27
Jaxon s'était préparé à l'attaque. Quand le Schôn bondit sur lui, le cueillant à l'estomac, il n'eut qu'à rectifier légèrement son angle de tir et à faire feu. Satisfait, il n'eut plus ensuite qu'à repousser loin de lui le corps inerte et à présent visible de son adversaire et à se relever.
Dans le couloir, Devyn était figé sur place et Kyrin partageait le même sort, victimes collatérales de la surveillance exercée par Mishka. À l'autre bout du couloir, il la découvrit à quatre pattes, un filet de sang le long du cou. Elle avait les yeux écarquillés et les iris complètement noirs. Sa peau était si pâle qu'elle laissait deviner le maillage de ses veines.
La retrouver aussi vulnérable, aussi désemparée, lui brisait le cœur.
— Jaxon ? répéta-t-elle.
— Je vais bien, mon cœur. Ne bouge sous aucun prétexte. D'accord ?
Sans attendre de réponse, il brandit son pyroflingue à deux mains et visa soigneusement.
Manifestement, Mia était en train de se battre avec l'un de ces invisibles salauds. Son corps se contorsionnait sur le sol, empoignant le vide pour empêcher l'extraterrestre d'atteindre la cabine d'ascenseur.
— Mia, recule-toi ! ordonna-t-il soudain.
Elle lui obéit instantanément. Jaxon pressa la détente, libérant le rayon bleu. Le Schôn se matérialisa soudain, statufié sur place. Allongé sur le ventre, il avait le bras tendu vers le bouton d'appel de l'ascenseur. La fureur et le désespoir enlaidissaient ses traits à la beauté habituellement parfaite.
Fermant brièvement les yeux, Jaxon se laissa retomber sur le sol. C'est fini ! Tout était enfin terminé, et ce n'était pas trop tôt. Il avait été ballotté d'un bout à l'autre de cet appartement par d'insaisissables ennemis qui l'avaient bousculé, battu, mordu, mais il s'en était sorti vivant.
— C'est fini... annonça-t-il, à haute voix cette fois. Les neuf ont été mis hors d'état de nuire.
— Tu en es sûr ? insista Mishka.
— Certain.
Le noir reflua de ses pupilles, qui retrouvèrent cette couleur noisette qu'il aimait tant. Elle cligna des yeux un instant avant de se focaliser sur lui, cherchant du regard la moindre trace de blessure. N'en trouvant aucune, elle laissa un lent sourire s'afficher sur ses lèvres. Jaxon le lui rendit et se redressa pour aller la rejoindre, cette fois bien décidé à ne plus jamais la laisser derrière lui.
— Pas un pas de plus ! Jaxon stoppa net.
— Mia ! lança-t-il. Qu'est-ce que tu fabriques ?
— Ce que tu es manifestement incapable de faire, répliqua-t-elle sèchement.
Grimaçante et déterminée, elle se tenait debout devant l'ascenseur, un pyroflingue braqué sur la tête de Mishka. À l'intention de celle-ci, Jaxon ordonna :
— Ne bouge surtout pas !
Il tendit sa main libre devant lui, paume ouverte. De l'autre, il serrait toujours précieusement son flingue. La nausée l'assaillait, lui tordant les tripes. Il tremblait comme une feuille.
— Range cette arme, Mia ! lança-t-il. Les Schôn ont été battus. Cette fois-ci encore, nous avons gagné. Il est temps de faire le ménage et de partir.
La réponse de Mia ne fut pas celle qu'il espérait.
— Elle doit mourir.
Jaxon serra plus fortement son arme et reporta son attention sur Mishka, parfaitement immobile, comme il le lui avait demandé. Un cocktail d'émotions la transfigurait, qui l'assaillait lui aussi : inquiétude, espoir, souffrance, confusion.
Il y avait un couteau sur le sol, non loin de son genou. D'un regard insistant, il tenta de le lui indiquer. Soit elle ne comprit pas son ordre muet, soit elle décida de ne pas en tenir compte.
— Mia, je t'en prie... reprit-il d'une voix brisée. Ne fais pas ça.
— Je dois le faire, s'entêta-t-elle. Tu n'es pas capable de voir le monstre en elle, derrière sa jolie petite gueule.
Son bras était ferme. Son expression déterminée. La bouche aussi sèche qu'un désert, Jaxon se passa la langue sur les lèvres et se laissa tomber à genoux.
— Range ce flingue, répéta-t-il. Je t'en supplie, range-le.
— C'est peut-être mieux ainsi, intervint Mishka d'une voix brisée. Ne la supplie pas pour moi...
— Debout ! s'écria Mia, folle de rage.
À présent, son bras commençait à trembler.
— Relève-toi ! Tu n'as pas à t'abaisser à ça pour elle !
— Ne fais pas ça, insista Jaxon de plus belle. Seigneur, non ! Je t'en supplie... Je l'aime !
