas réussi à la croire.

J’avais du mal à croire en quoi que ce soit. En qui ce soit.

À de nombreuses reprises, elle a tenté de justifier sa lâcheté en prétendant avoir été terrorisée par Darqawi. Mais je ne lui ai pas pardonné et je crois que je n’y parviendrai jamais.

Et quand j’ai vu ce qu’elle avait fait subir à Tama, j’ai compris qu’elle n’était pas l’ennemie de Darqawi, seulement sa complice silencieuse.

Aujourd’hui, j’ai Tama. J’ai la chance de connaître l’amour, le vrai. J’ai la chance de partager mes jours et mes nuits avec une femme dont le corps a envie du mien. Une femme qui serait capable de mourir pour moi.

Un bonheur que ni Darqawi ni Mejda n’ont pu connaître.

Toutes blessent, la dernière tue
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