1
Il faisait encore nuit. Toujours froid. L’hiver n’était jamais tendre, ici. Brutal, sans aucune pitié pour les hommes ou les animaux, il brisait les roches et les âmes autant que les espoirs.
Gabriel sortit sur la terrasse, une tasse de café brûlant dans les mains. Timides, les premières lueurs de l’aube ébauchaient un horizon hypothétique.
Sa maison se trouvait au milieu d’un désert balayé par les vents. Ses premiers voisins habitaient à plusieurs kilomètres. Mais Gabriel avait choisi de venir s’installer ici, là où plus personne ne voulait vivre. Dans un endroit que tout le monde avait fui. La rudesse du climat, la solitude, le silence ou les complaintes angoissantes de l’Aiguolas, tout cela lui convenait.
Ces lieux semblaient avoir été façonnés pour lui, les hommes tels que lui. Ceux qui veulent oublier ou se faire oublier. Ceux qui veulent purifier leur âme, souffrir en paix.
Mourir en silence.
Gabriel buvait lentement son café. La nuit n’était déjà plus qu’un vague souvenir, même si, dans son esprit, s’effilochaient encore quelques images glaçantes de ses cauchemars, tels les nuages s’éternisant après la tempête.
Il retourna à l’intérieur où la température était incroyablement douce, posa sa tasse dans l’évier de la cuisine et prit la clef de sa voiture. Il enfila un bonnet et des gants en cuir avant de quitter la maison.
Des plaques de verglas étaient tapies sur la route, attendant patiemment leur prochaine victime. Une voiture à envoyer dans le ravin, un homme à tuer. Conscient du danger, Gabriel conduisait à une allure raisonnable.
Lorsqu’il arriva à Florac, il faisait jour. Et presque toujours aussi froid. Janvier finissait à peine, l’hiver serait encore long et impitoyable.
Il fit quelques achats, de quoi tenir une semaine, passa au tabac et à la pharmacie, avant de reprendre la route. En sortant de Florac, elle serpentait dans des gorges brunes oubliées du soleil. Elle descendait ensuite vers Nîmes, mais Gabriel la quitta pour emprunter un vieux pont dont on ignorait par quel miracle il avait survécu aux méchantes colères de la rivière qui vivait dessous. Il croisa deux vieilles bâtisses abandonnées puis s’engagea sur une route beaucoup plus étroite qui promettait un col à vingt kilomètres.
Le soleil, enfin. Pour éclairer les herbes rares et gelées, les châtaigniers morts d’hiver, qui brandissaient leurs branches nues tels des avertissements.
Voyageur, ne t’aventure pas par ici…
Le 4 × 4 avalait patiemment les virages. Gabriel alluma une cigarette et la radio. Il écouta le journal d’une oreille distraite.
Ça parlait de chiffres. Ceux de la pauvreté, ceux du chômage. Gabriel n’avait jamais connu ça.
Ça parlait de peurs. Peur des autres, des lendemains ou du manque. Il y avait bien longtemps que Gabriel n’avait pas ressenti la peur. Bien longtemps qu’il se foutait des lendemains et avait apprivoisé le manque.
Bien longtemps qu’il n’éprouvait plus grand-chose.
Au bout d’un quart d’heure de route et sans avoir croisé âme qui vive, Gabriel arriva à destination. Un petit hameau composé de quatre maisons sans âge dont il était l’unique propriétaire. Une seule des quatre bâtisses était habitable. Gabriel l’avait fait rénover tandis qu’il laissait les trois autres tomber en ruine. Il gara son pick-up en bas de l’escalier de pierre, rapporta ses courses à l’intérieur.
Sophocle, le vieux dogue allemand bleu, était couché devant la cheminée. Il leva à peine la tête lorsque son maître entra, remua vaguement la queue avant de se rendormir profondément.
Comme chaque matin, Gabriel consulta ses mails en buvant un deuxième café. Quelques publicités, quelques spams, rien d’important. Personne ne lui écrivait jamais ou presque.
Il remit sa parka, sortit et alluma une nouvelle cigarette. Le ciel était d’un bleu glacé, le soleil restait froid et le vent plutôt discret. Gabriel ouvrit les écuries situées juste en face de sa maison.
— Salut, les filles ! lança-t-il en entrant.
Deux juments de la race Hanovrien. Gaïa, la grise, et Maya, l’alezane. Elles avaient l’air agité. Gabriel les appela et elles s’avancèrent vers lui. Il caressa les museaux, tapota les encolures, chuchota quelques mots rassurants.
