14

 

 

— Tu devrais la tuer.

Le conseil émanait de Dallas, nonchalamment allongé sur le sofa. Jaxon, qui faisait les cent pas devant lui pour assouplir sa cheville, rétorqua sèchement :

— Elle n'est pas le sujet de la discussion. Point final. Dis-moi plutôt ce que cet extraterrestre vient faire là.

Décidant d'ignorer son intervention, Dallas poursuivit :

— Mia déteste Le'Ace. C'est bien Le'Ace dans la pièce d'à côté, non ? Et si Mia découvre que tu couches avec elle, elle va te tuer !

— Mia déteste tout le monde. De toute façon, elle n'est pas là pour la ramener.

— Détrompe-toi. Elle a quitté le camp d'entraînement pour voler à ton secours.

Avec lassitude, Jaxon se passa une main sur la figure, prit conscience du nombre de fois où il avait pu faire ce geste ces derniers jours et se promit de s'en abstenir.

— Sachez qu'Eden déteste Le'Ace, elle aussi... intervint Devyn.

Jaxon s'immobilisa et le fusilla du regard. L'alien, l'épaule contre un mur, avait la peau si pâle qu'il semblait ne faire qu'un avec la cloison.

— Eden ? s’étonna-t-il. Mais qui est cette Eden, bordel ! Et tant que vous y êtes, qui êtes-vous ?

— « Bordel » ? répéta Dallas en le dévisageant avec inquiétude. Qu'est-ce qui t'arrive, vieux ? Depuis le temps que je te connais - et ça fait une paye - je ne t'ai jamais entendu jurer.

Devyn arqua un sourcil charbonneux et ses yeux d'ambre scintillèrent de malice. Rien ne le chagrinait donc jamais ?

— Eden est une tueuse à gages qui travaille pour son propre compte, répondit-il. Et je suis son ami. Sur certaines affaires, il m'arrive de lui donner un coup de main.

— Ce qui ne m'aide en rien.

Oubliant qu'il s'était juré de ne plus le faire, Jaxon passa de nouveau une main sur son visage crispé et ajouta :

— Tu es sûr qu'on peut  lui faire  confiance, Dallas ? C'est manifestement un guerrier targon.

Et Jaxon n'ignorait pas que les Targons étaient capables des plus extrêmes manifestations de télékinésie. Il avait même entendu dire qu'un seul d'entre eux pouvait figer toute une ville avant d'en exterminer les habitants un par un. Le genre d'aliens qu'il était préférable d'avoir de son côté...

Devyn se rengorgea comme un paon et annonça :

— En fait, je suis même le roi des Targons.

Jaxon écarquilla  les yeux et se tourna  vers Dallas :

— Il plaisante ?

— Pas du tout. Et je sais qu'il peut facilement porter sur les nerfs, mais il lui arrive également d'être assez chouette. Une fois que tu arrives à faire abstraction de son ego surdimensionné. À présent, explique-moi ce qui t'arrive. Tu t'es tellement fait tabasser que ta cervelle a des ratés ? Je ne t'ai jamais vu aussi stressé. C'est aussi la première fois que je te découvre au pieu avec l'ennemi, mais puisqu'il paraît qu'elle n'est pas le sujet de la discussion, je laisse ça de côté.

Avec l'ennemi ? Oui, il était à supposer que Mishka et lui étaient ennemis, même si techniquement parlant ils étaient du même côté de la loi. Son boss, cependant, lui faisait jouer un jeu dangereux aux conséquences imprévisibles. Dieu ce qu'il aurait voulu régler son compte à ce type ! Tu as les compétences pour. Qu'est-ce qui t'en empêche ? Jaxon fut choqué de ne pas rejeter cette idée comme il l'aurait dû.

— Si tu ne veux pas la tuer, reprit Dallas, que veux-tu que nous fassions de la femme dont il ne faut pas discuter ?

— Rien du tout ! répondit Jaxon, les poings serrés. Je m'en occupe.

— Mais...

— C'est mon problème ! Tu m'entends ? Combien de fois devrai-je le répéter ?

Dallas leva les mains devant lui en signe de reddition.

— Très bien. C'est toi qui vois. Assure-toi quand même de l'empêcher de nuire. J'ai comme l'impression que...

Il laissa mourir sa phrase sans l'achever. Devant le malaise de son ami, Jaxon s'impatienta :

— L'impression que quoi ?

