Les extraterrestres le passaient à tabac parce qu'il refusait de répondre à leurs questions. Même lorsque, sous la torture, il hurlait intérieurement, il n'avait pas flanché. Le souvenir de ses effroyables cris lui arracha un haussement d'épaules. Peut-être tous ceux qu'il avait tués au fil des années avaient-ils choisi cet instant pour se manifester à lui, unissant leurs âmes torturées à la sienne.

A présent, il tenait ces hurlements reclus dans un coin de son cerveau, évincés par cette foutue horloge. Le prix à payer, sans doute. La douleur, elle, n'avait fait -hélas ! - qu'empirer.

Percutées à coups de poings, ses dents, qui faisaient sa fierté, commençaient à se déchausser. Sa langue avait doublé de volume, si bien qu'il ne pouvait même pas s'assurer que toutes ses quenottes étaient bien à leur place. Il avait le nez cassé, ce qui ne l'empêchait pas de respirer l'odeur nauséeuse de pisse mêlée à celle plus métallique du sang et de la sueur - ses propres épanchements, comme ceux de tous les kidnappés avant lui.

Tuméfiés, ses yeux n'étaient plus que deux minces fentes. Pour ce qu'il y a à voir... Les ténèbres fangeuses dans lesquelles il croupissait n'étaient pas de celles où l'on trouve, paraît-il, un bienheureux oubli. Elles révélaient avec peine quatre parois de grilles en fer, un sol en plastique, pour mieux nettoyer le sang, et des longueurs de chaîne à l'ancienne qui lui cisaillaient en permanence poignets et chevilles.

Le fer tinta quand il se redressa, à la recherche d'une position moins douloureuse contre les barreaux. Grossière erreur, Tremain ! Il grimaça, le souffle coupé, sous la morsure d'un mal atroce. Il avait plusieurs côtes brisées, qui faisaient de chaque mouvement une gageure et de chaque respiration une torture.

Concentre-toi sur autre chose ! s'intima-t-il. Quelque chose de plus réjouissant. De plus réjouissant ? Eh bien... Un os saillait de manière obscène de son bras gauche et sa cheville droite formait un angle tellement improbable avec sa jambe que c'était par pur miracle que son pied tenait encore. Plus réjouissant, non ?

Tu as survécu à pire que cela, se répéta-t-il. Tu es sorti avec Cathy Savan-Holt...

Un bruit de bâton martela les barreaux de sa cage et sortit Jaxon de ses pensées.

Il se raidit, réalisant qu'il n'était plus seul. Il voyait flou, mais réussit à repérer l'intrus du fond de sa cellule. Il se sentit aussitôt envahi par la haine - cet inutile sentiment de victime -, mais aussi par la frustration de se retrouver désarmé et par... un soupçon de peur.

Les Délenséens étaient de retour.

Pas vraiment la race de fêtards que nous avions cru voir en eux... Jaxon se demanda s'il devait s'attendre à un autre interrogatoire ou s'il allait encore servir de pinata humaine. Peut-être les deux à la fois... Il avait remarqué que ces salauds à six bras ne rechignaient pas à abaisser plusieurs cartes à la fois. De toute façon, dans un cas comme dans l'autre, il avait probablement atteint ses limites.

Adieu, sale habitude de respirer...

Les aliens devaient en avoir assez de son manque de coopération. Sans doute avaient-ils deviné que ses lèvres resteraient jointes, quoi qu'ils lui infligent.

J'aurai eu une belle vie... en quelque sorte. Ses grands-parents avaient participé à la reconstruction de la ville après la guerre et lui-même était actionnaire d'importantes compagnies de sécurité ; il avait donc trop d'argent pour savoir qu'en faire. Il avait voyagé à travers le monde. Ses amis étaient prêts à mourir pour lui ; certains l'avaient déjà fait. Pourtant, il était demeuré sans attaches et sans foyer.

Comme cet isolement lui paraissait ridicule, à présent.

