15

 

 

Une semaine plus tard

 

Trois autres femmes contaminées avaient rejoint le secteur 12 du quartier général de l'A.I.R., où elles étaient l'objet de tests et d'analyses, en dépit des mises en garde lancées par Jaxon. Apparemment, on n'avait pas renoncé à trouver un remède aux dégâts causés par le virus.

Cela l'inquiétait, mais pas autant qu'il l'aurait fallu.

Un ponte des sphères gouvernementales - le sénateur Kevin Estap - avait dépêché dans les locaux de l'A.I.R. une batterie de scientifiques et de médecins proclamant qu'ils désiraient travailler avec l'agence et non contre elle. Jaxon soupçonnait ce type d'être le patron de Mishka - sans cela, comment aurait-il pu en savoir autant sur le sujet ? -, mais ceux qu'il avait interrogés avaient nié la connaître.

Une fois encore, cela l'inquiétait, mais pas autant qu'il l'aurait fallu.

Jaxon avait parlé à deux des nouvelles victimes, sans rien apprendre de nouveau. Après Delenseana et Raka, la Terre serait-elle la troisième planète dont la population serait décimée par le virus des Schôn ? Les tests en cours sur ces femmes suffiraient-ils à provoquer une réaction en chaîne que rien ne pourrait stopper, comme il le redoutait ?

Les réponses à ces questions lui faisaient peur, mais cela ne suffisait pas à l'inquiéter autant qu'il l'aurait fallu.

En tant qu'agent de l'A.I.R., il avait vu des choses atroces : enfants sacrifiés, femmes battues, hommes violés, corps vidés de leur sang, organes volés vendus au marché noir. Il était familier de la mort sous toutes ses formes.

Les responsables de ces horreurs, il avait fait de son mieux pour les éliminer, au point d'en oublier parfois de dormir et de manger, et en tuant chaque fois que c'était nécessaire. Comme Mishka le lui avait dit, les armes d'un homme pouvaient devenir ses meilleures amies, et ses meilleures amies à lui contribuaient à faire du monde un endroit moins malsain où vivre.

Mais comment agir pour combattre un monstre insidieux qui frappait en silence et sans prévenir ? Comment venir à bout d'un virus inconnu ? Les spécialistes seraient peut-être capables, comme ils semblaient l'espérer, de trouver une solution, mais au prix de combien de morts ? Un nombre incalculable, sans aucun doute, mais de cela non plus il ne parvenait pas à s'inquiéter autant qu'il l'aurait fallu.

Assis à son bureau, le menton entre les mains, Jaxon soupira longuement. À son retour à la vie normale, il avait été débriefé, examiné, soigné, envoyé chez un psy et déclaré bon pour le service. Ce qui ne l'avait pas avancé à grand-chose. Nolan ne l'avait pas contacté et la chasse au Schôn dans laquelle il s'était lancé avec Dallas et les autres n'avait rien donné.

Mishka n'avait pas elle non plus cherché à entrer en contact avec lui et elle avait réussi à enlever de son portable le traqueur qu'il y avait installé. C'était cela qui l'inquiétait : le fait que Mishka se soit évaporée dans la nature.

Il avait remué ciel et terre, fait jouer tous ses contacts officiels - en vain. Des questions sans réponse le hantaient. Que faisait-elle ? Avec qui était-elle ? Et pour quoi faire ? Elle allait certainement devoir combattre les Schôn tant que ces porteurs de virus étaient en liberté et il focalisait donc ses recherches sur les aliens. Toujours obsédé par Mishka. Sa concentration dans son travail s'en ressentait. Il ne rêvait que d'elle, désespérait de la tenir dans ses bras, de pouvoir encore la faire crier de plaisir. Il avait tant besoin de la savoir en sécurité, et non assujettie au bon vouloir de quelque tortionnaire sadique qui la récompensait ou la châtiait à son gré.