Il était au courant que son ami avait eu des prémonitions - il fallait bien appeler cela ainsi - au cours des mois qui venaient de s'écouler. Même s'il refusait de l'admettre, il voyait certaines choses avant qu'elles se produisent. « Évite Main Street pour rentrer chez toi », lui avait-il conseillé un soir, peu après son retour de l'hôpital. Sans trop savoir pourquoi, Jaxon l'avait écouté, et c'est en allumant son médiacom le soir qu'il avait appris le terrible carambolage qui avait fait plusieurs morts dans cette rue. Ils n'en parlaient pas, mais ne plus y penser revenait à ignorer un éléphant rose habillé d'un tutu et dansant la samba.

Triturant le lobe de son oreille, Dallas ajouta :

— Écoute-moi bien... Cette fille risque de causer ta perte et celle de tous les membres de notre petite mission de sauvetage.

— Et comment est-elle censée accomplir ça ? Jaxon refusait d'y croire. Dallas devait se tromper.

Sans doute l'a priori négatif que lui inspirait Mishka colorait-il sa perception de l'avenir.

— Elle va te tirer dessus, précisa-t-il simplement.

— Je pourrais la faire dormir pendant quelques jours, suggéra Devyn.

— Non !

Jaxon se sentait déjà suffisamment coupable. Jamais Mishka ne pourrait lui pardonner une trahison de plus.

— Oubliez-la, d'accord ? reprit-il avec véhémence. Elle ne va pas me tirer dessus. Point final.

Du moins l'espérait-il.

— Parlons plutôt du dossier que Jack m'avait confié, conclut-il, préférant changer de sujet.

Durant quelques minutes, Jaxon expliqua tout ce qu'il savait des Schôn, du virus dont ils étaient porteurs et des femmes qu'ils avaient contaminées. Il raconta également l'épisode du bar avec Nolan, avant de se résoudre à faire part de ce qu'il n'avait encore jamais avoué à personne.

— Faire des recherches sur le virus suppose de garder les victimes en vie, voire leurs bébés, ce qui dans les deux cas pourrait fort bien accélérer sa propagation.

— C'est pour ça que tu les as achevées ? Jaxon acquiesça d'un signe de tête et précisa :

— Une fois que le corps contaminé meurt, le virus meurt aussi. Il ne peut subsister que dans un corps vivant.

— Tu en es sûr ?

Dallas se pencha en avant, les coudes sur les genoux, avant de poursuivre :

— Tu n'es pas médecin ni scientifique. Qu'est-ce qui te permet d'être aussi affirmatif ?

— Chacune des femmes que j'ai tuées était porteuse d'un message à délivrer. Leurs amants s'excusaient de ce qu'ils avaient fait et leur avaient confié ce que je viens de vous expliquer au sujet des expérimentations.

— Ce pourrait être un mensonge, intervint Devyn.

— J'en suis conscient. Mais le seul moyen de le savoir, c'est de prendre le risque d'essayer... J'ai dû peser le pour et le contre avant de décider de supprimer les victimes afin qu'aucune expérience ne puisse être menée sur elles.

Sans même chercher à cacher le tourment qui était le sien, Jaxon dévisagea les deux hommes à tour de rôle.

— Si les Schôn disaient la vérité, poursuivit-il, passer outre aurait eu des conséquences fatales. S'ils mentaient...

Dans un soupir, il conclut :

— Je ne sais toujours pas à quoi m'en tenir. D'autant plus que je suis resté des semaines sur la touche.

Jaxon alla s'effondrer dans le fauteuil le plus proche et laissa son regard s'attarder sur les barres parallèles que Mishka avait installées pour lui. Il n'en fallut pas davantage pour lui donner mauvaise conscience. Elle s'était montrée si prévenante, si attentionnée avec lui...

Sa planque ne payait pas de mine. Les murs trop blancs glaçaient l'atmosphère et l'ameublement Spartiate n'arrangeait rien. Il ne flottait dans l'air aucune des odeurs évocatrices d'un foyer confortable, juste celle, entêtante, du désinfectant. Enfin... pas tout à fait, car en prenant une autre inspiration, Jaxon identifia l'odeur chaude et épicée, féminine et puissamment érotique de Mishka. Son corps réagit instantanément. Une imparable excitation le gagna, et des images déferlèrent dans sa tête où il la voyait, les jambes écartées, gémissante et offerte, au contact de sa bouche. Pour ne pas gémir de désir, il dut se mordre l'intérieur des joues.

— Jaxon ? Oh, oh, mon pote ! Reviens parmi nous... Il vit des doigts claquer devant ses yeux et cligna des paupières. Dallas se tenait devant lui, en compagnie de Devyn qui souriait comme un dingue qu'il était sans doute. Il ne les avait même pas vus approcher...

— Quoi ? demanda-t-il, sur la défensive.

— Tu nous as fait faux bond, vieux, répondit Dallas.

— Et vous bandez comme un malade. Ça, c'était Devyn...

