28

 

 

Les secours avaient fini par arriver et avaient emmené Jaxon aux urgences où l'on tentait de réparer les dégâts causés par le pyroflingue. En patientant dans la salle d'attente, Mishka s'était employée à recoudre ses propres plaies, comme elle l'avait déjà fait des centaines de fois auparavant. Quand elle eut terminé, elle se mit à tourner en rond, comme un fauve en cage, et nul ne prit le risque de la déranger, même s'il ne manquait pas de gens pour partager son angoisse : Jack Pagosa, le patron de Jaxon, et quelques autres agents de l'AIR.

Sans doute avait-elle l'air d'une femme prête à tuer.

Enfin, à travers la double porte menant à la salle d'opération, elle vit qu'on emmenait Jaxon vers une chambre. Aussitôt, sans se soucier de savoir si elle en avait l'autorisation ou pas, elle s'empressa d'aller le rejoindre.

— Hé, beauté... lança-t-il faiblement quand il la vit.

Les drogues qu'on lui avait administrées rendaient son regard vitreux, sa voix éraillée et, avec les bandages qui lui recouvraient le haut du dos, il ressemblait à une momie. Pourtant, elle n'avait jamais été aussi heureuse de le voir.

— Hello, ma Bête... répondit-elle d'une voix brisée, presque incompréhensible.

Infirmiers et infirmières s'activaient autour d'elle, branchant des électrodes, connectant des appareils, posant des cathéters... et faisant de leur mieux pour l'ignorer.

— Comment te sens-tu ? reprit-elle.

Dieu merci, sa voix avait été audible cette fois.

— Mortifié, répondit-il d'une voix pâteuse. J'ai tourné de l'œil comme une fillette devant ma petite amie.

— Ta fiancée, rectifia Mishka.

Pour la première fois depuis qu'elle l'avait retrouvé, les yeux de Jaxon s'animèrent de leur vivacité habituelle.

— Pour de vrai ? demanda-t-il.

— Pour de vrai. Tu ne te débarrasseras pas de moi. Jamais.

— Et la puce ?

— Nous ferons ce que tu as prévu. Nous trouverons les chirurgiens les plus compétents, et ils m'opéreront. Je t'aime trop pour mourir sur la table d'opération.

Jaxon ferma les yeux. Un sourire bienheureux détendit son visage.

— Viens près de moi... murmura-t-il.

Mishka ne demanda d'autorisation à personne. Elle alla se glisser sur le lit près de lui et posa la tête sur son ventre, loin de ses blessures. Jaxon glissa un bras autour d'elle. Elle sentit une de ses perfusions lui érafler la peau, mais pour rien au monde elle n'aurait protesté.

— Les Schôn ? demanda-t-il d'une voix que l'épuisement menaçait d'extinction.

— Tous morts, répondit-elle. À l'exception de Nolan. Il est à l'isolement. Eden est passée il y a une heure et m'a annoncé qu'ils ont récupéré le livre caché dans son appartement ainsi que l'anneau. Le livre est une sorte de chronique consacrée à leur reine, et l'anneau sert à le décoder. Il y a tous les détails imaginables : des dessins, des photos. Nous saurons donc la reconnaître quand elle se pointera.

— Elle viendra quand même ?

Mishka acquiesça d'un hochement de tête.

— Nolan peut apparemment la sentir à distance, dit-elle. Et il affirme qu'elle se rapproche.

Jaxon sombra dans le sommeil un instant plus tard. Sa tête roula sur le côté dans l'oreiller et son souffle se fit plus régulier. Heureuse d'être simplement à côté de lui, Mishka ne bougea pas d'un pouce.

Sans doute dut-elle s'assoupir également, car il faisait nuit quand elle se réveilla, alertée par un bruit. Mia se trouvait là, à côté du lit. Un gros bandage blanc entourait sa main.

— Tu le touches, tu es morte, annonça Mishka. Je ne le dirai pas deux fois.