Il l'avait dans la peau, tout simplement. D'instinct, il sentait qu'elle était sienne. Peut-être s'illusionnait-il, mais il avait l'impression de n'être plus bon à rien sans elle. Certes, elle l'avait drogué pour mieux se débarrasser de lui, mais il ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle ne l'avait fait que pour le protéger et se mettre elle-même à l'abri. Peut-être, à sa place, aurait-il agi ainsi. Ce qui ne voulait pas dire qu'il ne le lui ferait pas payer une fois qu'il l'aurait retrouvée...

— C'est à ça que Jack te paie ? À rêvasser ?

Tiré brutalement de ses tortueuses songeries, Jaxon redressa la tête. Aussi mignonne qu'à l'accoutumée, Mia Snow se tenait dans l'encadrement de sa porte. Ses cheveux d'un noir de jais étaient rassemblés en queue de cheval et son corps de ballerine paraissait aussi menu que fragile. Il ne fallait pas se fier aux apparences : Mia était capable de briser la nuque d'un homme d'une simple torsion de poignet. Comme Mishka...

— Je suis si vilaine que ça à regarder ? s'insurgea Mia.

Comprenant qu'il faisait la grimace, Jaxon lui adressa un sourire d'excuse et marmonna :

— Désolé. Je pensais à autre chose.

L'éclat qui faisait briller les féroces yeux bleus de son amie se fit plus tranchant encore.

— Tu pensais à elle, rectifia-t-elle.

Inutile de demander de qui elle voulait parler.

— Oui, et alors ?

Mia croisa les bras et répondit :

— Tu me déçois, Jaxon. Tu te laisses dominer par tes sens. Pour rester polie.

— Et c'est un problème ? répliqua-t-il, un sourcil levé.

Un instant désarçonnée, Mia rétorqua :

— Quand tu tiens à ta peau, oui, cela peut poser un léger problème. Elle est capable de te tuer sans sourciller, et probablement en riant de son exploit.

— Elle n'est pas si mauvaise.

— Seul celui qui ne sait pas de quoi elle est capable peut prétendre cela.

Mia passa sa langue sur ses dents avant de préciser :

— Je l'ai vue faire des choses qui te feraient frémir.

— Laisse tomber ! D'accord ?

Jaxon n'était pas prêt à trahir les secrets de Mishka en révélant pourquoi elle se conduisait comme elle le faisait.

— Tu as du nouveau sur les demi-sang ? demanda-t-il, préférant changer de sujet.

Mia était déterminée à retrouver la trace de ceux qui, comme elle, étaient pour moitié humains et pour moitié Arcadiens, afin de leur venir en aide si nécessaire. Elle avait passé une grande partie de son existence à se sentir différente et déconnectée de tout et de tous, effrayée qu'elle était par sa différence. L'idée que d'autres puissent en souffrir comme elle lui était intolérable.

— J'ai quelques pistes, répondit-elle en haussant les épaules.

— Et ton frère ?

Dare, le frère cent pour cent humain et tant aimé de Mia, était passé pour mort pendant des années, assassiné par des aliens. Il s'était finalement avéré qu'une autre espèce d'extraterrestres l'avait sauvé. Il avait alors été récupéré et utilisé par la mère arcadienne de Mia contre sa fille.

— Rien de neuf, maugréa-t-elle. Il est vivant, il se cache et il me déteste.

Avec un nouveau haussement d'épaules, elle masqua la souffrance qui avait fugitivement transparu sur son visage.

— J'ai réussi deux fois à retrouver sa trace, expliqua-t-elle. Et par deux fois, il a réussi à s'enfuir sans me laisser lui dire un mot.

Elle marqua une courte pause avant d'en revenir au sujet qui l'intéressait.

— Tu ne dois attendre rien de bon de Le'Ace, tu sais ?

— Je suis attendu au secteur 12, annonça-t-il, préférant ignorer cette remarque. Jack m'autorise à interroger directement dans sa cellule la dernière femme arrivée. J'ai dû promettre de ne pas la tuer.

