107

Assis sur le tabouret de la salle de bains, Gabriel serrait les dents. Tayri termina de lui poser un pansement avant de lui bander l’épaule.

Elle s’en sortait plutôt bien.

— Les agresseurs, ils étaient sans doute armés, dit-elle soudain. Alors, ils ont eu peur… Les autres, ceux qui étaient dans le train, ils ont eu peur. C’est pour ça qu’ils…

— Non ! s’écria Gabriel.

Tayri sursauta lorsqu’il éleva la voix.

— Non ! Ils auraient pu la sauver ! vociféra Gabriel.

Son poing s’était fermé, sa respiration accélérée.

— Mais… ils n’ont rien fait ! s’insurgea Tayri.

— C’est bien ce que je leur reproche !…

La jeune femme s’écarta légèrement de lui.

— Ils sont innocents, murmura-t-elle. C’est pas eux qui ont tué ta fille !

— Lana était innocente. Eux, ils sont aussi coupables que les deux autres ! s’acharna Gabriel. J’en ai déjà éliminé sept, il m’en reste quatre. Ils vont tous payer, jusqu’au dernier… Quant aux salauds qui l’ont assassinée, dès qu’ils sortent de taule, je leur arrache le cœur.

Tayri garda le silence et rangea les compresses, le désinfectant, les ciseaux. Elle se demandait si elle avait bien fait de revenir ici, près de cet assassin.

Gabriel enfila une chemise propre en grimaçant de douleur.

— Vous devriez retourner vous allonger, préconisa Tayri.

Leurs regards se croisèrent dans le miroir.

— Pourquoi tu me vouvoies à nouveau ?

Elle baissa les yeux.

— Tu penses que je suis un salaud, c’est ça ?

La jeune femme voulut quitter la pièce, il l’attrapa par le poignet, la ramena vers lui un peu brusquement.

— Regarde-moi, ordonna-t-il. Tu penses que je suis un salaud ?

— Je ne sais plus quoi penser, avoua-t-elle d’une voix mal assurée.

— Je te fais peur ?

— Vous m’avez toujours fait peur.

— Je viens de te sauver la vie, rappela-t-il.

— Mais vous tuez des innocents.

— Les innocents, ça n’existe pas, asséna Gabriel. Personne ne l’est. Ni toi, ni moi, ni personne. Ceux qui étaient dans le compartiment ce soir-là ont laissé souffrir et mourir ma fille sans intervenir.

— Ils n’avaient pas le choix…

— On a toujours le choix. Ils auraient pu risquer leur vie pour elle, comme je l’ai fait pour toi, hier soir. Ils n’ont pensé qu’à eux, qu’à leur vie. Ils ont été les esclaves de leur peur.

Au mot esclave, Tayri avait frissonné, ça n’avait pas échappé à Gabriel.

— Peut-être qu’ils souffrent toutes les nuits, qu’ils sont accablés par le remords ! imagina-t-elle.

Gabriel lui répondit d’un sourire cynique.

— Peut-être. Mais dans ce cas, ne t’en fais pas, j’abrège leurs souffrances…

Elle ouvrit la bouche pour répliquer, se heurta au regard de Gabriel. Ça la dissuada de continuer sur ce chemin dangereux.

— Il faut qu’on se débarrasse des corps de tes amis, dit-il. Et comme je n’ai plus qu’un bras, tu vas me filer un coup de main.

*
*     *

Ils avaient passé la matinée à enrouler les corps dans des bâches en plastique opaque et à les traîner jusque dehors avant de les charger dans le coffre de la voiture noire. La météo était de leur côté ; un brouillard épais empêchait de voir à plus de deux mètres. Ils avaient enfilé des gants, un bonnet, des vêtements couvrants pour ne laisser aucune trace.

Tayri s’était brisé les reins et les épaules pour seconder Gabriel dans cette horrible tâche. Assise sur les marches de la maison, elle reprenait son souffle.

— J’aurais pas pensé que tu avais tant de force ! fit Gabriel en allumant une cigarette.