Dallas entra en boitillant dans la pièce et alla se placer à côté de Mia. Les yeux hagards, les traits tirés, il n'avait plus rien de l'agent vif et plein de ressources dont elle avait lu le dossier, ni de l'homme sarcastique dont elle avait fait la connaissance il y avait si peu de temps. En fait, il avait à présence l'apparence que Jaxon avait adoptée durant tant d'années : celle d'un type dépourvu de tout affect, de toute émotion, que rien ne peut atteindre.

Dallas échangea avec Mia un regard gêné avant de déclarer avec elle, dans un bel ensemble :

— Nous sommes désolés.

Ils échangèrent un autre regard et soupirèrent. Leurs excuses étaient un peu sommaires, mais elles avaient l'air sincères.

— Voilà ce que j'ai à dire, reprit Mia. Sans fioritures. Je ne m'excuse pas pour ne pas t'avoir fait confiance. Étant donné nos souvenirs communs et cette putain de liste - que je ne comprends toujours pas -, ma décision était fondée.

— « Identifier les faiblesses afin de les éliminer », récita Mishka. N'est-ce pas la procédure standard de l'agence ?

Mia en resta bouche bée. Elle dut faire l'effort de se reprendre, et ce fut en dardant sur Mishka un œil noir qu'elle ajouta :

— Bien vu ! Brillant, même... Mais comme je le disais à l'instant, ce n'est pas pour ça que je vais m'excuser.

Elle marqua une pause, au cours de laquelle toute trace d'agressivité disparut en elle.

— Je m'excuse parce que tu l'aimes, reprit-elle enfin. J'ai pu le constater chaque fois que j'ai voulu t'arracher à lui, même si je préférais ne pas le voir.

— Les raisons pour lesquelles je voulais m'excuser sont un peu différentes, intervint Dallas.

Dans un haussement d'épaules, il conclut :

— De toute façon, peu importe. Je t'ai tiré dessus... À ces mots Mishka se détendit quelque peu.

— C'est bon, dit-elle, les surprenant tous deux. On n'en parle plus.

N'avait-elle pas elle-même fait bien pire que cela ? Comment pouvait-elle leur garder grief de leurs erreurs ?

— Non, ce n'est pas bon ! lança soudain Jaxon avec fermeté. Vous avez failli la tuer !

Quand s'était-il réveillé ? Mishka ne l'avait pas senti bouger. Manifestement mal à l'aise, Dallas s'avança d'un pas et dit :

— Tu ne peux me punir à cause de ça plus que je ne le fais moi-même.

— Je pourrais essayer, répliqua sèchement Jaxon.

Piqué au vif, Dallas redressa les épaules et répliqua :

— Alors essaie !

Mishka ne voulait pas être responsable d'une brouille entre Jaxon et ses amis. Elle l'aimait trop pour cela.

S'appuyant sur un coude, elle alla lui mordiller le lobe de l'oreille et chuchota tout bas :

— Pardonne-leur... S'il te plaît ! Pense au pied que nous allons prendre à les torturer avec leur culpabilité...

Jaxon la fixa au fond des yeux et demanda :

— Je peux leur dire la vérité ?

Après avoir hésité un court instant, elle répondit :

— Bien sûr. Pourquoi pas ?

Alors, Jaxon raconta par le menu à ses amis toute l'histoire de Mishka, de sa conception à la puce qui la contrôlait corps et âme. Pour une fois, elle ne se sentit ni honteuse ni coupable, et encore moins en colère que quelqu'un puisse la prendre en pitié. Elle était décidée à ne plus laisser le passé lui gâcher l'instant présent et l'avenir.

Lorsque Jaxon eut terminé son récit, Mia et Dallas étaient très pâles. Et très honteux.

Mishka eut pitié d'eux, mais uniquement parce qu'ils n'avaient jamais eu à cœur, malgré leurs errements, que l'intérêt de leur ami.

— Comment va la main ? demanda-t-elle à Mia.

— Mieux, répondit-elle. Merci d'avoir épargné les os.

— De rien.

— Je sais que tu aurais pu faire plus de dégâts. Garce !

Mishka réprima un sourire. Dans la bouche de Mia, ce mot était un compliment. Parfois.

— J'ai pour principe de ne pas blesser les ballerines plus que nécessaire, ajouta-t-elle.