— C'est moi qui vous fais cet effet-là ? ajouta-t-il d'un ton doucereux. J'en suis flatté, vraiment. Hélas pour vous, je préfère les femmes. Je sais, je sais... c'est décevant, inutile de l'avouer. Je suis vraiment très séduisant.

Les joues en feu, Jaxon se renfrogna et maugréa :

— Arrière ! Foutez-moi la paix. Tous les deux !

Les deux hommes regagnèrent leurs sièges en souriant.

— Tu parlais d'un bar, tout à l'heure... reprit Dallas. De ta discussion avec ce... Nolan, n'est-ce pas ?

Jaxon hocha la tête en signe d'assentiment.

— Est-ce que tu as pu enregistrer sa voix ?

— Non.

Il préféra passer sous silence que Mishka, elle, l'avait probablement fait. Elle ne devait pas être très disposée à les aider pour le moment. Dans un soupir, Dallas conclut :

— Cela aurait simplifié les choses, mais nous allons faire avec ce que nous avons.

Sur ce, il se redressa, tira un mince traceur noir de sa poche arrière et l'ouvrit en deux sur la table basse. Dès qu'il eut pressé le pouce au centre, une vive lumière jaune balaya son doigt. Un instant plus tard, un clavier apparut devant lui, aussi immatériel et lumineux que le faisceau de lumière qui avait scanné son empreinte. Il pianota à même le bois de la table, en demandant :

— Le nom du bar ?

— Big Bubba, répondit Jaxon.

La danse des doigts de Dallas reprit sur le clavier.

— Date et heure où tu t'y trouvais, ajouta-t-il. Dallas enregistra la réponse que lui fit Jaxon, et sitôt après, un écran carré fut projeté au-dessus du traceur, sur lequel apparurent dix-huit points rouges sur une carte.

— Et voilà, conclut Dallas en laissant ses mains retomber contre ses flancs. Voici ce que nous savons : à l'heure que tu m'as indiquée, dans les environs de ce bar, vingt-neuf voix d'aliens ont été enregistrées. Dix-huit d'entre elles se font entendre à l'heure qu'il est aux endroits indiqués sur l'écran.

Quelque temps après l'arrivée du premier contingent d'aliens sur terre, on avait pu constater que les voix de ces derniers laissaient des traces comparables à celles de l'ADN chez les humains. Il fut donc décidé de quadriller les villes d'appareils sophistiqués capables de repérer à tout moment leurs fréquences spécifiques. Ces systèmes d'écoute s'étaient révélés d'une efficacité redoutable lors de la guerre qui avait ravagé le monde bien des années plus tôt. Bien sûr, ils ne pouvaient être efficaces à cent pour cent. Les aliens malveillants avaient rapidement appris à se taire avant, pendant et après leurs raids.

— Je vais appeler Mia et Eden pour les tenir au courant de ce qui se passe, annonça Dallas. Chacun de nous pourra aller en reconnaissance sur plusieurs de ces points.

— Attends un peu... intervint Devyn, qui n'avait pas quitté l'écran des yeux. Il n'y en a plus que quatorze.

Dallas balaya l'objection d'un geste vague et précisa :

— Ne t'en fais pas. Ceux qui ont disparu sont restés en mémoire. Je subodore que ces pistes vont nous valoir bien des déceptions, mais nous n'avons rien d'autre.

Puisque la chose semblait réglée, Jaxon conclut non sans appréhension que le moment était venu de prendre une décision au sujet de Mishka. Elle n'avait cessé de lui répéter qu'ils devraient se séparer au petit matin et que tel était son choix. Mais peut-être ne le prétendait-elle que contrainte et forcée par son boss... Si elle passait outre et le défiait, elle serait punie. Et si Jaxon l'obligeait à le suivre, il ne ferait que la priver une fois encore de son libre arbitre.

Jaxon désirait par-dessus tout qu'elle reste avec lui, que cela lui plaise ou pas/qu'elle puisse ou non être suivie à la trace par son patron. Il voulait la protéger, découvrir le moyen de la sauver. C'était à cela qu'elle' devait aspirer elle aussi. Mais terrorisée qu'elle était par celui qui tirait ses ficelles, elle ne voudrait jamais l'admettre. Néanmoins, il lui fallait essayer. En pinçant l'arête de son nez pour tenter d'écraser dans l'œuf une migraine naissante, Jaxon dit au Targon :

— À présent, rendez-lui sa liberté de mouvement.

Devyn fronça les sourcils et s'inquiéta :

— Êtes-vous bien sûr de le vouloir ?

— Oui.

Dallas, lui, ne l'entendit pas de cette oreille.

— Ne fais pas ça ! s’écria-t-il.

— Trop tard, répondit l'alien en haussant les épaules. C'est déjà fait. Elle est libre.

