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Je me souviens un peu de ma mère. Son visage est désormais flou, mais je sais qu’elle rayonnait tel un soleil. Ses longs cheveux noirs étaient brillants comme la soie et ses mains, aussi douces que son sourire. Près d’elle, j’avais l’impression que rien ne pouvait m’arriver. Que rien ne pouvait nous séparer.

Il me reste surtout des sensations ; une caresse, un parfum ou un mot tendre. Quelques images aussi. Rire avec elle, danser avec elle, tout contre elle. Tenir sa main et courir pieds nus sur le sable chaud. M’asseoir sur ses genoux, me blottir dans ses bras, m’endormir.

 

Maman est morte quand j’avais cinq ans et demi. Après l’enterrement, mon père m’a emmenée chez sa sœur, ma tante Afaq. Une femme au regard dur et aux mains rêches, qui ne parlait presque jamais. Elle m’a dit que j’étais un poids pour elle, qu’il fallait que je me rende utile. Il faut dire qu’Afaq avait trois garçons et plus de mari. Alors, j’ai fait de mon mieux.

J’attendais d’être seule pour pleurer maman. Pour me souvenir de ses bras protecteurs, de son odeur rassurante, des chansons qu’elle me chantait. Je rêvais d’elle chaque nuit, comme si elle n’était pas vraiment partie. Comme si la fièvre ne l’avait pas arrachée à mon amour.

Pour mes six ans, Afaq m’a envoyée à l’école. Trois jours par semaine, c’était déjà une chance. L’école était loin, il me fallait marcher une heure pour y arriver. Mais j’étais heureuse d’y aller, d’y apprendre tant de choses. D’y rencontrer d’autres filles de mon âge.

Lorsque je rentrais, je me changeais avant d’aller chercher l’eau au village. Ensuite, j’aidais ma tante à préparer le dîner. Quand je n’étais pas en classe, je faisais la lessive, je m’occupais des chèvres et du petit potager où Afaq plantait les légumes qu’elle vendait au marché. On survivait, on n’était pas si mal finalement.

J’ai vécu chez ma tante pendant deux ans et demi tandis que mon père épousait une autre femme et lui faisait deux fils. Il venait rarement nous rendre visite et, chaque fois, repartait sans moi. J’espérais qu’un jour ou l’autre, il prononcerait enfin la phrase magique. Prends tes affaires, on rentre à la maison.

 

Je venais d’avoir sept ans lorsqu’un homme est arrivé au village. Il a visité toutes les maisons avant de frapper à notre porte. Il a dit à ma tante qu’il connaissait des gens riches en ville, des gens qui voulaient embaucher une petite bonne pour s’occuper de leur foyer et de leurs enfants. À Afaq, il a promis de l’argent et à moi, une bicyclette pour aller à l’école. Il a assuré que je serais bien en ville, que je m’y ferais des amies et gagnerais même un petit salaire. Je ne lui ai pas adressé la parole car ma tante ne m’y a pas autorisée, et c’est donc elle qui a répondu à ma place. Elle a dit au monsieur, qui était fort bien habillé, qu’elle avait besoin de moi auprès d’elle et n’était pas intéressée par sa proposition. Quand il est parti, Afaq m’a expliqué que c’était un menteur et que si elle avait dit non, c’était pour me protéger.

Ma tante avait été servante pendant son enfance et n’en gardait pas un bon souvenir. Malgré ses mises en garde, j’étais un peu triste. Je me suis dit que ça devait être merveilleux d’habiter en ville et d’avoir une bicyclette.

 

Le jour de mon huitième anniversaire, un dimanche, mon père est arrivé de bon matin, accompagné d’une dame. Ce n’était pas Nawel, sa nouvelle femme et, pendant un instant, j’ai cru qu’il l’avait quittée pour en épouser une autre.

Je me trompais.

Cette femme s’appelait Mejda, elle était originaire du même village que ma mère et l’avait un peu connue. Elle vivait en France et était de passage au Maroc pour ses vacances.

Mejda était élégante, souriante et très gentille. Elle avait apporté des présents pour ma tante – de quoi nourrir ses enfants pendant un mois – et même un cadeau pour moi, pour mon anniversaire. Une adorable poupée, au visage de porcelaine et aux habits délicats. Je crois que je n’avais jamais rien vu d’aussi beau, à part le visage de maman bien sûr. Elle avait de grands yeux noisette, des cheveux roux tressés, des lèvres d’un joli rose pâle. Elle était coiffée d’un large chapeau et vêtue d’une robe comme celles que portent les princesses dans les contes de fées.

J’étais éblouie. Je l’ai prise dans mes bras, l’ai serrée contre moi en disant qu’elle ne me quitterait jamais.