Mia se passa la langue sur les dents mais se garda de répliquer.

S'adressant à Dallas, cette fois, Mishka reprit :

— Ce petit rayon bleu n'a pas eu d'effets secondaires ?

— A part le changement de personnalité, tu veux dire ? A part d'avoir envie de me suicider après avoir eu envie de te tuer ?

Au moins, cette fois, il laissait libre cours à ses émotions, même si c'était pour s'autoflageller.

— Oui, répondit-elle. À part tout ça.

— Non. Pas d'effets secondaires. Ils échangèrent un sourire.

— Tant mieux ! se réjouit-elle sincèrement. Ça signifie-t-il que nous sommes amis, maintenant ?

— Bon sang, non ! répliqua vivement Mia. Si tu t'imagines que je vais venir te laquer les ongles ou faire du shopping avec toi, tu te goures ! Ça signifie simplement que nous n'avons plus aucune raison de nous tuer les uns les autres.

— Je n'en demande pas plus.

Mishka reporta son attention sur Dallas et s'enquit :

— Puisqu'elle est amie avec toi... ça veut dire qu'elle te laque les ongles ?

— Hélas... oui ! répondit-il d'un ton lugubre. Jaxon se mit à rire.

— Allez vous faire voir ailleurs, vous deux ! leur lança-t-il d'un ton affectueux. Et pour vous faire pardonner, vous pourrez lui envoyer des fleurs.

Tant qu'ils ne furent pas sortis de la chambre, les deux compères se disputèrent pour savoir qui des deux enverrait les fleurs et quelle couleur de laque conviendrait le mieux aux ongles de Dallas.

Lorsque les yeux de Mishka revinrent se fixer sur Jaxon, celui-ci lui souriait, mais elle perçut dans son regard une certaine inquiétude.

— Tu as réussi à apprivoiser mes amis, constata-t-il. Enfin... presque. Et maintenant que nous sommes débarrassés des Schôn, il n'y a plus qu'un obstacle à lever pour que nous soyons heureux ensemble pour toute la vie.

La puce... songea tristement Mishka. Aussitôt que Jaxon serait rétabli, il leur faudrait s'en occuper.

 

Quatre semaines et demie plus tard

 

Jaxon avait tenu à faire de Mishka son épouse et à la faire emménager chez lui - chez eux - la bague au doigt avant que ne se déroule la délicate opération qui devait faire d'elle une femme libre.

Puis, le grand jour tant redouté était arrivé. Par deux fois, le cœur de Mishka avait cessé de battre et il avait cru mourir lui-même. Par deux fois, les médecins étaient parvenus à la récupérer.

Enfin, après seize heures d'angoisse permanente, après avoir assisté à toute l'opération derrière une baie vitrée, il avait vu sortir le médecin. Mishka était hors de danger et il avait pu se remettre à respirer sans craindre de vomir ses tripes.

Les médecins prédisaient une longue convalescence mais leur pronostic était bon, même s'ils avaient découvert une puce plus profondément implantée qu'ils ne l'avaient imaginé, et connectée à des zones du cerveau qui n'auraient pas dû l'être. Sans doute Mishka souffrirait-elle de quelques problèmes de mémoire, mais avec le passé qui était le sien, elle s'en accommoderait très bien. Aussi longtemps qu'elle ne l'oublierait pas lui, il serait heureux.

Il exultait lorsqu'il vint la rejoindre dans sa chambre, et son bonheur fut sans limites quand elle se réveilla et ouvrit les yeux. Elle reposait sur un lit immaculé, des électrodes reliées aux points névralgiques de son corps. Autour d'elle, les moniteurs de contrôle emplissaient la pièce d'une lueur bleutée. Le plus doucement possible, il grimpa sur son lit et se lova tendrement contre elle, tout comme elle l'avait fait pour lui quelques semaines plus tôt.

— Jaxon... murmura-t-elle.

Elle semblait sonnée, mais un bonheur sans bornes illuminait son visage.

— Je suis là, bébé.

— À quoi je ressemble ?