— Moi non plus, soupira la jeune femme. C’est quoi la suite du programme ?

— Nettoyer la maison, indiqua Gabriel.

— Et eux, on en fait quoi ?

— Eux, on s’en occupe cette nuit. Mais d’abord… Tu penses qu’ils t’ont retrouvée comment ?

Elle fronça les sourcils, haussa les épaules.

— J’en sais rien, avoua-t-elle.

— Tu ne t’es pas posé la question ? ricana Gabriel.

Elle se renfrogna et regarda ses chaussures boueuses.

— Allez viens, suis-moi, ordonna-t-il. Je vais te montrer…

Elle lui emboîta le pas jusqu’à un garage situé sous une autre bâtisse du hameau. Il ouvrit la double porte en bois et elle découvrit la voiture dans laquelle elle était arrivée jusqu’ici. Une Audi RS 4 bleu électrique dont l’avant était bien amoché. Tandis que Tayri l’éclairait à l’aide d’une torche, Gabriel se mit à inspecter l’intérieur des ailes puis le bas de caisse.

— Et voilà, dit-il en se redressant. Voilà le coupable…

Il tenait dans sa main un petit boîtier noir muni d’un gros aimant.

— C’est quoi ? demanda Tayri.

— Un traceur GPS antivol, expliqua Gabriel. Si on te pique la bagnole, ça te permet de la géolocaliser à distance grâce à un simple smartphone.

— Merde…

Gabriel replaça le traceur où il l’avait trouvé puis ils retournèrent à l’intérieur. Sur la table de salle à manger, les effets personnels des tueurs. Portefeuilles, téléphones, clefs… Gabriel détailla les papiers d’identité et tenta d’en savoir plus grâce aux téléphones. Chacun des agresseurs en avait deux : un smartphone et un portable à carte, intraçable. Ils étaient tous verrouillés.

— Et alors, on va faire quoi ? s’inquiéta la jeune femme.

— Soit le propriétaire de la voiture fait partie des trois macchabées qui sont dans le coffre et on est tranquilles, soit il a envoyé des hommes de main et il pourrait nous en envoyer d’autres. Tu es sûre que tu ne reconnais pas un de ces types ?

— Je ne peux pas en être certaine, mais aucun de ces visages ne me parle…

— Alors, il faut s’attendre à avoir encore de la visite.

— Je dois partir, murmura Tayri. Je n’ai pas le droit de vous mettre en danger comme ça…

— Arrête tes conneries, ordonna Gabriel. Il est hors de question que tu partes, de toute façon.

— Et quoi ? Vous allez me garder prisonnière ici toute la vie ? s’écria-t-elle soudain.

Il s’approcha, la fixant dans les yeux, et elle regretta instantanément d’avoir élevé la voix.

— Pourquoi pas ? Fallait te tirer quand tu en avais l’occasion, Tayri. Maintenant, c’est trop tard.

Elle tomba sur une chaise, retenant ses larmes.

— Pas la peine de t’asseoir, on a du boulot, lui rappela Gabriel. Il faut nettoyer tout ce merdier.

Il mit en marche la chaîne hi-fi.

— Et on va faire le ménage en musique, précisa-t-il. Suite pour violoncelle de Bach…

*
*     *

À la nuit tombée, la maison était propre. Plus de sang sur le carrelage, plus de traces du carnage. Tayri était épuisée, Gabriel aussi. Il souffrait comme un martyr à cause de sa blessure, même s’il tentait de ne rien laisser paraître.

Tayri entendait encore la musique de Bach résonner dans sa tête, mais rien de nouveau ne lui était apparu. Son cerveau était toujours sens dessus dessous.

— La journée n’est pas finie, annonça Gabriel. Il va falloir passer aux choses sérieuses, maintenant.

Ils se rhabillèrent comme le matin avant de quitter la maison. Le brouillard persistait, doublé d’une sorte de crachin glacé. Tayri s’installa derrière le volant du pick-up et Gabriel lui montra deux ou trois choses, visiblement un peu inquiet.

— Essaie de ne pas planter ma bagnole dans un arbre, grogna-t-il.