Jaxon avait conscience de se laisser aller au bavardage, mais il était prêt à tout pour distraire Mia de son idée fixe.

— Tu ne m'as pas répondu, dit-elle sans se laisser avoir.

Après une courte pause, il lâcha sèchement :

— Laisse tomber. S'il te plaît.

— Je devrais donc supporter que tu me tires les vers du nez sans pouvoir te rendre la pareille ?

— Exactement.

Pour se donner une contenance, Jaxon redressa les piles de dossier sur son bureau et ajouta :

— S'il y a quoi que ce soit de nouveau à apprendre sur les Schôn, je l'apprendrai.

Plutôt que de s'en tenir là, Mia vint tranquillement s'asseoir dans le siège disposé face au bureau de Jaxon.

— D'abord, je dois te raconter une petite histoire, annonça-t-elle.

En soupirant, il se prit le nez dans la main et demanda :

— Ça ne peut pas attendre ?

— Non. À présent ferme-la et écoute.

Mia étendit les jambes, se laissa glisser sur la chaise et posa la nuque sur le dossier, les yeux fixés au plafond.

— Il était une fois... commença-t-elle.

Jaxon poussa un gémissement sourd, dont elle ne tint pas compte.

— ... deux adolescentes qui toutes les deux avaient eu maille à partir avec leur père. L'une avait passé beaucoup de temps au fond d'un placard, seule et terrorisée, avant de finalement s'enfuir de chez elle à l'âge de seize ans. L'autre avait été soustraite à sa famille, violée par l'auteur de ses jours.

Alors, seulement, Jaxon réalisa que c'était d'elle qu'elle parlait. Il connaissait le passé de Mia et savait qu'elle avait enduré des années durant les mauvais traitements de son père avant de se sauver pour y échapper.

— Ces deux-là ne se seraient jamais rencontrées si on ne les avait pas fait rejoindre le même camp de formation un peu spécial. Compagnes de chambrée, elles s'aidèrent mutuellement pour les études et l'entraînement. Bientôt, on leur apprit qu'elles pourraient devenir agents de l'A.I.R.

Au regard en biais que Mia lui lança, Jaxon répondit en hochant la tête pour lui faire savoir qu'il l'écoutait.

— Pendant plusieurs mois, le monde devint enfin un endroit un peu plus fréquentable pour elles. Elles avaient un but, des amis, elles étaient en sécurité. Du moins le pensaient-elles. Un jour, l'une des deux suivit un entraînement intensif qui révéla chez elle des qualités qui la promettaient au plus bel avenir au sein de l'agence.

Mia, songea Jaxon.

— Puis elle rencontra un charmant jeune alien dont elle s'éprit, comme n'importe quelle fille un peu romantique de son âge l'aurait fait. En secret, ils s'arrangèrent pour rester en contact.

Jaxon sentit son estomac se serrer.

-— Ce qu'elle ignorait, c'est que le bel X-tro l'utilisait à ses propres fins et lui soutirait sans qu'elle s'en doute des informations sur le camp d'entraînement et sur l'A.I.R. Lorsque la vérité finit par apparaître, l'instructrice de la jeune fille fut chargée d'administrer le châtiment. Tout le monde au camp s'imaginait que la coupable s'en tirerait avec quelques coups de fouet, voire un effacement de la mémoire et un renvoi pur et simple. Sauf qu'un soir... l'instructrice débarqua à l'improviste dans la chambre de la jeune fille, brandit un pyroflingue et tira sur elle.

Ce n'était pas Mia, dans ce cas.

Mia se redressa et fixa sur Jaxon un regard glacial avant d'ajouter :

— Élise est morte dans mes bras.

Jaxon savait que tenir un ami mourant dans ses bras, sans pouvoir rien faire pour le sauver, était une torture.

— Je suis désolé pour toi, Mia, vraiment... dit-il en soutenant son regard. Mais je ne vois pas ce que tout cela a à voir avec Mishka.

