55

Quand j’ouvre les yeux, de la lumière. Douce, comme celle qui irradiait de la lampe sur mon carton. Je fais un mouvement avec mon bras, ce qui déclenche une insoutenable douleur dans mon épaule. Je m’entends gémir, mais c’est comme si j’étais loin de moi. Comme si j’entendais quelqu’un d’autre.

Alors, je reste immobile et mes paupières se referment.

Je retourne devant notre maison, sur ma couverture orange. Maman me regarde, me sourit. Elle vient s’asseoir près de moi et pose une main sur mon front.

Il faut te réveiller, mon ange.

Tu dois te réveiller.

 

J’émerge à nouveau. Il y a toujours cette douce lumière, quelque part près de moi. Et puis il y a le silence. Je peux entendre battre mon cœur au creux de mes oreilles. Peut-être qu’en fait, je ne suis pas réveillée. Peut-être que je rêve encore.

Mais il y a la souffrance. Ce poids, énorme, qui écrase mon corps.

Est-ce qu’on a mal quand on rêve ?

Retourner là-bas, me serrer contre elle. Elle me portera dans les airs et me fera tourner, tourner et tourner encore…

 

Mes paupières se soulèvent et, tels des papillons de nuit, mes yeux cherchent cette mystérieuse lumière. La douleur se fait plus précise dans ce silence toujours parfait. On a dû me planter des flèches dans les jambes, le ventre et le dos. Des flèches empoisonnées. On a dû me planter des clous dans le crâne, aussi. Qui s’enfoncent profondément dans mon cerveau.

Pourtant, j’entrevois quelque chose, enfin. Un plafond blanc, un lustre éteint au milieu.

Ce lustre, je ne l’ai jamais vu.

Le froid s’amuse à grignoter mes pieds, morceau par morceau. Peut-être suis-je dans la glace ?

Peut-être dans mon cercueil ?

Mais je ne crois pas qu’il y ait de lustres au plafond des cercueils.

Je préfère retourner à la maison. Je m’assois sur la couverture orange et m’aperçois qu’autour de moi, il n’y a que du vide. Plus de maison, plus de sable.

Même ma mère a disparu.

Fais-moi tourner dans les airs, tourner encore et encore.

 

La lumière est toujours là. Douce et rassurante.

Le lustre aussi.

J’ai l’impression de sortir d’une lande humide recouverte d’un épais brouillard.

Cette fois, j’entends des voix. Des voix déformées, des gens qui rient, qui parlent. Je m’accroche à elles, de toutes mes forces.

Je suis sur quelque chose de souple. Ce n’est pas le sol, c’est autre chose. Je me concentre et j’essaie d’articuler un mot, au moins un son. J’essaie de dire mon nom.

Sauf que je ne m’en souviens plus.

Alors, je m’en vais. Je tente de retrouver le chemin de la maison. La couverture orange, la robe blanche, l’assiette bleue. Je tente de retrouver ma mère, son sourire, sa voix et son regard.

Mais je me suis perdue. Je ne suis plus chez moi, je suis ailleurs.

Dans un trou profond, noir et silencieux.

 

Les voix sont encore là.

La lumière aussi. Le plafond, le lustre.

Cette fois, je tourne légèrement la tête sur la droite, ce qui déclenche une douleur assassine dans mon dos. J’aperçois un mur blanc, des étagères remplies d’objets. Je vois aussi une porte en bois. Des choses que je ne connais pas.

La peur me serre contre elle, tout contre elle. Elle me soulève dans les airs et me fait tourner, tourner et tourner encore. Elle me murmure des horreurs à l’oreille.

Où es-tu, Tama ? Où es-tu… ?

Ne trouvant rien de familier pour les rassurer, mes yeux s’affolent. Paniquée, je hurle. La porte s’ouvre, une silhouette immense et floue s’approche de moi.

Je crie encore.

Calme-toi, Tama.

Cette voix, je la connais.

Ça va aller, Tama.

Je crois que c’est la voix de mon père.

Alors, rassurée, je replonge dans les abysses.

 

Pour la dixième fois, peut-être plus, mes paupières se soulèvent. Mes yeux s’ouvrent sur le plafond blanc, le lustre éteint au milieu. Ma main droite monte jusqu’à mon visage, je la pose sur mon front. Il est chaud comme de la braise. Je tourne la tête, à gauche cette fois. Je vois une fenêtre aux volets clos. Ils sont constellés des petits trous par lesquels s’infiltre la lumière du jour.

Je ne reconnais rien mais je me rends compte que je suis sur un lit. Je suis dans une chambre. Une vraie chambre, un vrai lit. De vrais draps.

Je parviens à remuer mon corps endolori. Même si chaque mouvement est une épreuve.

— Ne bouge pas, Tama…

En me tournant, j’aperçois d’abord la lampe de chevet, celle qui m’offre cette si douce lumière. Puis je vois Izri, assis près du lit.

— Où… je suis ?

Prononcer ces trois mots m’a arraché les cordes vocales.

— Chez moi. Tu es chez moi.

Il passe une main sous ma nuque, soulève délicatement ma tête et me présente un verre d’eau. J’en avale la moitié avant de retomber sur l’oreiller, épuisée.

— Il faut que tu te reposes. Que tu guérisses… Je vais m’occuper de toi, d’accord ?

Je referme les yeux en espérant que ce n’est pas un rêve. Que j’ai quitté ma loggia et qu’Izri est vraiment là.

Mon Dieu, faites que ce ne soit pas un rêve, je vous en prie !

Ou alors ramenez-moi à la maison, sur la couverture orange. Ramenez-moi dans les bras de ma mère.

*
*     *

Ce n’était pas un rêve.

Izri m’a raconté qu’il est venu à l’appartement le samedi, vers midi. Il avait fait exprès de mentir à sa mère, de lui faire croire qu’il ne pourrait pas passer.

Lorsqu’il est arrivé, Mejda dormait paisiblement dans sa chambre et moi, j’étais sans connaissance dans la loggia. Il m’a crue morte tellement j’étais amochée. Il m’a détachée, enroulée dans une couverture et descendue jusque dans sa voiture. Il m’a allongée sur la banquette arrière et conduite ici, chez lui. Il m’a installée dans cette chambre puis il est retourné chez Mejda prendre mes quelques affaires. Ce faisant, il a trouvé sa mère assise dans la loggia. D’après ce qu’il m’a dit, elle avait l’air complètement perdu. Elle pleurait en silence.

Il lui a annoncé qu’il allait me garder parce qu’elle n’avait pas tenu parole. Elle n’a rien répondu, continuant juste à pleurer. Il paraît qu’elle serrait ma couverture contre elle.

 

Ça fait une semaine que je suis dans l’appartement d’Izri. Je ne quitte la chambre que pour aller aux toilettes et il faut qu’il me soutienne car je n’arrive toujours pas à marcher. Il me donne à boire, à manger, des médicaments aussi.

Il ne peut pas m’emmener à l’hôpital ou chez un médecin car il ne veut pas que sa mère ait des ennuis avec la justice. C’est lui qui me soigne et c’est très bien comme ça. Il a confectionné une attelle pour mon doigt cassé, passe de la lotion camphrée sur mes hématomes et désinfecte mes plaies avec de l’eau oxygénée.

Il est parfait.

J’ai soudain l’impression d’être une princesse. D’être le centre du monde. Ça m’aide à supporter la douleur.

Je voudrais ne jamais guérir.

Pour passer ma vie dans cette chambre, avec Izri à mes côtés.

Toutes blessent, la dernière tue
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