Nouveaux bruits de bâton sur les barreaux.

— Peur ? demanda d'un ton sarcastique une voix teintée d'un fort accent.

Bruits métalliques de serrure que l'on ouvre. Dans la pénombre et gêné par les poches de ses yeux, Jaxon ne distinguait qu'une silhouette sombre.

— Tu rigoles ?

C'était à peine s'il avait pu prononcer ces mots. Il n'était même pas sûr que l'autre l'ait compris.

— Tu m'as manqué, chéri... poursuivit-il. J'ai compté chaque seconde, en espérant ton retour, pour que la fête recommence.

— T'as pas l'air en forme. Une voix de poivrot.

— Va te faire mettre.

— Ah... Ça, au moins, je comprends.

Une pause, puis un rire crispant, avant que le Délenséen ne reprenne, manifestement fier de lui :

— Tu avais un langage moins fleuri, quand je te suivais en douce ces derniers temps. Tu étais toujours si réservé, tellement poli... Jamais entendu de ta bouche le moindre mot déplacé.

Oui, Jaxon était connu pour sa patience et ses bonnes manières. Il s'était forcé de refléter cette image. Et maintenant, il lui arrivait même de s'imaginer qu'une telle attitude lui était naturelle, qu'il n'avait pas à se battre à chaque instant pour se l'imposer.

— Aucune explication ? s'étonna l'alien.

À quel sujet ? De quoi discutaient-ils, déjà... Ah oui : son soudain manque de politesse.

— Étonnant comme le fait de se faire arracher les ongles peut vous changer un homme ! marmonna-t-il.

Le Délenséen n'avait pas à savoir qu'il était réellement ainsi, qu'il laissait libre cours aux sarcasmes qu'en temps normal il réprimait, aux insultes qui ne passaient jamais le seuil de ses lèvres. Cela valait mieux pour tout le monde, et depuis toujours. Mais là, terré dans cette piaule, il n'avait plus rien à faire des conséquences de ses actes ou de ses paroles.

— Tu veux essayer ? suggéra Jaxon. Je peux te filer un coup de main, si tu veux.

Pas le moins du monde en colère ni même impressionné, l'extraterrestre fit claquer sa langue contre son palais. Il était bien trop assuré de son pouvoir sur lui.

— Comme tu es brave ! railla-t-il. Ou inconscient...

— Tu aurais dû enlever Dallas, alors. C'est lui le futé.

En temps habituel, jamais il ne se serait risqué à proférer le nom d'un autre agent. Mais cela faisait des semaines que ce groupe de Délenséens espionnait l'A.I.R. En douce, comme l'autre n'avait pas manqué de le souligner. Ils en savaient davantage que Jaxon lui-même : du planning des opérations à la configuration du siège, en passant par les adresses de tous les agents et leurs hobbies.

Ils lui avaient balancé toutes ces informations à la figure pour le narguer. Et ils en avaient ri comme si c'était la meilleure blague au monde. Il avait l'impression de les entendre encore : Cinq heures, Dallas arrive. Il boit un café, parle à Kitty. Ghost se pointe ensuite, huit minutes en retard. Il a une nouvelle petite amie et a du mal à la quitter le matin.

Ils avaient été capables d'enlever Jaxon chez lui rapidement, efficacement. Facilement. Il lui suffisait d'y penser pour se sentir embarrassé. Quel genre d'agent était-il pour se laisser enlever à son domicile ? Réponse : un mauvais agent. Ça, c'était une bonne blague...

Mais comment aurait-il pu ne pas se laisser surprendre ? Contre toute attente, les aliens à peau bleue avaient réussi à maîtriser le transfert moléculaire ? Une technique que les humains s'efforçaient d'acquérir depuis des années. Peut-être s'agissait-il d'un don inné chez eux, davantage que d'une prouesse technologique ?