— Ah non ? répondit-elle, un ton plus haut. C'est elle qui a tué Élise. Elle qui tenait le flingue. Elle a tiré sans manifester la moindre émotion, alors que je la suppliais de ne pas le faire. Ensuite, elle a tourné les talons et elle est sortie, comme si de rien n'était.

— Elle devait être une enfant, comme vous... objecta Jaxon, sourcils froncés.

— Non. C'était une adulte.

— Impossible. Mishka ne peut avoir plus de trente ans.

— Elle est plus vieille que tu ne l'imagines, insista Mia. Beaucoup plus vieille. Atterris, Jaxon ! C'est une putain de machine, elle ne vieillit pas comme nous.

— Non !

C'était un peu court, mais il ne savait que dire d'autre.

Mia haussa les épaules, comme si elle se fichait qu'il la croie ou non, mais son geste manquait de naturel.

— Tout ce que je te demande, reprit-elle, c'est de réfléchir à ce que je viens de te confier.

Jaxon ne voyait pas comment il aurait pu en être autrement. Si réellement Mishka avait exécuté l'amie de Mia, que devait-il en penser ? Elle n'avait sûrement pas agi de son propre chef. Cela, il le savait sans l'ombre d'un doute. Elle avait dû obéir à cet ordre la rage au ventre sous son masque d'impassibilité, comme elle le faisait toujours. Peut-être même avait-elle versé ensuite toutes les larmes de son corps, et peut-être le spectacle de cette fille mourante hantait-il ses rêves depuis. La femme fragile qu'il avait tenue dans ses bras la semaine précédente et qui s'émerveillait à chacune de ses caresses ne pouvait trouver aucun plaisir au meurtre gratuit et de sang-froid.

— Tu ferais mieux d'aller interroger ta cliente avant que Jack fasse une attaque, reprit Mia. Personne n'arrive à tirer un mot à ces femmes à part toi. Au fait... devine qui va te surveiller derrière le miroir ?

— Toi, répondit-il en grimaçant. Pour t'assurer que je ne fasse pas de bêtise ?

— Eh oui.

— Comme au bon vieux temps.

Sauf qu'à l'époque, c'était lui qui devait s'assurer que Mia file droit.

— Tu ne devais pas retourner au camp d'entraînement ?

— J'ai obtenu une rallonge. Figure-toi que ton cas m'intéresse. Considère-moi comme ta nouvelle ombre.

De mieux en mieux...

— Dans ce cas allons-y ! conclut-il en se levant. Côte à côte, ils quittèrent le bureau de Jaxon pour se frayer un chemin dans les locaux bruissant d'activité de l'A.I.R. En chemin, ils croisèrent Dallas, que Jaxon salua d'un simple hochement de tête. Depuis ce qui s'était passé dans la planque de Mishka, ils n'étaient pas dans les meilleurs termes tous les deux.

Son collègue avait refusé de lui raconter ce qui s'était passé après qu'il fut tombé dans les pommes. Et puisque le fantasque alien n'avait pas daigné se montrer depuis, Jaxon n'avait pu le demander à Devyn.

Jaxon soupçonnait Dallas et l'équipe qu'il avait mise sur pied - Mia, Kyrin, Eden Black, Lucius Adaire et Devyn - de mijoter quelque chose à propos de Mishka, des Schôn, voire des deux. Aucun d'eux ne lui faisait suffisamment confiance pour le mettre dans la confidence. Ils faisaient bien. S'ils s'avisaient de s'en prendre à elle, il se sentait parfaitement capable de tirer le premier.

— Toi et Dallas, vous devriez vous faire un gros baiser sur la bouche pour vous réconcilier, suggéra Mia. Avec la langue. Sérieux : c'est le moins que vous puissiez faire.

— Quand il me dira ce que je veux savoir, je lui en planterai un gros bien mouillé sur les fesses.

Mia leva les yeux au plafond.

