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Tama mange seule dans la cuisine. Ce soir, Izri n’est pas rentré.
Elle a tenté de l’appeler sur son portable, il n’a pas décroché. Même si cela arrive souvent, elle ne peut s’empêcher d’être inquiète. Et s’il avait été arrêté ? S’il avait reçu une balle en pleine tête ? S’il avait eu un accident de voiture ?
Son assiette terminée, elle met un châle sur ses épaules et s’exile sur la terrasse. L’été est fini, pourtant les températures sont encore douces. Elle prend un livre mais ne parvient pas vraiment à se concentrer. Toutes les cinq minutes, elle regarde sa montre, puis le portail.
Inutile de l’appeler encore, elle lui a déjà laissé cinq ou six messages.
Vers 22 heures, elle se réfugie à l’intérieur et allume la télé.
Rien n’y fait, l’angoisse ne la lâche pas. Ce soir, elle sent qu’Izri n’est pas en train de s’amuser dans un bar avec ses copains. Elle ne saurait l’expliquer, mais elle a le sentiment qu’il est en danger. Alors, elle décide d’appeler Manu, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant.
— Bonsoir, Manu, c’est Tama.
— Salut, Tama ! Tu vas bien, ma petite chérie ?
— Bof… Iz est avec toi ?
— Non, pourquoi ?
— Il n’est pas rentré et je suis inquiète, avoue-t-elle.
— Tu le connais, non ?
— Ouais, mais…
— Bon, je vais voir si je le trouve et je lui dis de t’appeler, ça va comme ça ?
— Merci, Manu. Merci beaucoup.
Il raccroche et Tama continue à tourner en rond dans la maison. Cinq minutes plus tard, Manu la rappelle. Elle se jette sur le portable.
— Tama ? Bon, écoute, j’arrive pas à le joindre… Je sais pas où il est mais arrête de flipper, je suis sûr qu’il va bien.
— D’accord, merci, Manu.
— Bonne nuit, ma belle.
Tama se rassoit sur le canapé et réfléchit un instant.
Faire confiance à son instinct, une fois encore.
Elle enfile un gilet, met ses chaussures et quitte la maison. Elle prend la direction de la supérette et tourne à gauche. Le quartier est calme, silencieux. De temps à autre, le bruit d’une voiture qui passe, rien de plus.
Après avoir parcouru cinq cents mètres, elle aperçoit le bolide d’Izri arrêté sur le bas-côté. Son cœur s’emballe, ses jambes aussi. En approchant de la voiture et grâce aux lampadaires de la rue, elle constate qu’il n’y a personne au volant. Elle lit la plaque. Aucun doute, il s’agit bien de l’Alfa d’Izri. Elle regarde au travers de la vitre.
— Merde !
À moitié effondré sur le siège passager, Izri semble endormi. Tama essaie d’ouvrir la portière mais les serrures sont bloquées. Elle tape contre la vitre.
— Iz ?
C’est alors qu’elle voit sur sa chemise une énorme tache de sang au niveau de l’abdomen. Elle s’acharne sur la portière, sans succès. Elle songe à casser la vitre mais réalise qu’elle ne pourra jamais sortir Izri de la voiture.
Appeler les secours ? Il lui a toujours formellement interdit de le faire, quelle que soit la situation.
Appeler Manu, voilà ce qu’il lui a ordonné de faire.
Elle récupère son téléphone, Manu décroche aussitôt.
— Qu’est-ce qu’il y a, ma belle ?
— Manu ! Faut que tu viennes ! Izri est blessé et la portière est bloquée !
Sans même s’en apercevoir, elle vient de hurler au beau milieu de la rue.
— Calme-toi, Tama, ordonne Manu. Explique-moi…
Tama reprend sa respiration.
— Iz est dans sa voiture, il est gravement blessé et je ne peux pas ouvrir les portières !
— Devant la maison ?
— Non, deux rues plus loin. Rue de la Liberté !
— Bouge pas, j’arrive. Et reste calme.