Nous avons déjeuné et j’ai eu l’autorisation de garder la poupée sur mes genoux pendant tout le repas. Un moment inoubliable, l’un des plus beaux de ma vie.

Dans l’après-midi, mon père m’a appris que Mejda lui avait proposé de s’occuper de moi et de m’emmener en France, où j’aurais un meilleur avenir, de meilleures chances. Il était d’accord. Il ne m’a pas demandé mon avis, bien sûr. Je n’aurais pas compris qu’il le fasse, de toute façon.

Le soir même, je disais au revoir à Afaq et à mes cousins pour repartir avec mon père et Mejda dans une voiture qu’elle avait louée. Un gros véhicule qui n’avait pas peur des pistes caillouteuses et devait valoir tellement d’argent que mon père ne pourrait jamais se l’acheter. Je me suis assise à l’arrière et, pendant le trajet, je repensais à Afaq, si triste de me quitter.

Moi, je n’étais ni triste ni gaie. Seulement inquiète.

Contrairement à ce que j’espérais, nous ne sommes pas repassés par mon ancienne maison, nous nous sommes directement rendus à l’aéroport. Là, j’ai vu que Mejda donnait de l’argent à mon père. Il y avait huit cents dirhams1, je crois. Une petite fortune.

Il m’a prise par les épaules pour me dire quelques mots. Je ne peux pas te laisser encore longtemps chez Afaq et je n’ai pas assez d’argent pour nourrir mes deux fils et ma femme. Alors, comment je pourrais te nourrir, toi ? Là-bas, en France, tu iras à l’école, tu apprendras un métier. C’est une chance pour toi.

Ensuite, il m’a ordonné de bien me tenir, de faire honneur à ma famille avant de m’embrasser. Puis il est monté dans un bus et je l’ai regardé partir.

Mejda a attrapé ma main et nous sommes entrées dans l’aéroport. Elle a été très douce avec moi, m’a assuré que j’aurais l’occasion de revenir très bientôt voir ma tante et mon père. Que j’allais connaître ce que tous les petits Marocains rêvent de connaître un jour. Que j’allais me plaire, en France.

J’étais dans un drôle d’état, à la fois exaltée et apeurée.

Mejda m’a confié un passeport qui n’était pas à mon nom, en m’expliquant qu’elle n’avait pas eu le temps d’en faire établir un spécialement pour moi. Elle m’a demandé d’apprendre le nom inscrit sur les papiers et dont je ne me souviens plus aujourd’hui. Si la police m’interrogeait, je devais répondre que j’étais sa nièce et que nous partions en vacances en France. C’était comme un jeu, finalement. Un jeu assez excitant.

Quand on a pris l’avion, au milieu de la nuit, j’étais émerveillée ! Moi qui n’avais jamais quitté mon village ou celui d’Afaq… Durant tout le vol, Mejda a dormi et lorsqu’elle s’est réveillée, elle était beaucoup moins gentille.

 

À Paris, nous avons pris un taxi. Pendant le trajet, Mejda m’a dit que nous nous rendions chez sa cousine et son mari, Thierry et Sefana Charandon. C’est chez eux que j’allais vivre désormais. Chez ces inconnus. Et j’ai compris que, pour les remercier de m’accueillir dans leur maison, j’allais devoir travailler à leur service.

Nous avons traversé Paris sous la pluie. Jamais je n’avais vu une ville aussi grande, aussi belle, aussi riche. Jamais je n’avais croisé autant de voitures d’un seul coup. L’impression de changer de planète ou de siècle. J’aurais voulu m’arrêter, regarder, découvrir. J’ai posé des questions à Mejda mais elle ne m’a pas répondu. Elle ne souriait plus, elle était sèche et je me suis dit que le voyage l’avait peut-être fatiguée.

Quand nous sommes arrivées chez mes nouveaux parents, j’étais très intimidée. Sefana, la cousine de Mejda, m’a montré la maison, en me précisant que j’avais interdiction d’en sortir. Que si les voisins me voyaient, ils appelleraient la police qui me jetterait en prison parce que je n’avais pas le droit d’être en France. Si quelqu’un me posait la question, je devais mentir et dire que j’étais sa nièce.

Finalement, j’étais la nièce de tout le monde. Je n’étais plus personne.

Mejda est repartie très vite, emportant avec elle la poupée qu’elle m’avait offerte chez Afaq. Alors, j’ai eu un mauvais pressentiment. J’ai su que je n’allais pas me plaire dans cet endroit.

J’avais froid, j’avais peur, j’en voulais à papa de m’avoir abandonnée. De m’avoir vendue pour nourrir ses fils.