— Menteur ! lança-t-elle. Ce n'est pas gentil de me bercer de faux espoirs. Je ne te savais pas aussi méchant.

— Il faut un début à tout, maugréa-t-il.

Ils prirent l'ascenseur pour quitter le niveau principal. Dans un parfait silence, le système de sécurité profita de l'ascension pour vérifier qu'ils avaient bien accès là où ils prétendaient aller. Pour ce faire, il enregistra leurs données corporelles et biologiques. Une minute s'écoula. La cabine s'immobilisa dans un tressaillement. Un léger ding annonça l'ouverture de la double porte. Ils débouchèrent dans l'antichambre du quartier pénitentiaire, sorte de sas de confinement au cas où un prisonnier parviendrait à s'enfuir. Deux gardes les regardèrent se plier à la vérification de leurs empreintes manuelles et rétiniennes. Pour Jaxon qui s'y soumettait plusieurs fois par jour, ces procédures étaient routinières.

— Vos armes sur la table, agent Tremain ! lui ordonna l'un des deux hommes.

Jaxon s'exécuta sans broncher. Un son retentissant déclencha l'ouverture d'une nouvelle porte - blindée celle-ci -, qui leur permit d'accéder à un vaste corridor. Il y faisait froid à donner la chair de poule et à créer des panaches de buée à chaque expiration.

— Sans doute tentent-ils, avec ce froid de canard, d'éviter la propagation du virus, commenta Mia.

Jaxon songea que vu ce qu'ils savaient du virus en question, de telles mesures étaient superficielles. Une combinaison de laboratoire, un masque et des gants l'attendaient à côté de la porte de la cellule où il devait pénétrer. Il les enfila pendant que Mia entrait dans la pièce d'à côté, d'où elle pourrait derrière un miroir sans tain assister à l'entretien.

Mentalement, Jaxon passa en revue le dossier de celle qu'il s'apprêtait à interroger. Patty Elizabeth Howl, vingt-trois ans, en couple depuis un an, étudiante pour devenir radiologue (spécialisation : aliens). Généralement vive et enjouée. Placée sous antidépresseurs cinq mois plus tôt. Motifs de la dépression : inconnus. Petite, mignonne et un peu ronde, elle n'avait jusqu'alors, à la connaissance de l'intéressé, jamais trompé son petit ami.

Du coin de l'œil, Jaxon vit un homme sortir d'une des cellules voisines. Sans l'avoir jamais rencontré, il devinait qu'il devait s'agir d'un des scientifiques envoyés par Estap. Ce secteur du quartier pénitentiaire était exclusivement réservé aux femmes contaminées. L'homme, vêtu du même accoutrement que lui, portait avec un luxe de précautions un râtelier dans lequel s'alignaient des tubes de sang.

Jaxon sentit la colère se mêler en lui à l'appréhension. Pour plus de sécurité, les prélèvements auraient dû être effectués en laboratoire, mais il n'existait pas d'endroit plus sécurisé contre les aliens que le centre de détention de l'A.I.R. Et si ces femmes servaient d'appâts, c'était ici qu'un Schôn venu les délivrer avait le plus de chances d'être capturé. Avant d'entrer dans la cellule de Patty, Jaxon attendit que le médecin se soit éloigné. Lorsque la porte se fut refermée automatiquement derrière lui, il prit le temps d'étudier la scène qui l'attendait.

Le sang qui maculait les murs et le sol carrelés de blanc le fit se renfrogner. L'occupante des lieux devait avoir une certaine tendance à l'automutilation. Sous ses yeux, des asperseurs intégrés aux parois répandirent leurs enzymes chargés de nettoyer les dégâts et de stériliser les lieux. Une cuvette de toilettes et un lit scellé dans le mur constituaient le seul ameublement. Assise sur le lit, les bras croisés contre son ventre, Patty se balançait d'avant en arrière.

