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Impossible de trouver le sommeil.
Les paroles de son geôlier tournaient en boucle dans sa tête.
Un homme t’a violée.
Comment pouvait-on oublier ça ?
Peut-être quand on refusait de s’en souvenir. Quand c’était trop difficile de s’en souvenir.
De sa main libre, elle essuyait machinalement les larmes qui coulaient sur ses joues.
Ce dont elle se souvenait, en revanche, c’est que l’homme qui la confinait dans cette chambre n’aimait pas les lâches. Et ça, elle devait le garder constamment à l’esprit.
Se montrer forte, peut-être même l’impressionner.
Pour l’instant, elle pouvait pleurer. Sans risque, mais sans faire de bruit. Parce qu’il s’était endormi dans le fauteuil, non loin d’elle.
Oui, se faire aimer de lui, s’il le fallait.
Car elle voulait survivre. Survivre et comprendre ce qui l’avait conduite ici. Survivre pour retrouver le fil de son existence. Mais son existence valait-elle la peine d’être reprise là où elle l’avait laissée ? Son passé perdu l’effrayait soudain davantage qu’il ne lui manquait.
Qui était donc cette fille qu’on avait violée, à qui on avait donné un coup de couteau dans le ventre, qu’on avait frappée, qui s’était sauvée ?
Si je me suis enfuie, c’est que je voulais échapper à quelque chose de terrible. Peut-être plus terrible encore que d’être enfermée dans cette chambre avec ce drôle de type.
Cet assassin, incapable de me tuer…
Cet homme qui, pourtant, a déjà creusé ma tombe.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, elle avait cessé de pleurer. Voir son visage au réveil était un joli présent.
Bien sûr, ce n’était pas le visage de Lana. Mais c’était une présence, un souffle, une respiration.
Être regardé, c’était être vivant.
Inspirer la peur, c’était être vivant.
Il était très tôt – ou très tard – et elle ne dormait pas. Nuit blanche, sans doute à cause de ce qu’il lui avait révélé la veille au soir.
Il se leva, s’étira, jeta un œil par la fenêtre. L’aube les délivrerait bientôt de la nuit. Le ciel était chargé, une journée de pluie ou de neige s’annonçait.
Il pivota vers sa chère inconnue, la considéra longuement. Lana n’aurait pas aimé la voir entravée à ce lit. De toute façon, elle était trop faible pour représenter le moindre danger.
Il prit la clef des menottes au fond de la poche de son pantalon et libéra son poignet.
— Tu as envie d’un café ?
— Oui.
— Alors suis-moi.
Sidérée, elle oublia de bouger.
— Merci, murmura-t-elle.
— Mais attention, pas d’entourloupe. Sinon…
— D’accord, promit-elle. Je peux m’habiller d’abord ? Parce que je n’ai qu’un tee-shirt.
Il se planta devant l’armoire, se gratta la tête. Il prit finalement un jean et une ceinture. Il lui tourna le dos, elle se glissa hors des draps. Elle enfila le jean dans lequel elle flottait, serra la ceinture au maximum et remonta le bas des jambes. Elle grimaça de douleur, porta une main à sa blessure encore très sensible.
— Voilà, dit-elle.
Il se retourna, esquissa un sourire.
— Pas terrible. Je vais essayer de trouver mieux.
Ils traversèrent le couloir, passant devant deux portes fermées et un escalier, pour déboucher dans une vaste salle à manger flanquée d’une cuisine américaine.
— Ça ne te rappelle rien ? espéra Gabriel. C’est là que tu t’es effondrée. Devant la porte d’entrée.
— Je ne m’en souviens pas.
— Assieds-toi.
Elle obéit, il prépara du café.
— Tu préfères peut-être du thé ?
— Euh… Donnez-moi du café, ça ira.
Quand Sophocle s’approcha d’elle, elle esquissa un mouvement de recul.
— N’aie pas peur. Tant que je ne le lui ordonne pas, il ne mord pas !
Il apporta le café, du pain, du beurre, de la confiture. Un véritable festin.
Elle ne semblait pas très à l’aise d’être là, en face de lui.
Quant à Gabriel, il se demanda soudain ce qui lui passait par la tête. Il était en train de déjeuner avec une inconnue qui l’avait menacé avec un flingue et qu’il séquestrait depuis plusieurs jours.
Une inconnue qu’il serait bientôt obligé de faire taire.
Quand elle eut terminé son petit déjeuner, il débarrassa la table et mit les tasses et les couverts dans le lave-vaisselle. L’inconnue s’approcha de la porte-fenêtre et fit mine de regarder dehors. Elle avait croisé ses mains dans le dos, ressemblait à une enfant sage.
— J’ai froid, fit-elle.
Gabriel la frôla pour s’approcher de la cheminée. Il s’accroupit pour préparer le feu.
— Ça va te réchauffer, dit-il.
Il entendit un bruit discret, tourna la tête. La porte était ouverte, l’inconnue avait disparu…