J’ai écouté en silence Sefana me dire que je devais travailler pour rembourser ce qu’elle avait donné à mon père. Que désormais, ce serait moi qui m’occuperais de la maison, des enfants. Qui m’occuperais de tout. Elle m’a expliqué qu’elle avait deux filles et un garçon et j’ai vu qu’elle était enceinte. Elle m’a précisé que je n’avais pas le droit de parler, sauf si on m’y invitait. Que je devais me taire et ne pas écouter aux portes. Que si j’abîmais quoi que ce soit, je le paierais. Comment, je l’ignorais.

Depuis, j’ai appris.

Puis Sefana m’a demandé mon prénom. Elle a réfléchi un instant avant de m’annoncer que, désormais, je m’appellerais Tama.

 

Aujourd’hui, ça fait un an et une semaine que je suis ici. Il y a un calendrier dans la cuisine.

Chaque jour, je le regarde.

Chaque jour, je compte.

Chaque jour, je me dis que ce sera peut-être le dernier. Qu’enfin, je serai libérée. Qu’enfin, mon père viendra me reprendre.

Ce matin, j’ai passé l’aspirateur dans toute la maison. Ensuite, je me suis occupée du repassage.

Aujourd’hui, c’est vendredi et le vendredi, je fais quatre heures de repassage. Sefana dit que je ne suis pas rapide, que je suis feignante, que j’ai de la chance qu’elle me supporte et m’accepte dans sa maison.

La chance, quand j’y pense…

Je ne lui réponds pas. C’est préférable, sauf si je cherche les ennuis. Elle est grande, belle, sent toujours très bon. Il faut dire qu’elle passe des heures dans la salle de bains. Cette pièce où je n’ai le droit d’entrer que pour faire le ménage.

Pour ma toilette, j’utilise l’évier de la cuisine, le matin, quand tout le monde dort encore. J’ai ma propre serviette que je dois laver à part, mon propre savon que personne ne touche et un flacon de shampooing qui s’amuse à faire des nœuds dans mes cheveux. J’ai une tenue de rechange, une seule. Sefana veut que je sois toujours propre. Elle vérifie souvent mes mains avant que je prépare le repas et si elles ne sont pas impeccables, elle me les nettoie avec une brosse qui m’arrache la peau.

 

Je crois qu’elle ne m’aime pas. J’ai peur qu’elle ne m’aime jamais.

Pourtant, je garde espoir.

Pourtant, je fais des efforts pour lui faire plaisir.

Je lui apporte son thé bien chaud dans la chambre ou dans le salon. Je lui prépare ses pâtisseries préférées, je parfume ses oreillers et son linge. Elle a une penderie pleine de magnifiques vêtements. Des choses qui doivent valoir très cher.

Bien plus cher que moi, dirait-elle.

Mais moi, de toute façon, je ne vaux rien.

 

Cette après-midi, en rangeant la chambre des filles, j’ai trouvé une vieille poupée dans la corbeille. Il lui manque un bras et des cheveux, ses habits sont tachés. Mais elle a un joli sourire et d’immenses yeux bleus.

Je l’ai récupérée et cachée dans mon carton. Ce soir, je pourrai la regarder, peut-être lui parler. Je sais qu’elle ne me répondra pas, mais ce sera toujours mieux que de causer dans le vide.

Elle devait appartenir à Fadila. C’est l’aînée des deux filles, elle a treize ans. Elle ne me parle jamais, sauf pour me donner des ordres. Malgré son âge, je dois l’aider à s’habiller chaque matin. Je dois brosser ses cheveux et lacer ses chaussures pour lui éviter de se baisser. Je la trouve prétentieuse. Arrogante, aurait dit Afaq.

Fadila, ça veut dire la vertu. Ça ne lui va pas du tout !

C’est la seule à porter un prénom de chez nous. Les trois autres ont des noms bizarres. Il y a Adina, la seconde fille qui vient d’avoir neuf ans. Et puis les deux garçons : Émilien, cinq ans, et Vadim, six mois. Sa chambre est derrière la cloison de la buanderie. Sefana m’a acheté un babyphone pour que je puisse me réveiller dès qu’il en a besoin. La nuit, c’est toujours moi qui me lève lorsqu’il pleure. J’ai appris à changer ses couches, à lui donner le biberon, à le faire manger. Je n’ai pas vraiment eu le choix, mais ça ne me dérange pas de m’occuper de lui. Il sourit tout le temps, rigole parfois. Les meilleurs moments que je passe dans la journée, c’est en sa compagnie. Sans doute parce qu’il m’aime bien.

Parce qu’il n’a pas encore compris que je ne suis rien.


Toutes blessent, la dernière tue
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