N'empêche... Il était humiliant d'avoir été kidnappé de la sorte par les membres d'une race a priori moins évoluée que la sienne. Il regardait un match dans son salon en buvant de la bière quand il s'était retrouvé cerné par trois Délenséens au sourire aussi triomphant que celui d'un puceau à sa première pipe. L'instant d'après, il avait atterri dans cette cellule.

— Tu dors ? s'étonna l'alien, brisant le silence.

— Ouais. Tu devrais peut-être y aller. Me laisser me reposer.

— Et peut-être que Dallas sera le prochain sur ma liste.

Le salaud ! Comme il paraissait fier de lui, de nouveau.

— Je suis sûr qu'il appréciera le confort. Vous avez un tel sens de l'hospitalité, vous autres Délis... Peut-être que pour te remercier, je pourrais t'inviter un de ces quatre, moi aussi. Pour te montrer mes jouets... Le Délenséen paraissait amusé de l'attitude de Jaxon.

— Appelle-moi Thomas, dit-il. On ne va pas tarder à devenir un peu plus... intimes, tous les deux.

Jaxon n'eut pas à réfléchir pour interpréter ce petit mot doux. Le viol était le dernier outrage qu'il n'avait pas eu à subir. Ne lui fais pas le plaisir de réagir ! Souviens-toi : tu as couché avec Cathy. Rien de pire ne peut t'arriver.

— Écoute-moi bien, Déli... dit-il en prenant soin d'articuler pour mieux se faire comprendre. Je m'en voudrais de heurter tes sentiments, mais tu n'es pas mon genre.

L'alien haussa les épaules et répliqua :

— Je le deviendrai sous peu, crois-moi.

Tentant de calmer la panique que lui inspirait la crainte d'être violé, Jaxon inspira lentement, retint son souffle - Dieu, que ça fait mal ! -, avant d'expirer avec une égale lenteur. Son esprit fut alors happé par une délicieuse fragrance ? Il inspira encore, les narines frémissantes, et cette fois il comprit.

Le Délenséen n'était pas venu seul.

Jaxon percevait une autre odeur - douce et florale, entêtante - que celle de l'haleine chargée au whisky de l'X-tro. Son pouls s'accéléra. Des picotements parcoururent sa peau et son estomac se serra. Son sexe lui-même frémit, réveillé pour la première fois depuis bien longtemps... avant même son emprisonnement.

La surprise le fit cligner des yeux. Faible comme il l'était, sa réaction épidermique aurait dû être impossible. Pourtant, son corps réagissait comme si l'air était chargé de phéromones. Ce qui signifiait...

Une femme.

Humaine ? Alien ? Quelle importance ? Ennemie, sans aucun doute.

Il avait toujours apprécié ces multiples senteurs dont les femmes aiment recouvrir leurs corps, mais cette odeur était plus... envoûtante que toutes celles qu'il avait respirées. Éminemment féminin, totalement séduisant, ce parfum agissait sur ses sens à la manière d'une drogue. Il aurait dû être illégal. Jaxon s'en serait délecté pendant des heures.

— Je t'ai apporté un cadeau, cette fois, reprit Thomas. Il ricana, comme s'il se remémorait l'une de ses blagues foireuses, et ajouta :

— J'espère que tu l'aimeras.

Une silhouette sombre contourna l'extraterrestre, sans s'approcher davantage de Jaxon. Dans un silence tendu, elle sembla l'examiner. Jaxon tenta de faire de même sous ses paupières bouffies : grande, un mètre soixante-dix, peut-être. Blonde, à en croire le halo plus lumineux au-dessus de sa tête.

— Ses yeux sont pratiquement fermés, dit-elle d'une voix grave et sensuelle.

Jaxon fut envahi par une vague de chaleur. Il était mal à l'aise de réagir ainsi. Fallait-il être un pauvre crétin pour baver d'envie devant son bourreau... Car il ne faisait pas l'ombre d'un doute que cette femme était là pour l'achever. Qu'aurait-elle pu lui vouloir d'autre ? Tic, tac. Tic, tac... Une de ses paupières tressaillit. Bon sang! Voilà que ce maudit compte à rebours recommence... Il n'y aurait donc que la mort, pour l'en débarrasser ?