Tama regarde encore Izri qui n’a pas bougé d’un millimètre. Peut-être est-il trop tard, déjà ? Les vitres teintées et le manque de lumière l’empêchent de voir s’il respire encore. Elle se met à pleurer et s’effondre contre la voiture.
— Tu peux pas me faire ça, Iz ! Tu peux pas…
Elle reste là de longues minutes, à sangloter contre la carrosserie de l’Alfa. Puis, incapable d’attendre, elle se relève et cherche un projectile pour briser la lunette arrière. Elle trouve un gros galet qui s’est désolidarisé d’une bordure et s’apprête à le lancer dans la vitre. Elle hésite. Le bruit risque d’inciter les riverains à appeler la police. Et si jamais les flics arrivent avant Manu, Izri peut dire adieu à sa liberté… Alors, elle se ravise et s’assoit sur le trottoir. Elle se bouffe les doigts jusqu’au sang, consultant le cadran de sa montre toutes les trente secondes.
À chaque bruit de moteur, elle espère Manu. Et enfin, au bout de quinze minutes, son énorme 4 × 4 débouche dans la rue. Manu se gare juste derrière l’Alfa et descend. Tama se jette sur lui, agrippant sa chemise.
— Je sais pas s’il est vivant ! sanglote-t-elle. Fais quelque chose, Manu !
— Calme-toi, murmure-t-il.
Il se penche, regarde par la vitre et essaie à son tour d’ouvrir la portière. Puis il récupère une barre de fer dans le coffre du Dodge et brise la lunette arrière. Tama se glisse aussitôt à l’intérieur pour ouvrir une portière. Manu pose un doigt sur la gorge d’Izri.
— Il est vivant.
Il l’attrape à bras-le-corps pour l’asseoir sur le siège passager.
— Tu conduis, il paraît ? Prends le volant, je te suis. Tu rentres la voiture dans le jardin, tu l’approches au maximum de la maison, OK ?
Manu a chargé Izri sur son épaule et l’a porté à l’intérieur avant de le déposer sur la table de la salle à manger. Il a déchiré ses vêtements pour voir l’ampleur de la blessure et j’ai failli m’évanouir. Pas à cause de la vision du sang, mais parce que j’ai pensé, pendant une seconde, qu’Izri était perdu.
Manu a nettoyé les contours de la plaie pour y voir plus clair et m’a dit qu’Izri s’était fait tirer dessus. J’ai hurlé qu’il fallait appeler les pompiers, Manu a refusé. J’ai pris le téléphone mais il me l’a arraché des mains.
Si tu fais ça, tu ne reverras plus jamais Izri. C’est ce que tu veux ? Alors maintenant, tu te calmes et tu me laisses faire.
Manu a donné un coup de fil et un mec s’est présenté chez nous une demi-heure plus tard. J’ai tout de suite compris que c’était un médecin.
Je suis près de la table et je l’aide à soigner Iz. Il l’a sédaté, a extrait la balle et recoud désormais la plaie. Je lui passe les compresses et tout le reste. Izri reprend connaissance, une fois de plus. Je serre sa main jusqu’à me faire mal.
— Je suis là, mon amour, je suis là…
Lorsque le médecin a terminé, il me donne des boîtes de médicaments, m’indique la dose à administrer à Izri et m’explique également comment désinfecter la plaie.
— Je pense que ça ira, dit-il. Mais je ne garantis rien parce qu’il a perdu beaucoup de sang… Ceci dit, il a eu de la chance… si la balle était rentrée dix centimètres plus à droite, il y passait.
Je ferme les yeux et lorsque je les rouvre, je vois Manu filer au médecin une grosse liasse de billets.
— Merci, doc. On va s’occuper de lui.
Le toubib se retire, Manu s’assoit de l’autre côté de la table. Traits tirés, regard sombre.
— Fais-moi un café, Tama.
À contrecœur, je lâche la main d’Izri et reviens deux minutes plus tard avec un café serré.