Redressé sur un coude, Jaxon l'examina soigneusement. Mishka avait les yeux pochés à cause de l'opération, le front décoloré et le crâne ceint de bandes stériles.

— Tu n'as jamais été aussi belle, décréta-t-il.

Et il était sincère... Dans quelque état qu'elle ait pu être, elle était belle à ses yeux. Un sourire timide fleurit sur les lèvres de Mishka.

— Ma tête rasée, ça ne te fait rien ? insista-t-elle.

— Bon sang, non ! Tu es encore plus sexy comme ça. Le seul problème, c'est qu'il faudra trouver une autre occupation si jamais Mia se décide à t'inviter à une soirée entre filles et qu'elle veut te tresser les cheveux.

— Ah, Jaxon... murmura-t-elle dans un soupir. Tu es tellement gentil avec moi.

— Pas du tout ! feignit-il de s'indigner. Je ne dis que la stricte vérité. Je suis aussi un homme amoureux, et dès que tu seras rétablie, je compte bien te le prouver encore et encore.

Le pâle sourire de Mishka se fit plus éclatant, mais bientôt sa tête retomba sur le côté, comme si la tenir droite lui demandait trop d'efforts.

— Je dois aussi t'informer que toute l'équipe est en ce moment même dans notre salon, reprit Jaxon. En train de regarder la télé, de boire de la bière et de vider tous les placards de la maison. Ils grillent d'impatience d'avoir des nouvelles, mais j'ai préféré les faire poireauter là-bas. Tu comprends, je voulais te garder pour moi seul.

Tendrement, il lui caressa la joue et dessina sous ses doigts le sourire qui s'attardait sur ses lèvres. Il avait déjà fait vœu de passer le reste de sa vie à rendre cette femme heureuse, à la faire rire et sourire autant que possible, mais à cette minute, il eut l'impression de tomber une nouvelle fois amoureux.

— Estap... murmura-t-elle au terme d'un long silence. Il est toujours dans le coma ?

— Oui.

— Quand je serai rétablie, je t'offrirai sa tête en cadeau. Tu pourras en faire ce que tu veux. C'est comme ça que je te prouverai mon amour.

Jaxon laissa fuser un petit rire joyeux.

— Mon adorable petite tueuse... murmura-t-il. Dur en surface, tendre au cœur...

Lentement, Mishka leva une main et caressa la mâchoire de Jaxon. La voyant froncer les sourcils, il s'inquiéta :

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Rien. Je viens de demander à la puce à combien elle évaluait la probabilité que nous restions ensemble.

Les vieilles habitudes... Jaxon espérait qu'elle n'en viendrait tout de même pas à regretter son esclavage.

— Et ? demanda-t-il gentiment.

— Un parfait silence... C'est étrange. Il me semble avoir toujours eu dans la tête une petite voix qui me donnait les réponses dont j'avais besoin.

— Eh bien moi, je peux te donner la réponse à cette question-là, fanfaronna Jaxon. Je ne suis pas un génie en maths, mais je peux t'assurer à cent pour cent que jamais je ne te laisserai m'échapper.

Mishka se détendit et lui offrit un de ses sourires trop rares qu'il aimait tant.

— Dieu, que je t'aime ! lança-t-elle dans un soupir. Je crois que je vais m'habituer à venir te consulter pour avoir les réponses aux questions que je me pose.

— Tu m'en vois ravi ! s'exclama-t-il en lui rendant son sourire.

— Tu m'as apporté la joie alors qu'il n'y avait dans ma vie que le désespoir, reprit-elle. En retour, je suis désolée de devoir te dire que je risque de devenir aussi exigeante - et peut-être même encore plus crampon -que Cathy.

— Cramponne-toi tant que tu voudras. Et si tu oublies de le faire, c'est moi qui me cramponnerai à toi.

Avec la plus extrême tendresse, il déposa un baiser sur ses lèvres sèches.

— Jamais, conclut-il. Jamais - tu m'entends ? - je ne me lasserai de toi.

Le rire espiègle de Mishka fusa et lui réchauffa le cœur. La vie, songea Jaxon, était vraiment aussi belle qu'elle pouvait l'être.