— C'est un problème ? demanda Thomas à la nouvelle venue.

— Tu sais que j'aime voir leur regard quand je travaille.

En d'autres circonstances, il aurait pu s'amuser de ce ton hautain et capricieux. Elle lui faisait penser à une fillette qui découvre un chaton sous le sapin alors qu'elle a commandé un poney au Père Noël... Le chaton, qui ne répond pas à ses désirs, devient insupportable.

— Désolé, Marie... L'agent Tremain nous a provoqués. Du diable si les excuses de Thomas ne paraissaient pas sincères... Ce qui signifiait que la dénommée Marie devait lui faire peur. Intéressant...

Celle-ci poussa un soupir excédé et balaya ces propos d'un geste nerveux de la main.

— Nous verrons cela plus tard, lâcha-t-elle sèchement. Vous lui avez administré un sérum de vérité ?

— Naturellement. Il nous a dit s'appeler Minnie Mouse et habiter sur Nightmare Lane.

— Apprendre aux gens à combattre les effets de ces drogues devrait être interdit, marmonna-t-elle. Mes outils.

Tais-toi ! Tremain, ferme-la !

— Tu n'as pas besoin d'outils avec moi, chérie.

Il avait été incapable de se retenir. Sa réplique était destinée à prouver qu'il n'avait pas peur et, pour être certain qu'elle ait bien compris, il ajouta :

— Viens t'asseoir sur mes genoux, et je te dirai tout ce que tu as envie de savoir sur moi.

Jaxon s'attendait à la voir s'étrangler de rage, taper du pied, voire le gifler. Peut-être, au fond de lui, voulait-il hâter ce qu'elle avait en tête. Rien n'était pire que l'attente, pas même ces pinces électriques qu'ils lui avaient fixées sur les aréoles pour le torturer.

Marie se contenta d'une nouvelle expression boudeuse.

— Oui, je vois ce que tu veux dire, dit-elle à Thomas. Son attitude est quelque peu... irritante. Mais cela n'excuse pas votre comportement. C'est toi qui m'as fait venir. Et en tant qu'invitée, j'attends que mes désirs soient respectés.

— Bien sûr. On ne le frappera plus au visage.

— D'accord. Qu'a-t-il avoué jusqu'ici ?

— À part des mensonges, rien du tout... répondit l'alien, visiblement perplexe. Il ne nous a rien dit sur le virus.

— C'est parce qu'il ne sait rien, maugréa Jaxon.

Autre mensonge, bien sûr. Il en savait même plus sur le sujet que ce que son patron supposait. Et tandis que Thomas et Marie tenaient à mi-voix leur conciliabule, le souvenir de leur dernière rencontre affleura à son esprit.

— Il n'y a que toi pour t'occuper de ce boulot, avait asséné Jack Pagosa en lui tendant un dossier scellé. Sa face habituellement rougeaude paraissait livide et ses yeux ne cessaient de se poser sur la porte de son bureau, comme s'il s'attendait à chaque instant à y voir surgir quelqu'un, l'arme à la main. Ses doigts s'agitaient dans son épaisse chevelure poivre et sel.

— Pourquoi moi ? s'était enquis Jaxon en se laissant tomber dans un des fauteuils.

Aussitôt, il avait regretté sa curiosité. Il connaissait la réponse à cette question, et il n'aimait pas plus qu'un autre se voir rappeler qu'on le choisissait parce qu'il était la dernière option possible. Mia Snow, le bras droit de Jack, s'occupait de l'entraînement des nouvelles recrues de l'A.I.R., des gamines à peine formées. Quant au partenaire de Mia - Dallas -, il ne s'était pas encore remis d'une N.D.E.1 qui avait failli lui être fatale.

1. Near Death Experiment : Expérience de mort imminente. (N.d.T.)