— Quand je vais trouver l’enculé qui lui a tiré dessus, je te jure qu’il va passer un sale quart d’heure, murmure-t-il.
Il avale son café et me regarde droit dans les yeux.
— Comment t’as fait pour le trouver ? Il t’a appelée ?
— Non… J’ai senti que je devais partir à sa recherche…
— Sans déconner ? T’es médium ou quoi ?
— J’en sais rien.
— En tout cas, si tu n’étais pas sortie, je crois qu’il serait mort. Sans toi, il serait mort, Tama.
Je verse quelques larmes, reprend la main d’Izri dans la mienne.
— S’il meurt, je meurs aussi.
Manu soupire.
— Bon, je vais le porter dans son plumard.
Il passe un bras sous le dos d’Izri, l’autre sous ses jambes et le soulève en grimaçant sous l’effort.
— Putain, il pèse une tonne, ce con !
Il faut dire que ça fait deux fois en moins de deux heures qu’il soulève Iz. Je tire les draps et Manu le dépose sur le matelas.
— Je vais rester cette nuit, dit-il.
— Merci, Manu.
Il m’attire contre lui, me serre dans ses bras.
— Tu as été parfaite, Tama, murmure-t-il. Il a bien de la chance de t’avoir, tu sais…
Manu s’est endormi dans le fauteuil qu’il a apporté du salon. Quant à moi, je me suis étendue près d’Izri et lui ai tenu la main toute la nuit. Impossible de fermer l’œil. Je repensais sans cesse aux paroles du médecin.
Si la balle était rentrée dix centimètres plus à droite, il y passait.
J’ai bien failli perdre Izri. J’ai failli mourir.
Vers 7 heures du matin, Manu ouvre les yeux. Il a un moment de flottement avant de se souvenir de l’endroit où il se trouve. Il s’étire et s’approche du lit.
— Il s’est réveillé ? demande-t-il.
— Non… C’est pas normal, hein ?
— T’inquiète. Le toubib lui a fait une piqûre pour l’assommer… Il ne va plus tarder à revenir parmi nous, je le sens. Je me boirais bien un café…
— J’y vais, dis-je en me levant. Tu as faim ?
— Ouais.
Dans la cuisine, je prépare un plateau avec café, pain grillé, beurre et confiture. Quand je reviens dans notre chambre, je trouve Manu à genoux près du lit, tenant la main d’Izri dans la sienne. Il a des larmes plein les yeux. Dès qu’il me voit, il les chasse d’un geste et me sourit, mal à l’aise. Je dépose le plateau sur le lit et nous prenons notre petit déjeuner dans un silence religieux.
— Tu sais, Tama, me dit soudain Manu, quand j’ai rencontré Iz, il venait d’avoir seize ans. Et j’ai tout de suite senti que ce gosse n’était pas comme les autres…
— Comment il était ? demandé-je.
— Dur et froid comme une pierre. Ça se voyait qu’il avait vécu des choses pas faciles… Mais j’ai senti aussi qu’il était droit. Droit et fiable. Qu’il n’y avait rien de fourbe chez lui… Tu vois ce que je veux dire ?
— Je vois très bien.
— Alors, je l’ai pris sous mon aile, comme on dit. Et je n’ai jamais regretté de l’avoir fait. J’ignore ce qu’il lui est arrivé quand il était môme, mais…
— Darqawi, dis-je.
— Hein ?
— C’est son père. Il le battait tout le temps. Il paraît que c’était le Diable. C’est la grand-mère d’Izri qui me l’a dit…
— Hum… Je savais que ça avait un rapport avec son paternel. Mais maintenant, il est mort, alors…
— Mort ?
— C’est ce qu’Iz m’a dit, répond Manu.
— Il semblerait plutôt qu’il soit parti de la maison et qu’on ne l’ait jamais revu. Personne ne sait où il se trouve et c’est mieux ainsi.
— En tout cas, pour Iz, il est bel et bien mort.
— Et maintenant, son père, c’est toi.