— Tu ne vois pas qu'elle va te tuer ! s'impatienta Mia. Si je la laisse vivre, elle te tuera. Je ne peux pas laisser ça se produire. Tu es mon ami, mon frère de cœur.
— Elle ne me fera jamais de mal, assura-t-il. Comme tu viens de le voir, elle ne travaillait pas pour le Schôn. Elle nous a aidés.
— Cette fois, oui. Mais la prochaine ?
Jaxon comprit que, têtue comme elle l'était, Mia resterait sourde à ses suppliques. Alors, il brandit son arme et visa. Pour lui, il n'y avait plus d'autre choix que de tirer avant qu'elle ne le fasse elle-même. Hélas, Eden et Lucius bondirent à temps pour le plaquer au sol et l'en empêcher.
— Ne m'oblige pas à te faire mal, grogna Lucius. On ne tire pas sur ses collègues, mon pote !
Jaxon, en se débattant comme un beau diable, parvint à ne pas lâcher son arme.
— Ne lui fais pas de mal, Mia ! hurla-t-il. C'est ma femme ! Je l'aime !
Jamais il n'avait été en proie à une telle panique. Ses propres amis conspiraient contre lui. Ils refusaient de lui faire confiance et ne voulaient voir que ce qui les fortifiait dans leur point de vue.
Du coin de l'œil, il vit Dallas secouer tristement la tête en assurant :
— Je l'ai vue tirer sur toi.
— Tu te trompes !
Sa résistance ne faiblissait pas, mais en unissant leurs forces, Eden et Lucius le surpassaient.
— Elle est innocente... ajouta-t-il, à bout de souffle.
Du coin de l'œil, il vit Dallas compresser son flanc où une plaie saignait.
— Tenez-le bien, bon sang ! s'énerva-t-il.
Mishka surprit tout le monde en annonçant d'une voix ferme et glaciale :
— Je vous tuerai tous, l'un après l'autre, si vous ne le relâchez pas tout de suite.
— Pourquoi tu ne viendrais pas nous donner un coup de main ? maugréa Lucius, s'adressant à Dallas.
— Mia ! aboya celui-ci. Allez ! Fais-le ! Décide-toi !
— Non ! hurla Jaxon. Non !
— Lâchez-le ! reprit Mishka d'une voix vibrante de violence contenue. Vous lui faites mal !
Jaxon se fichait pas mal de son sort. Seul celui de Mishka lui importait. D'ailleurs, il n'était rien sans elle.
— Je ne peux pas le faire... avoua enfin Mia d'une voix défaite, comme dégoûtée d'elle-même. Je ne peux pas.
— C'est ce que j'ai vu, expliqua Dallas, qui s'avançait en boitant. C'est là qu'elle va tirer. C'est maintenant qu'il faut la tuer. Maintenant !
Avec horreur, Jaxon vit son ami brandir un pyroflingue. Il aurait tant voulu être plongé en plein cauchemar, et pouvoir s'éveiller d'un instant à l'autre... Mais il savait que tout ceci n'avait rien d'un rêve et que le temps qui s'écoulait pouvait être son ami comme son pire ennemi.
Dans un ultime effort, il libéra une de ses jambes, avec laquelle il parvint à faucher celles de Dallas, le faisant trébucher. Hors d'elle, Eden le lâcha d'une main et leva le bras, prête à le frapper. Jaxon en profita pour se libérer. Après avoir roulé sur le côté pour se dégager, il braqua son arme sur la menace la plus imminente : Dallas.
— Non ! cria Mia en dirigeant la sienne vers Jaxon.
Mishka, aussitôt, plongea pour récupérer le poignard. Les secondes suivantes semblèrent s'écouler avec une éprouvante lenteur. Mishka lança le poignard, qui alla se ficher dans la main de Mia tenant le pyroflingue. Celle-ci cria et lâcha l'arme, mais non sans avoir eu le temps de tirer une salve. Le rayon ambré frôla en grésillant la tempe droite de Jaxon, lui grillant quelques cheveux. Sans cesser de se mouvoir avec une fluide souplesse, Mishka ramassa le flingue tombé à terre et fit feu sur Dallas.
Dallas et Jaxon tirèrent eux aussi, l'un après l'autre : Dallas sur Mishka, Jaxon sur Dallas. Et tandis que Jaxon plongeait pour intercepter le rayon destiné à Mishka, Dallas prit en pleine tête le rayon bleu que celle-ci lui avait destiné, le laissant pétrifié mais parfaitement conscient de ce qui se passait autour de lui.
Ainsi survint le cessez-le-feu, sur le cri qu'avait poussé Mishka en voyant le rayon ambré atteindre Jaxon à l'épaule.
Malgré la souffrance qui le terrassait, Jaxon parvint à se tourner vers les deux agents de l'A.I.R. encore vaillants.