Aussi facilement que ça ? songea Jaxon, étonné. Dallas se mit à gronder de rage.

— Espèce de traître ! s'emporta-t-il. Je t'avais dit de ne pas la libérer. Elle est dangereuse !

Jaxon s'attendait à voir Mishka débarquer à tout instant, furieuse et les armes prêtes à cracher. Ce ne fut pas le cas. En fait, une minute s'écoula, puis une autre, sans que rien ne se produise.

— Mishka ! appela-t-il, laissant Dallas et Devyn à leur querelle. Mishka ?

Enfin, elle fit son entrée. Un soulagement teinté d'admiration submergea Jaxon. Elle avait pris le temps de rassembler ses cheveux en queue de cheval et de changer le tee-shirt blanc qu'il lui avait passé pour un autre noir et un pantalon en synthé-cuir de même couleur. Le visage dénué de toute expression, elle n'était pas armée et ne regardait que lui, comme s'il était seul dans la pièce.

Dallas cessa immédiatement de s'en prendre au Targon et marcha sur elle, dans une attitude menaçante. Jaxon vint s'interposer entre eux.

— Ne me le demande pas, prévint-elle tranquillement. Je ne pars pas avec toi.

Lisait-elle dans ses pensées, maintenant ? Jaxon sentit une de ses paupières tressaillir. Elle n'avait plus rien d'une femme heureuse et comblée. Elle était redevenue Marie, tueuse à gages, beauté mortelle sculptée dans la pierre.

— Laisse-moi une chance de t'aider ! supplia-t-il. Mishka secoua négativement la tête.

— Pour avoir une occasion de plus d'être déçue ? Non merci.

— Peut-être que je ne te décevrai pas. Lentement, elle s'approcha de lui, d'un pas fluide et gracieux digne de la machine qu'elle s'imaginait être. Lorsqu'elle s'arrêta, elle n'était plus qu'à un souffle de lui. Et lorsque ce souffle eut été franchi, Jaxon sentit la pointe de ses seins lui caresser le torse. Derrière lui, Dallas tenta de l'écarter d'elle. D'un geste brusque, il se libéra, prit Mishka par le bras et l'entraîna dans un coin.

— Nous savions tous les deux que ça ne pourrait durer, dit-elle d'un ton détaché.

Comment pouvait-elle paraître à ce point insensible ? Jaxon entendit le sang bourdonner à ses tympans.

— J'ignorais jusqu'à cette minute que tu étais une froussarde, répliqua-t-il sèchement.

Une flamme de colère traversa le regard de Mishka, qui rétorqua posément :

— Dis-toi que je suis une froussarde si cela peut t'aider à te sentir mieux. Mais si tu veux savoir la vérité, je ne te suivrai pas parce que tu ne m'es plus d'aucune utilité. J'en ai terminé avec toi.

Jaxon n'en croyait pas un mot, mais ses paroles lui firent mal. Il en avait vu d'autres, cependant et, pour une raison qui lui échappait, cette bataille lui semblait vitale contrairement à toutes celles qu'il avait livrées.

— Tu tiens à moi plus que tu ne le voudrais, rétorqua-t-il. Mais tu as peur. Probablement t'imagines-tu aussi me protéger en refusant de me suivre.

Mishka se mit à rire, d'un rire cruel qui le poignarda. En périphérie de son champ de vision, il remarqua que Dallas et Devyn faisaient mouvement pour le rejoindre. Il tendit les bras derrière lui pour les en empêcher et s'écria :

— Non ! Foutez-nous la paix !

Mishka lui caressa la joue, laissa sa main descendre le long de sa cicatrice, puis de son cou.

— Adieu, Jaxon... dit-elle tristement.

Il n'eut pas le temps de lui répondre. Une pointe acérée venait de s'enfoncer dans sa jugulaire. Il écarquilla les yeux quand il comprit ce qui venait de se passer. Furieux et déçu, il repoussa violemment sa main.

— Un jour, tu me remercieras, assura-t-elle.

— Bon Dieu ! fulmina-t-il en chancelant déjà sur ses jambes. Tu as encore réussi à me droguer !

Jaxon eut l'impression qu'une nasse noire se refermait sur lui jusqu'à l'étouffer. Ses muscles, l'un après l'autre, se relâchaient tandis qu'une faiblesse de plus en plus implacable l'assaillait.

— Reste avec moi ! parvint-il à supplier.

À ses propres oreilles, ce n'était rien de plus qu'un murmure.

— Ne... t'en va... pas.

— Sortez-le d'ici ! ordonna Mishka d'une voix glaciale.

Jaxon n'entendit rien de plus, car le gouffre noir de l'inconscience venait de l'engloutir.