De ses vêtements déchirés, il ne restait que des loques sanglantes. Ses cheveux noirs et emmêlés laissaient voir des plaques de chair à vif là où elle avait arraché la peau. Son épiderme, d'un gris maladif, donnait l'impression qu'elle était en train de mourir de l'intérieur.

— Hello, Patty ! lança Jaxon.

Sans jouer excessivement l'entrain, il s'était efforcé de paraître le plus aimable possible. Depuis son retour au boulot, il lui était de plus en plus difficile de feindre cette décontraction dans laquelle il excellait habituellement. Il ignorait pourquoi, ou plus exactement il refusait de l'admettre. C'était sa véritable personnalité qui avait séduit Mishka, et il voulait rester celui qu'elle aimait. Concentre-toi sur ton boulot, connard ! S'il faisait foirer l'entretien, aucune autre chance ne lui serait accordée.

Patty n'avait réagi d'aucune manière à sa présence, mais il préféra rester près de la porte. Toutes les autres femmes avaient, à un moment donné, foncé sur lui pour l'attaquer. Seule la vitre qui les séparait les avait retenues.

— Je suis venu voir comment ça va, reprit-il.

Les yeux de la jeune femme demeuraient fixés sur le sol.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour toi. Tu n'as besoin de rien ?

Silence.

— J'ai parlé à Joe, annonça-t-il, jouant la franchise. L'entretien avec le petit ami de Patty s'était déroulé plus tôt dans la matinée. Celui-ci ne lui avait rien appris de nouveau, mais il avait fourni à Jaxon le lien dont il avait besoin pour franchir le gouffre qui le séparait de Patty.

— Tu lui manques beaucoup.

Il la vit déglutir longuement. Enfin, une réaction !

À présent, il avait une piste et savait que faire.

— Je le comprends. Si ma petite amie chopait un virus potentiellement mortel, moi aussi j'aurais envie de mourir. Elle est tout pour moi.

Jaxon aurait aimé se convaincre qu'il s'agissait d'un mensonge, mais il ne put faire abstraction du visage de Mishka devant ses yeux. Non, pas maintenant !

— Joe sait que tu n'étais pas toi-même quand tu l'as attaqué. Il sait que tu ne voulais pas vraiment lui faire mal.

Aucune réaction.

— Au moins, dis-moi comment tu vas, pour que je puisse lui donner des nouvelles. Il se fait un sang d'encre. Il ne dort plus, ne mange plus. J'ai peur qu'il ne finisse par tomber malade. Allez, dis-moi... Comment vas-tu ?

— A ton avis ? répondit-elle d'une voix pâteuse, à peine compréhensible. J'ai l'air d'aller comment ? Chez moi ! Chez moi ! Je veux rentrer chez moi !

— Et je peux t'y aider, assura Jaxon en s'efforçant de cacher le soulagement qu'il ressentait de l'entendre enfin s'exprimer. Je veux que tu puisses retrouver Joe. Mais d'abord, je vais te poser quelques questions. OK ?

Elle se figea, comme si elle avait cessé de respirer. Puis elle redressa très lentement la tête, jusqu'à croiser son regard et ne plus le lâcher. Ses yeux sombres aux prunelles dilatées semblaient hantés par une présence immémoriale, sans rapport avec son âge réel.

— Les mêmes questions que tu as posées à mes amies ?

Sa voix possédait à présent deux registres : l'un aigu, l'autre grave. Comme celle de Nolan, elle était dédoublée.

Jaxon eut du mal à cacher sa surprise. À sa connaissance les femmes contaminées ne se connaissaient pas entre elles. Elles n'étaient ni voisines, ni collègues de travail, ni amies, et depuis qu'elles étaient devenues les « hôtes » de l'A.I.R., on ne les avait sûrement pas laissées se rencontrer.

— Quelles amies ? demanda-t-il.

— Celles qui sont ici, avec moi.

— Comment sais-tu que je leur ai parlé ?

Un sourire effrayant enlaidit soudain le visage de Patty. Un flot de salive donnait un éclat inquiétant aux dents trop aiguës qu'elle exhibait.