— Touchez un cheveu de sa tête et vous êtes morts ! lança-t-il en les menaçant de son arme.
— Je crois que le moment est venu d'aller rassembler les Schôn, annonça calmement Eden. Pas vrai, Lucius ?
Jaxon recula lentement, sans cesser de les menacer de son arme. Tous deux se redressèrent et firent de même, leurs mains vides dressées en évidence devant eux. Jaxon, pantelant, commençait à voir trente-six chandelles. L'éclat d'un rayon bleu illumina brièvement les murs derrière lui.
— Mishka ? s'inquiéta-t-il.
— Ça va, répondit-elle. Je m'occupais de Mia. Elle a fait assez de dégâts comme ça.
Sitôt après, elle courut le rejoindre et l'entoura de ses bras tremblants.
— A présent, laisse-moi m'occuper de toi... reprit-elle en le dévisageant avec inquiétude.
Enfin, Jaxon put laisser tomber son arme, qui alla rebondir en cliquetant sur le sol. Il n'aurait pu la tenir une seconde de plus. Le soulagement l'emporta, même s'il se sentait terriblement triste. En laissant ses yeux caresser le visage de la femme qu'il aimait, il vit qu'elle pleurait.
— Ne pleure pas... lui dit-il doucement.
— Je ne pleure pas, prétendit-elle en essuyant une larme avec le dos de sa main. Je te l'ai déjà dit : je fuis...
— Je t'aime, bébé.
— Moi aussi je t'aime ! J'ai eu si peur... Mia a failli me convaincre de renoncer à toi pour que tu puisses garder tes amis. Mais vu qu'ils viennent de tenter de tuer, c'est moi qui vais devoir te convaincre de renoncer à eux. Ou sinon, je les tue !
— Ne me quitte plus jamais et je serai le plus heureux des hommes.
— Jamais !
Jaxon émit un petit rire satisfait, la serra contre lui avec le peu de force qui lui restait et demanda :
— Chérie ?
— Oui ?
Mishka le dévorait des yeux, avec une tendresse qui embellissait encore son visage.
— Tiens-moi bien...
À peine eut-il prononcé ces mots que Jaxon perdit connaissance.
Dallas fulminait intérieurement. Putain de sang alien ! Quelques mois plus tôt, le rayon bleu qui l'avait immobilisé n'aurait eu aucun effet sur lui. Il allait devoir à présent apprendre à les éviter. Mais ce qui le perturbait le plus, c'est que c'était lui, finalement, qui avait failli tuer son meilleur ami. Depuis le début, le tireur, c'était moi. Comment ne l'ai-je pas compris ?
L'horreur et la honte l'assaillaient. Mishka n'avait jamais représenté le moindre danger pour Jaxon. Le tueur potentiel - cet étranger tapi dans un coin de sa vision -, c'était lui. Peut-être parce que au fond il était devenu étranger à lui-même. S'il l'avait pu, il se serait mis à jurer et à hurler de rage.
Il réalisait enfin ce contre quoi la vision avait voulu le mettre en garde : en ne faisant pas confiance à Jaxon, il risquait de causer sa perte. S'il l'avait cru sur parole quand il affirmait que Mishka ne lui ferait aucun mal, tous ces tirs croisés n'auraient pas été échangés et Jaxon n'aurait pas été blessé. Était-il trop tard pour réparer les pots cassés ?
Le cœur lourd, il regarda Mishka allonger Jaxon sur le sol avec un luxe de précautions et commencer à arracher ses vêtements pour étudier ses blessures. Sur son visage se lisait un amour sans faille, une tendresse bouleversante et une absolue détermination.
Elle n'était pas et n'avait jamais été celle qui allait tuer Jaxon. Elle était celle qui devait le sauver.
J'ai failli détruire tout cela. Et tout risque n'était pas écarté, si Jaxon ne récupérait pas de ses blessures. Quel genre d'ami suis-je donc ? Une question, pourtant, demeurait sans réponse et le taraudait : comment avait-il fait pour altérer la vision qui lui était venue au point de lui faire dire le contraire de ce qu'elle signifiait ?
Kyrin lui avait prédit que sa vie allait changer du tout au tout s'il s'obstinait à sauver Jaxon. Son amitié pour lui l'avait conduit à ignorer l'avertissement. Et si cela avait été à refaire, sans doute l'aurait-il refait sans hésiter. Pourtant, tout au fond de lui, Dallas se doutait que l'affaire n'était pas réglée. L'avertissement de Kyrin restait d'actualité. Quelque chose d'autre allait se produire. Quoi ? Il ne pouvait que s'armer de patience pour le découvrir. Peut-être parviendrait-il à interpréter correctement la prochaine vision qui s'offrirait à lui ?
Curieusement, cette pensée ne lui fut d'aucun réconfort.