Il grimpa dans la BMW et prit la tête de l’étrange cortège. Ils redescendirent sur la nationale et suivirent la direction de Florac. Ils traversèrent le bourg ankylosé par le froid, par des rues parfois étroites. Tayri commençait tout juste à apprivoiser la conduite de cet énorme engin et n’était pas spécialement à l’aise.

Un instant, elle avait songé à bifurquer sur la nationale mais s’était ravisée. Gabriel conduisait bien mieux qu’elle et se trouvait au volant d’une voiture largement plus puissante que la sienne. Il aurait vite fait de la rattraper, aucun doute.

Et puis pourquoi fuir alors que, visiblement, des tueurs étaient à ses trousses ?

Si un homme était capable de la protéger, c’était bien Gabriel.

Ils s’engagèrent sur une petite route qui montait en pente raide. L’obscurité, le brouillard, les lacets… Tayri tâcha de se concentrer au maximum, de ne pas se laisser distraire par les souvenirs qui livraient bataille pour s’imposer dans son esprit exténué.

Un visage revenait la hanter depuis qu’ils avaient quitté la maison. Le visage d’une jeune femme.

La route lui parut aussi interminable que dangereuse. Enfin, les deux véhicules débouchèrent sur un immense plateau et la route traça de longues lignes droites au milieu d’étendues désertiques. Ici, plus de brume. De vieilles clôtures faites de piquets de bois hors d’âge délimitaient des pâturages vides où résistait un peu de neige. De temps en temps, une bâtisse en pierre grise surgissait dans la lumière des phares. Parfois encore, la bande étroite de goudron traversait de sombres parcelles de pins sur plusieurs centaines de mètres.

Tayri avait l’impression d’être au bout du monde.

Elle vit la BMW s’engager sur une piste en terre et la suivit. Chemin boueux, caillouteux, creusé d’ornières où la berline avait des difficultés à avancer. Dix minutes plus tard, ils s’arrêtèrent et Tayri descendit. Ses bras et ses jambes étaient raides, ses muscles contractés à l’extrême. Un vent violent balayait la nuit et elle enfonça un peu plus le bonnet sur son crâne.

— Bienvenue sur le causse Méjean, lui dit Gabriel. Aide-moi.

Ils récupérèrent plusieurs bidons d’essence dans la benne du pick-up et aspergèrent l’intérieur et la carrosserie de la BMW, ainsi que les trois cadavres qui dormaient dans son coffre. Gabriel prit un feu à main dans son 4 × 4, retira la goupille et le lança dans la voiture dont les portières étaient restées ouvertes. Grâce à la fusée de détresse incandescente, le véhicule prit feu rapidement et les deux pyromanes reculèrent davantage. Ils regardèrent brûler la voiture pendant quelques minutes puis Gabriel décida qu’il était temps de reprendre la route.

— Tu viens ?

Tayri était comme hypnotisée par ce spectacle macabre, le reflet des flammes dansait au fond de ses yeux.

— Tu viens ? répéta Gabriel.

Il la saisit par le bras, la reconduisit jusqu’au pick-up.

— Allez monte, ordonna-t-il.

Elle grimpa sur le siège passager, il prit le volant. Ils parcoururent la piste dans l’autre sens et Tayri se retourna pour voir une dernière fois la vive lumière dégagée par la voiture en feu.

Désormais, elle était la complice de cet homme.

— Maintenant, je suis une criminelle, murmura-t-elle.

— Exact.

Le visage de Gabriel était crispé par la douleur et elle lui proposa de conduire. Ils échangèrent leurs places et Tayri se concentra à nouveau sur la route. Mais trois minutes plus tard, elle freina violemment.

— Eh ! gueula Gabriel. Qu’est-ce qui te prend ?

Elle fixait le pare-brise, la respiration courte.

— Tayri ?

— Tama, murmura-t-elle. Tama…

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Tama ! s’écria-t-elle.

 

Elle se mit soudain à pleurer, incapable de prononcer un mot de plus.

Toutes blessent, la dernière tue
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