— Elles me l'ont dit, répondit-elle.

— Comment s'y sont-elles prises ?

Aucune des femmes n'était autorisée à quitter sa cellule. Les murs étaient insonorisés.

Une lumière parut soudain s'éteindre dans les yeux de Patty, les laissant étrangement vides.

— Qui êtes-vous ? s'enquit-elle, reportant son attention sur le sol.

De nouveau, la voix était pâteuse et inaudible. Plus aucune trace de dédoublement. De plus en plus perplexe, il se renfrogna et répondit :

— Je m'appelle Jaxon. Je suis venu t'aider.

— Suis-je en train de mourir ?

Elle n'attendit pas sa réponse et ajouta :

— Il est désolé. Il ne voulait pas faire ça. Qui ? Le Schôn qui l'avait contaminée ?

— Faire quoi ? insista-t-il.

— Me faire du mal.

— Je veux bien le croire, mais... qui est-il ?

— Ça, je ne te le dirai pas... chantonna-t-elle, comme pour le narguer.

Protégeait-elle le responsable de ses malheurs ? Il fallait le croire. Aucune des autres n'avait pris cette peine. Et qu'elle puisse le faire, elle qui avait accepté de lui parler uniquement parce qu'il avait évoqué son petit ami, lui semblait vraiment étrange.

— Si tu me dis qui il est, insista-t-il, je pourrai peut-être faire en sorte de le retrouver et te l'amener, si tu veux.

La buée commençait à troubler sa vision et à le gêner. Il se sentait nauséeux et oppressé.

— Il m'a fait un enfant, poursuivit-elle comme si elle ne l'avait pas écouté. C'est un garçon.

Un examen médical à son arrivée avait confirmé qu'elle était enceinte - comme toutes les autres -, mais le sexe du fœtus n'avait pas été recherché.

— C'est merveilleux, mais... comment le sais-tu ?

— Il me l'a dit.

— Qui ça, « il » ?

— Il parle dans ma tête. Il parle aux autres aussi.

Voulait-elle parler du Schôn, ou du bébé ?

— Qu'est-ce qu'il te dit d'autre ?

— J'ai faim ! lança-t-elle, ignorant une fois de plus la question qu'il  venait de lui poser.  Je veux manger !

Peut-être ne l'avait-elle pas entendu. Elle semblait perdue. De violents tremblements secouaient ses membres.

— Réponds à mes questions et je t'apporterai ce que tu désires, je te le promets. Joe m'a dit que tu aimes les cookies aux pépites de chocolat ? J'en ai justement une boîte dans mon bureau.

— Pas de cookies.

Elle se pourlécha et fit claquer ses lèvres de manière obscène, avant de monter de nouveau très lentement son regard jusqu'à croiser le sien. En la voyant se figer, tel un prédateur repérant sa proie, Jaxon comprit qu'elle s'apprêtait à passer à l'attaque.

Avec un soupir dépité, il tourna les talons. La porte s'ouvrit automatiquement devant lui. Dans le corridor, il se retourna en entendant Patty s'élancer. Toutes griffes dehors, avec un rictus carnassier, la bave aux lèvres, elle voulut se jeter sur lui. La porte se referma entre eux.

Jaxon regrettait au fond de lui de n'avoir pu introduire une arme dans cette cellule. Il soupçonnait les médecins de vouloir laisser les trois femmes mener leur grossesse à terme. À n'en pas douter, les malheureux bébés contaminés deviendraient des bêtes de laboratoire, soumis à toutes les expériences imaginables. Y penser suffisait à le rendre malade. Le bien de l'humanité et les nécessités supérieures de la science avaient bon dos...

— Jaxon ! lança Mia en jaillissant à côté de lui.

Il ne l'avait pas entendue approcher. Sans cesser de fixer la porte, il répondit :

— Oui ?

— On m'informe que la fréquence vocale de Nolan vient d'être repérée.