C’est alors qu’il la vit. Une femme, étendue sur la paille, dans le fond du hangar. Gabriel oublia de respirer. Il hésita un instant avant de s’approcher du corps inanimé.
— Qu’est-ce que vous faites là ?
Pas de réponse, pas l’ombre d’un mouvement. Elle était peut-être morte.
Il s’arrêta à quelques pas de l’inconnue. Allongée sur le côté, elle lui tournait le dos. Avec son pied, il la secoua doucement. Toujours pas le moindre signe de vie. Il s’accroupit près d’elle, posa une main sur son épaule. Elle se retourna d’un seul coup, brandissant une arme. Gabriel reconnut la silhouette sombre d’un pistolet automatique.
— Reculez !
Il obtempéra, sans geste brusque, tandis qu’elle se relevait. Gabriel remarqua qu’elle avait du mal à bouger et distingua une tache sombre sur son tee-shirt lorsque les pans de son blouson s’écartèrent.
— On va… chez vous, murmura-t-elle.
Il n’avait aucune trace de peur sur le visage. Son regard était vide.
Il sortit de l’écurie, l’inconnue sur ses talons. Sans hâte, il gravit les quelques marches, ouvrit la porte. Lorsqu’ils furent à l’intérieur, il pivota pour se retrouver face à elle. Face à l’arme qu’elle pointait toujours sur lui. C’était un Beretta, du gros calibre.
Sophocle grogna en se dirigeant vers l’intruse. D’un simple geste de la main, Gabriel lui intima le silence.
— Et maintenant ? demanda-t-il.
Maintenant, il voyait son visage dans la lumière. Elle portait une plaie et un hématome au front, comme si elle avait donné un coup de tête dans un mur. Elle était très jeune, sans doute moins de vingt ans. Plutôt jolie. Peau mate et parfaite, cheveux noirs légèrement frisés, emmêlés et parsemés de paille. Visiblement, elle avait dormi dans l’écurie. Et ne savait pas se servir d’une arme à feu. Elle la tenait de manière maladroite. Ce qui n’enlevait rien à sa dangerosité, bien au contraire. D’autant que le cran de sûreté n’était pas enclenché.
— Je veux à manger… Dans un sac !
Gabriel passa côté cuisine américaine et attrapa un sachet plastique dans un tiroir. Il y enfourna deux paquets de biscuits, des fruits, posa le tout sur le comptoir qui séparait les deux pièces. L’inconnue pressait sa main libre sur sa blessure. Une vilaine plaie, juste en dessous des côtes. Quand elle la retira, sa main était rouge sang.
— De l’argent ! lança-t-elle. Tout ce que vous avez.
Il récupéra son portefeuille dans une poche intérieure de sa parka, en extirpa deux billets de cinquante euros.
— Votre téléphone, aussi ! Et… Et les clefs de votre… voiture…
Gabriel obéit, attendant la suite des instructions. Elle avait de plus en plus de mal à parler.
— À ge… noux ! enjoignit-elle.
Il s’exécuta sans broncher. D’une main tremblante la jeune femme se saisit du sac où elle mit l’argent, le téléphone et la clef, sans le quitter des yeux. Puis elle recula, le tenant toujours en joue. Elle ouvrait la porte lorsque ses jambes la trahirent. Elle s’écroula d’un bloc, lâcha son arme en gémissant de douleur. Elle tendit son bras pour récupérer le pistolet, mais il avait déjà changé de mains. Gabriel pointait le canon sur sa tête. À lui de donner les ordres, désormais.
— Debout.
Elle se mit à genoux, parvint à se relever au prix d’un terrible effort.
— Laissez-moi partir !
— Avec ma caisse, mon téléphone et mon fric ? répondit-il avec un sourire terrifiant. T’es sûre que t’as pas besoin d’autre chose ?
Avec le pied, elle poussa le sac plastique dans sa direction, leva les bras devant elle.
— Juste partir… Partir, c’est tout…
À peine avait-elle prononcé sa supplique qu’elle s’effondra à nouveau. Sa tête percuta violemment le sol. Cette fois, elle ne bougea plus. Gabriel rangea l’arme à sa ceinture et s’avança avec prudence. Non, ce n’était pas une feinte, elle avait vraiment perdu connaissance.
Il alluma une cigarette et la fuma tranquillement tout en regardant l’inconnue agoniser à ses pieds.